Les carences constatées dans la politique de lecturisation suivie

Il est certain, que même si, sur le plan du développement psycho-social, l'âge du collège apparaît comme déterminant dans le cheminement du lecteur, le passage à ce niveau d'enseignement s'étale sur une période trop courte - sept cents heures de cours en moyenne pour un élève qui accomplit le cycle en quatre ans - pour installer un habitus lectoral, surtout si cette approche de l'écrit contrarie l'habitus familial. Foucambert (1989) évalue à une dizaine d'années l'apprentissage du lecteur. La politique de lecturisation doit être mise en oeuvre de l'école au lycée si elle a pour objectif de modifier un prime habitus défavorable au monde de l'écrit. Comme le rappellent Establet et Felouzis (1992), les pratiques culturelles, fruit d'un long travail d'éducation dispensé en grande partie par l'école, sont d'autant plus cohérentes que ce travail a été long. Si on veut transformer l'habitus, le travail d'inculcation doit durer assez longtemps pour produire une formation durable et profonde. C'est ce qu'exprime Wacquant (dans Bourdieu 1992b, 21) : ‘"L'exposition répétée à des conditions sociales définies imprime au sein des individus un ensemble de dispositions durables et transposables qui sont l'intériorisation de la nécessité de leur environnement social, inscrivant à l'intérieur de l'organisme l'inertie structurée et les contraintes de la réalité externe’".

Poursuivre la politique de lecturisation au lycée n'aurait pas été inutile. Certains des élèves de E1 ont ressenti d'ailleurs une certaine régression à leur entrée en lycée. C'est ce qu'exprime Vilay (E1) :

‘ ‘"Quand je faisais des exercices d'entraînement, je pense que j'ai fait un peu de progrès pour lire plus efficacement parce qu'il y avait des textes et après il fallait répondre à des questions, il fallait plutôt qu'on soit efficace sur la compréhension, il fallait aussi qu'on soit rapide. Sur le coup même je pense que ça nous a aidés. mais au fur et à mesure on perd si on n'entretient pas. (...) J'ai l'impression de perdre un peu dans la rapidité... parce qu'on avait des leçons pendant la semaine. C'était deux fois par semaine je crois. Et toutes les semaines, c'était renouvelé... l'entraînement. Donc on était habitué à une cadence de lecture et on voyait bien, on avait un dossier et je progressais. mais là, je constate que je lis beaucoup moins vite qu'avant. Avant, j'avais moins de difficultés. Il fallait que nos yeux se portent sur un bout de phrase au lieu de quelques mots. Nous, à l'entraînement, on aimait lire par empans" (Vilay E1).’ ’

Vilay évoque donc un certain recul sur un plan technique mais ce n'est pas le seul. Virginie (E1) parle de ses dernières grandes vacances et quand on la questionne sur ses lectures elle regrette :

"Pas beaucoup, deux ou trois, quelque chose comme ça. Il y a une époque où j'en lisais huit à dix par grandes vacances"

Et quand on lui demande quelle est cette époque :

"Collège. (...) Toujours la même époque. On nous apprenait vraiment à lire".

Les regrets de Virginie concerne aussi le C.D.I. :

"Au collège, on avait un fichier avec titres et auteurs. On demandait à la bibliothécaire. Elle nous conseillait. Au lycée, ce n'est plus un lieu que je fréquente... au grand regret de ma mère" (Virginie E1).

Bruno (E1), dont nous avons déjà souligné le souvenir extatique qu'il garde du C.D.I. de son ancien collège, l'évoque avec nostalgie :

"Pour moi il n'y a presque rien ici (le C.D.I. de son lycée), que des revues. (...). Il y avait (dans celui du collège) des encyclopédies, enfin, il y avait tout, et c'était bien. Cétait rangé dans des petits tiroirs, avec les titres, sur tel thème, on trouvait tout, tout direct, telle page dans telle revue, c'était vraiment bien fait" (Bruno E1).

