CHAPITRE IV
HABITUS LECTORAL
ET PEDAGOGIE DE LA LECTURE

Toute pédagogie, pour garder une certaine efficacité, tend à ne pas occulter le problème du "handicap", au sens que lui donne Bourdieu, de ‘"course à handicap"’ (1997). Le premier critère d'une politique de lecturisation consiste donc à ne pas oublier la culture originelle des élèves qu'elle concerne. Les résultats de la recherche de V. Isambert-Jamati (1990), citée en introduction, renforcent notre conviction. Cette étude sur la corrélation entre pratique pédagogique du professeur de français et réussite au bac dans cette même matière montre que la pédagogie qui réussit le mieux aux élèves d'origine populaire est celle où ces enseignants considèrent l'origine sociale des élèves comme une composante majeure de la situation pédagogique.

On peut raisonnablement se demander si c'est moins l'écrit qui est refusé par les élèves issus de milieux vivant à distance du livre que l'approche qu'en fait l'école. Celle-ci fonctionne d'ailleurs très bien pour les élèves qui proviennent d'un milieu familial où la culture de l'écrit est très présente, et on voit mal pour ceux-là ce que leur apporterait de plus la mise en place d'une politique de lecturisation

La politique de lecturisation s'appuie sur la compréhension de la culture des élèves, et inclut dans leur apprentissage de l'écrit un certain nombre de connaissances qui, très souvent, restent implicites, laissant croire qu'être lecteur va de soi. Mais, les sept cents heures de cours de français du collège ne peuvent à eux seuls permettre à l'élève d'acquérir ce capital culturel que certains ont reçu en héritage, capital nécessaire pour de liseur devenir un lecteur. C'est un temps trop court s'il s'agit de modifier un prime habitus qui s'enracine dans une tradition familiale où l'écrit est peu présent. Il n'aurait donc pas été superflu que la politique de lecturisation vécue par les élèves de l'échantillon 1 se poursuive au lycée - certains élèves l'ont réclamée -

même si, dans l'impossibilité d'en vérifier les résultats, nous restons prudent sur les effets supposés d'une telle prolongation. Pour construire un habitus lectoral assez fort et devenir ce lecteur que certains qualifient de "savant" (Association Française pour la Lecture) ou de "virtuose" (Chartier 1985), un élève qui ne vit pas dans la culture du scriptible doit bénéficier de résonnances dans d'autres lieux que l'école, c'est toute la nécessité de descolariser la lecture. Faut-il alors penser que, chez certains élèves issus de milieux où le livre n'occupe qu'une place insignifiante ou décorative, le "handicap" pèse trop et que le pédagogue essaie seulement de colmater quelques brèches ? L'école, a fortiori les seuls cours de français en collège, ne peut reproduire la lente imprégnation culturelle, parfois sur plusieurs générations, que vivent les enfants des familles où le livre est présent et utilisé 135. Un retour sur le concept d'habitus lectoral s'impose.

Notes
135.

Rappelons que parler du "livre", c'est davantage évoquer un type qu'un support de lecture. Nous qualifions cette lecture de "littéraire" non parce qu'elle s'applique à un canon de textes consacrés, mais, parce qu'en réponse à un projet, elle sait nouer les liens de l'intertextualité. En effet, la lecture s'inscrit d'abord dans le monde de l'écrit plus que dans le vécu concret. Ce type de lecture peut concerner des périodiques, comme l'explique clairement une élève de l'échantillon 1, d'autant plus que certaines collections de revues ne sont guère différentes de la catégorie des livres.