Un déficit de théorisation

Les travaux d'écriture qui n'étaient pas seulement scolaires comme la rédaction type brevet des collèges ou l'initiation à la dissertation du second cycle, n'ont jamais été évoqués par les élèves de l'échantillon 1. Quels étaient ces écrits ? Des journaux, il y en eut jusqu'à trois différents au collège, ou des écrits de fiction, histoires de grands-mères écrites pour des élèves de primaire ou recueil de nouvelles policières par exemple. La fréquence de ces travaux, le matériel performant utilisé, les prix obtenus à divers concours par les journaux auraient pu marquer les élèves, or aucun des quatorze élèves n'a pensé rapprocher ces travaux de ce qui était proposé pour la lecture 134. Cet oubli nécessite un retour sur la facette écriture de la politique de lecturisation qu'ont connue les élèves de E1.

Pour les enseignants du collège de E1, la socialisation des écrits suffisait à rendre les travaux intéressants parce qu'ils plongeaient les élèves dans une vraie situation de communication. En réalité, cette socialisation ne pouvait franchir deux obstacles.

D'abord les évaluations de ces écrits demeuraient non formelles, fruit d'un dialogue entre élèves et professeurs. Après avoir fait, défait, refait leur texte, les élèves arrivaient à une production acceptable. Mais même si des prix à différents concours ont été gagnés, cela comptait-il autant pour les élèves que les notes qu'ils obtenaient pour les productions strictement scolaires ? Or ce qui est important, dans la logique scolaire des élèves, doit être noté, et plus c'est important, plus les coefficients augmentent. Il existe une cohérence chez les élèves. Ils travaillent si cela rapporte des points. Tout le système les pousse à cela. Comment les élèves imagineraient-ils l'intérêt de ces travaux d'écriture, non notés, alors que les écrits strictement scolaires bénéficiaient d'une notation. C'est une contradiction que les enseignants peuvent résoudre, sans doute, plus aisément que le deuxième écueil.

Cette invitation à la production d'écrits socialisés présente une fragilité originelle parce qu'elle provient d'une volonté enseignante, dans un cadre où on a gardé les mêmes repères, elle n'émane pas d'une demande des élèves. Les écrits typiquement scolaires, parce qu'ils ne possèdent pas un statut social en dehors de l'école incitaient les professeurs de l'échantillon 1 à promouvoir d'autres écrits qui étaient diffusés dans le groupe classe, mais aussi dans le reste du collège ou dans son environnement immédiat. Ces écrits "imitent" les productions du champ social ou littéraire, journaux ou récits de fiction. Il nous semblait qu'à partir de ces "imitations" les élèves pourraient bâtir un espace d'expression qui serait le leur.

Ces productions "imitent" mais ne peuvent, peut-être parce qu'elles imitent, offrir un espace d'expression qui répondent nécessairement aux aspirations des élèves. C'est, peut-être, parce qu'ils ne se sont pas approprié cette production, que les élèves de E1 n'ont pas suffisamment approfondi leur savoir sur l'écrit. Qu'a-t-il manqué ?

Si l'entraînement à la lecture s'est accompagné d'une théorisation donnant parfois lieu à des contrôles notés, la production de ces écrits n'a pas été suffisamment explicitée, ni le rôle qu'elle devait jouer dans la capitalisation de connaissances bien précisé. Il n'est pas certain que les élèves aient perçu ce que pouvaient permettre la maîtrise et l'utilisation de l'écrit parce que ces activités, dont ils n'étaient pas les demandeurs, n'ont pas été associées à une modification suffisamment claire des rapports entre enseignants et élèves. Qu'est-ce qui avait été fondamentalement transformé dans leur vie scolaire par la politique de lecturisation ? Sans doute appréciaient-ils une certaine forme de convivialité qui existait dans les ateliers lecture et écriture. Mais ils ne l'ont pas évoquée lors de la passation des entretiens. L'approche de l'écrit se voulait différente, mais l'école n'avait pas fondamentalement changé.

Des trois journaux du collège de l'échantillon 1, celui qui a connu la vie la plus éphémère était le journal d'opinion. Il est resté à une vie embryonnaire alors que les deux autres périodiques, l'un ouvert sur la vie du canton dans lequel était situé le collège, l'autre sur le C.D.I. durèrent plusieurs années. La cause de ce blocage qui dissimulait une partie des raisons qui poussent à lire provenait d'un manque de théorisation de ce qui était mis en oeuvre dans la politique de lecturisation. Nous verrons plus loin que le concept de praxis, au sens que lui donne Michel Soëtard (1996) lorsqu'il évoque l'oeuvre de Pestalozzi, permet de surmonter ce blocage qui n'a pu que limiter les effets de la politique de lecturisation vécue par l'échantillon 1.

Notes
134.

Nous n'osons pas penser qu'ils n'en ont pas parlé parce que cet aspect écriture aurait été trop bien intégré.