La rupture dans l'approche de l'écrit rencontrée par les élèves de E1, lors de leur entrée au lycée, ne peut-être que préjudiciable à ceux qui n'ont pas eu assez des quatre années de collège pour renforcer leur habitus lectoral. Un tant soit peu de continuité n'aurait pas été inutile, mais celle-ci était impossible parce que les objectifs étaient différents : diffusion des pratiques de lecture dans le collège de E1, préparation au bac de français au lycée. Et cet examen, comme le soutient François Bon, occasionne un dommage terrible à la littérature : ‘"Après l'avoir passé, on se considère comme débarrassé d'elle, on ne lit plus"’ 130.

Mais allonger la durée de la politique de lecturisation suffirait-elle à "fabriquer" un lecteur ? L'habitus lectoral, comme tous les habitus, apparaît difficilement transformable.

Si pour Bourdieu, l'habitus, bien que durable, est non immuable, il n'en affirme pas moins que pour des raisons logiques, le processus est relativement 131 irréversible : ‘"Les expériences s'intègrent dans l'unité d'une biographie systématique qui s'organise à partir de la situation originaire de classe, éprouvée dans un type déterminé de structure familiale"’ (1972, 188). Donc pour Bourdieu, tous les stimuli et toutes les expériences conditionnantes sont toujours perçus à travers des catégories déjà construites par les expériences antérieures d'où ‘"un privilège inévitable des expériences originelles et en conséquence, une fermeture relative des systèmes de dispositions constitutifs de l'habitus".’ L'action pédagogique primaire, exercée par les membres du groupe familial, va être à l'origine d'un prime habitus qui constituera le principe de perception et d'évaluation de toutes les expériences ultérieures quelles qu'en soient les conditions. Les expériences de la petite enfance, puis de la jeunesse, marquées par le contexte social dans lesquelles les élèves vivent, les dotent d'un habitus spécifique qui conditionne, à travers les aspirations et les manières d'agir, les expériences ultérieures.

Les valeurs de référence ont été intériorisées de génération en génération. Dans son roman, L'écriture ou la vie (1994, 213), Jorge Semprun fait le portrait d'un personnage marqué jusque dans son physique par une incorporation, au sens premier du mot, des valeurs de sa classe : ‘"Elle me dérangeait, certes, mais elle était éblouissante. A l'aise dans une peau lustrée, bronzée, suave au regard. A l'aise dans ses vêtements d'une qualité discrète mais ancestrale. C'est ceci qui était le plus frappant : la tradition qui se manifestait derrière tant d'aisance, de léger paraître. Le poids des patrimoines, la longue lignée des ascendances derrière tant d'évidente désinvolture. Elle était visiblement le produit quasiment parfait de plusieurs générations de Palmolive, de cachemires et de leçons de piano".’

La longue fréquentation du système scolaire dans les milieux favorisés, au delà des classes primaires, produit chez les enfants qui en sont issus des "dispositions" plus favorables pour accéder au monde de l'écrit que chez des enfants dont les parents ne dépassaient pas ce niveau. Les enfants des milieux culturellement favorisés retrouvent dans l'approche de l'écrit, à l'école, un environnement que le vécu familial rend proche. Ils y ont acquis cette ‘"disposition détachée et distante’" qui favorise tant l'accès à l'école.

ns les années 60, le second degré s'ouvre largement aux enfants des milieux populaires. 1964, arrivée en sixième de la première génération scolarisée jusqu'à 16 ans. 1975, les filières au collège sont supprimées. Débarquent ainsi au collège, puis au lycée, des enfants de milieux qui vivent assez éloignés de l'écrit. Ils ne possèderont pas l'habitus qui permet d'entrer en relation avec ce milieu du scriptible dont il est le produit. Mais avec Lahire (1995 a, 18), nous pensons que dans la question du rapport à l'écrit, il ne faut pas s'arrêter au seul clivage entre catégories socioprofessionnelles car ceux-ci dissimulent souvent ‘"des fréquences de recours aux pratiques d'écriture et de lecture différentes, des modalités d'usage de l'écriture et de la lecture différentes, des modes de représentation des actes de lecture et d'écriture différents, des sociabilités autour de l'écrit différentes". ’

