Des conditions favorables à l'installation et au renforcement de l'habitus lectoral

S'il n'y a pas davantage de lecteurs dans E1 que dans E2 malgré une politique de lecturisation institutionnalisée, cela ne signifie pas qu'il n'existe pas de différences notables entre les deux échantillons.

On observe ainsi qu'il y a moins de non-lecteurs en E1, que la compétence technique des élèves y est plutôt moins mauvaise, que l'attention aux titres, auteurs, éditeurs ou collections y est plus aiguë, qu'ils acceptent moins l'imposition lectorale, que dans la distribution des lecteurs, on n'y repère aucun "classique" mais que cet échantillon détient l'exclusivité de posséder des "distanciés". On peut raisonnablement penser que ces différences ont pour une part leur origine dans la politique de lecturisation qu'ils ont connue au collège. Celle-ci n'a pas permis à chaque élève d'acquérir un habitus lectoral, mais elle a créé les conditions favorables de transformation et d'installation de cet habitus.

Les élèves qui, par leur culture familiale, ont appris, dès la petite enfance, qu'il existait des histoires qui intéressaient, que ces histoires, on pouvait les découvrir dans les livres, ont eu envie, dès qu'ils savaient lire de continuer par eux-mêmes. En arrivant au collège, s'ils ont eu à lire un un ouvrage qu'ils n'ont pas forcément apprécié, cela ne portait pas à conséquence, parce qu'ils n'en ont pas déduit que c'était la lecture qui était en cause mais le livre proposé. Ceux qui, par contre, n'avaient pas une certaine familiarité avec le monde de l'écrit, acquise au sein du milieu familial ou à l'école primaire, auraient pu penser que c'était la lecture qui présentait peu d'intérêt. Comme le montrent les propos des élèves de E1, une politique de lecturisation évite ce rejet de la lecture, qui peut être définitif, en proposant des écrits qui partent de l'intérêt des élèves, qui jouent sur leur identification aux personnages, qui fonctionnent à l'émotion, et celle-ci est ‘"dès la théorie aristotélicienne de la catharsis, une des dimensions essentielles de la relation de lecture (...). On craint, on plaint, on s'amuse, on souffre avec les êtres auxquels le texte donne vie, en nous" ’(Burgos et Leenhardt 1993, 90-91).

Un des mots-clé de la politique de lecturisation telle qu'elle a été vécue par les élèves de E1 est "intérêt". Pour qu'il y ait "intérêt", il faut que le livre soit librement choisi, et qu'il plaise immédiatement. C'est ce qu'expriment avec insistance les occurrences du mot "intérêt" et de ses dérivés, le verbe intéresser conjugué ou au participe passé, et l'adjectif intéressant. Les occurrences de ce mot et de ses dérivés sont nettement plus nombreuses dans E1 que dans E2.

Sur les treize élèves de E1 qui ont raconté leur pratique de lecture (le récit de Valérie est inaudible), soit un volume verbal de 25 146 mots, nous relevons 75 occurrences. Pour les 16 élèves de E2, sur 20 413 mots utilisés, il n'y en a que 29.

Tableau n°36 : Distribution des occurrences du mot intérêt et de ses dérivés selon le type de rapport à l'écrit
Echantillon 1 Echantillon 2
Lecteur 51/6 élèves 12/6 élèves
Non-lecteur 0/1 élève 6/5 élèves
Entre deux 24/7 élèves 11/5 élèves

Près de la moitié des occurrences du mot intérêt et de ses dérivés concernent les six élèves lecteurs de l'échantillon 1. Pour qu'il y ait lecture chez ces élèves, il faut qu'il y ait un intérêt. Ce mot, comme le souligne Bourdieu (1992), ne s'oppose pas seulement au mot gratuité mais aussi à celui d'indifférence, ici ne pas être motivé pour recourir à l'écrit. Ces six élèves ne lisent que parce qu'ils y trouvent un intérêt, que parce que cela a un sens, que les enjeux sont importants et dignes d'être poursuivis.

Prenons Vilay (E1), lecteur "distancié". Son comportement témoigne de la compétence à l'action rationnelle qu'offre un habitus lectoral fort. Un triple intérêt le pousse à lire, en dehors de ce qui est demandé explicitement par le professeur de français.

  • Un intérêt informatif : ce sont les lectures des magazines sur les ordinateurs PC ou le basket.

  • Un intérêt esthétique qu'il trouve dans la lecture des B.D., surtout les japonaises dont il apprécie particulièrement le graphisme.

  • Un intérêt subordonné à une espérance de rentabilité dans la matière où cet investissement pourrait être productif, le français :

"Il y a eu un moment où en français j'avais une obsession, c'était avoir pour les rédactions (...) un maximum de sujets de conversation, d'exemples, d'expressions à citer" (Vilay E1).

La politique de lecturisation par la réflexion sur l'écrit qu'elle institue à partir des centres d'intérêt des élèves peut contribuer à une prise de conscience du profit que l'on peut retirer de la lecture, à tout "l'intérêt" qu'on peut avoir à utiliser l'écrit. Sans doute cela n'a-t-il pas été suffisant car six élèves de l'échantillon 2 montrent qu'on peut être lecteur sans avoir vécu une politique de lecturisation institutionnalisée au collège, huit élèves de l'échantillon 1 attestent qu'on peut avoir vécu une politique de lecturisation au collège et n'être pas devenu lecteur.

Ce dernier constat laisse alors à penser que la politique de lecturisation, appréciée globalement, ne serait ni plus, ni moins efficace que les autres approches pédagogiques de l'écrit. Cela induit deux questions. Le nombre de lecteurs dans l'échantillon 1 est-il limité parce que la politique de lecturisation suivie offre un certain nombre de carences ? Ou le nombre de lecteurs est-il limité parce que toute politique de lecturisation porte en elle un objectif qu'elle ne peut atteindre ?