L'habitus peut être comparé à un ressort. C'est une "situation sédimentée", virtuelle, logée au plus profond de soi et qui attend d'être réactivée. Dans le cadre de la politique de lecturisation, toutes les ressources du pédagogue sont convoquées pour déclencher ce ressort. Mais, lorsque l'élève quittera l'école, ou que l'école ne sortira pas l'élève de son état "d'in-différence" à l'égard de l'écrit parce que les stimuli envoyés par le champ littéraire auquel l'école est acquise restent trop élitistes, comme l'ont exprimé plusieurs jeunes que nous avons interrogés, le ressort ne risque-t-il pas de rester comprimé ?

Dans notre population de recherche, neuf élèves lecteurs possèdent un habitus lectoral suffisamment fort pour se passer de stimuli. Ce sont les trois "boulimiques", les deux "classiques", les deux "distanciés", les deux "pointillistes". Nous sommes plus circonspect envers les trois lectrices "itératives" qui fonctionnent non sur des projets de lecture mais sur des rencontres. Les circonstances joueront un rôle important pour ces trois élèves. Marie-Laure (E1), que nous avons revue depuis la passation des entretiens, a vécu une année au pair en Angleterre en 1995-1996. Son relatif isolement l'a poussée à lire beaucoup. de séries d'ouvrages sentimentaux en langue anglaise. Les douze élèves que nous appelons "entre-deux" deviendront des lecteurs s'ils rencontrent des situations qui favorisent la lecture, mais celles-ci devront posséder un "intérêt" beaucoup plus "stimulant" que celui nécessaire aux neuf lecteurs à l'habitus lectoral fort. Ils disposent toutefois d'une expérience de l'écrit qu'ils ont fréquenté suffisamment pour les inciter à y chercher des réponses aux questions qu'on leur pose ou qu'ils se posent. Quant aux six non-lecteurs pourquoi pourraient-ils ressentir le désir de lire alors qu'ils n'ont ni expérience, ou celle-ci est lointaine, et qu'ils ne maîtrisent pas la technique du lire. Rien n'est sûr, les exemples de rencontre tardive avec l'écrit témoignent de cette possible redécouverte, mais celle-ci paraît bien hypothétique.

La "fragilité" du lecteur dépend de la distance entre son habitus primaire, imposé dans la famille, et le système de dispositions que l'école aura tenté d'imposer, mais aussi des occasions de s'investir dans la lecture qu'il rencontrera 132. D'où l'interrogation que soulève Lahire (1995 b, 139) : ‘"Que font de leurs savoirs les lecteurs et les scribes - notamment ceux des milieux populaires - qui n'ont pas nécessairement recours à l'écrit dans leur activité professionnelle ?"’ Cette question est importante et Girod (1997, 117-118) y voit une des causes de l'illettrisme : ‘"Il semble bien que les causes fondamentales de l'illettrisme et des autres degrés d'insuffisance des connaissances de base sont le peu de prestige de ces dernières et le fait que de très nombreux individus n'ont guère d'occasions de les utiliser vraiment, c'est-à-dire pour lire des livres, écrire des textes, faire de véritables calculs. Il n'y sont pas poussés par leurs goûts, pas obligés par les nécessités de leurs activités, déjà à l'école dans une certaine mesure, puis de façon plus manifeste par la suite. Ainsi l'intensité du besoin vécu de maîtriser ces branches est souvent faible. Autrement dit, la demande de ces connaissances de base n'est pas considérable"’ 133.. Or la plupart des gens sont statistiquement voués à rencontrer des circonstances accordées avec celles qui ont originellement façonné l'habitus car ils ‘"tombent en quelque sorte sur la pratique qui est la leur plutôt qu'ils ne la choisissent dans un libre projet ou qu'ils n'y sont poussés par une contrainte mécanique’" (Bourdieu 1987, 127). Ce constat de Bourdieu ne peut qu'inquiéter ceux qui s'activent à la diffusion des pratiques de lecture auprès de jeunes issus de milieux socio-culturels défavorisés.

Si on veut former des lecteurs, donner un habitus lectoral fort aux élèves apparaît nécessaire. Mais comment penser que, par la seule volonté du professeur de français, on puisse atteindre cet objectif quand les jeunes rencontrent le plus souvent des circonstances qui n'utilisent pas leur compétence de lecteur. L'école a besoin de relais hors de son cadre. Déscolariser la lecture dans le cadre scolaire - ce qu'on voulait réaliser par la mise en place d'une politique de lecturisation - apparaît comme une contradiction qu'on ne peut réduire totalement par la seule pédagogie. Foucambert (1994, 142) insiste sur l'intérêt de déscolariser la lecture au sens propre du mot : ‘"L'école joue un rôle difficile dans cette médiation vers un usage qui, pour beaucoup d'enfants, se découvre en classe mais n'a de réalité et de développement qu'en dehors d'elle. Le "professeur de lecture" travaille dans et depuis l'école à intégrer ses élèves dans un milieu extérieur qui a recours à l'écrit afin de se penser. Aussi y a-t-il intérêt à s'assurer que ce recours a bien lieu, sinon l'école ne préparera qu'à une lecture scolaire. La meilleure garantie est alors, non de développer un savoir académique en espérant qu'il mute mystérieusement en pratique sociale à l'issue de la scolarité, mais d'associer, dès le début et de manière organique, l'apprentissage scolaire au développement de la lecture sociale".’

Si nous adhérons aux propos de Foucambert, nous n'avons pas voulu sortir, dans cette recherche, du cadre scolaire dans lequel a été mise en oeuvre la politique de lecturisation, car nous percevons toute la difficulté à "interpeller" le milieu social qui doit justement proposer les "stimuli" à la lecture évoqués plus haut. L'école toute seule ne peut construire entièrement un lecteur, mais elle peut contribuer à renforcer l'habitus de l'élève en créant les conditions qui le poussent à questionner l'écrit. De la solidité de l'habitus lectoral dépend le plus ou moins grand recours à l'écrit.

Les limites de la politique de lecturisation étant précisées, il apparaît nécessaire d'en augmenter l'efficacité. A la durée trop courte de la politique de lecturisation déjà évoquée, on pourrait ajouter une autre carence, le manque de théorisation des travaux d'écriture.

Notes
130.

Dans Le Monde de l'Education n°257 de mars 1998 p. 58.

131.

C'est nous qui soulignons l'adverbe.

132.

Nous donnons à ce mot le sens que lui attribue Bourdieu (1980, 34-35) : "L'investissement, c'est l'inclination à agir qui s'engendre dans la relation entre un espace de jeu proposant certains enjeux (ce que j'appelle un champ) et un système de dispositions ajusté à ce jeu (ce que j'appelle un habitus), sens du jeu et et des enjeux qu'implique à la fois l'inclination et l'aptitude à jouer le jeu, à prendre "intérêt" au jeu, à se prendre au jeu".

133.

Bourdieu et Darbel (1969, 153) expliquent clairement pourquoi certains perdent la technique de lecture parce qu'ils "oublient" d'utiliser l'écrit. Dans la lecture, l'aspect technique ne peut être mis à part : "Une technique peut être parfaitement apprise ou comprise puis comme oubliée parce que les conditions de l'actualisation ne sont pas données et parce qu'elle ne s'intègre pas dans tout le système d'attitudes et d'habitudes qui seules pourraient lui donner un fondement et une signification".