Les limites de l'habitus lectoral

Dans la politique de lecturisation telle que l'ont connue les élèves de l'échantillon 1, le travail sur l'habitus lectoral emprunte trois grandes directions : un entraînement à la lecture sur ordinateurs avec un accompagnement théorique pour améliorer l'efficacité en lecture ; une incitation à la lecture par la promotion de la littérature pour la jeunesse, en proposant des romans qui, par leurs thèmes, l'identification aisée aux personnages, leur écriture, parlent à des adolescents d'aujourd'hui ; une entrée dans la culture de l'écrit à travers maintes activités : appropriation du C.D.I., création de nouvelles sociabilités autour du livre, socialisation des travaux d'écriture. On espérait ainsi, par les connaissances supposées acquises, compenser le "handicap" des élèves qui ne bénéficiaient pas d'un environnement favorable à la lecture. Notre enquête souligne la modestie des résultats.

Les apports de la politique de lecturisation constituent quelques points d'appui sur lesquels peut s'ancrer l'habitus : maîtrise d'un espace d'offre d'écrit, connaissance d'une géographie éditoriale, renforcement de la technique de lecture. Cela n'apparaît pas négligeable mais reste insuffisant pour transformer des liseurs en lecteurs. Toutefois, pour saisir le rôle de ces points d'appui, nous utiliserons une métaphore. Le long de certains rivages sablonneux, pour fixer les dunes, on commence par planter en carrés quelques ganivelles. Ces petites barrières en bois de châtaignier piègent ensuite les grains de quartz que la mer et le vent ramènent. Après, les oyats, les marguerites et les chardons des sables stabiliseront définitivement le talus. La politique de lecturisation installe quelques ganivelles autour desquelles l'habitus peut se construire car les rencontres ultérieures avec l'écrit disposent d'un référent lectoral, même s'il est limité. Tout dépendra alors de la fréquence de ces contacts avec le livre et du type de relation à l'écrit qu'ils introduisent.

Mais aller vers l'écrit, l'utiliser pour conforter sa compréhension du monde, modifier son rapport au monde, et, si on l'estime possible et nécessaire, essayer de le changer suppose un habitus lectoral fort. Les ordonnateurs de la politique de lecturisation présentée dans cette étude

s'efforcent de créer les conditions qui aident les élèves à renforcer leur habitus lectoral et ainsi, à entrer dans une culture du désir de lire. La difficulté du travail sur l'habitus lectoral n'a pas été perçue à son juste niveau parce que n'a pas été suffisamment appréciée la contradiction introduite par l'association des deux mots habitus et lectoral.

Rappelons notre définition. L'habitus lectoral est d'abord un capital culturel acquis à travers et autour des pratiques de lecture. Ce capital constitue un ensemble où se lient la compétence technique, l'appropriation d'un environnement et d'un code où le symbolique et le non dit sont très présents, et la croyance dans l'importance de recourir à la lecture. L'habitus se renforce d'autant plus que les lectures sont fréquentes et entrent dans un projet. Alors ce capital peut parfois se muer en "capital de raison". L'espace d'incertitude qu'ouvrent les deux dernières phrases de cette définition nous semble lié à cette contradiction.

L'habitus, même s'il sait être créatif, induit l'idée d'un relatif conditionnement, d'une limitation du champ des possibles. Or l'objectif essentiel que nous attribuons à la lecture, c'est d'aider à construire son autonomie, à "s'individuer". La liberté, si nous suivons Bouveresse (1996, 576), c'est ‘"la spontanéité jointe à la délibération’". L'habitus contribue à apporter la spontanéité mais ne la crée pas... dans la liberté. Le philosophe ajoute : ‘"Le fait que le comportement de l'agent soit le produit d'un habitus ne menace évidemment pas la spontanéité de son action, pour autant que celle-ci n'est pas le résultat d'une contrainte externe, mais d'une disposition qui a son siège dans l'agent lui-même. Mais dans la mesure où l'exercice de la liberté inclut la délibération, une bonne partie de nos actions et en particulier celles qui résultent d'un habitus sont simplement spontanées et non, à proprement parler libres, bien qu'elles ne soient pas non plus évidemment contraintes"’. La lecture apparaît comme une aide majeure à la délibération. Elle offre les mots pour penser, se penser, mais aussi pour dire, imaginer, agir. L'erreur, dans la mise en oeuvre de la politique de lecturisation présentée dans cette étude, a été sans doute de croire qu'il suffisait de travailler sur l'habitus lectoral pour le renforcer, et ainsi, par cette seule action, installer dans la conscience du lecteur le désir de lire. La progression a été pensée dans la linéarité :

  • Habitus lectoral 1 --> Habitus lectoral 2 --> Désir de lire

Dans la formation du lecteur, ce n'est pas la primauté du travail sur l'habitus qui est remise en cause mais son exclusivité. Comment gonfler l'habitus sans désir de lire, sans recourir d'une manière autonome et régulière à l'écrit.

Nous chargeons ce mot "désir" de toute la positivité que lui attribuait Spinoza : ‘"Le désir est l'Appétit avec conscience de lui-même’" (Ethique Livre III). La difficulté est d'éveiller ce désir. L'échec de toutes les pastorales de la lecture, comme nous l'avons déjà signalé, est patent. Ce n'est pas parce que la lecture nous apparaît attirante que nous désirons lire, mais parce que nous la désirons que nous la jugeons attirante : ‘"Nous nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons, ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la roulons, appétons et désirons"’ (Ethique Livre III). Il ajoute : ‘"Le désir se rapporte à nous (...) en tant que nous sommes actifs". "Appétit", "actif", "conscience",’ trois mots clés autour desquels s'organise une pédagogie du désir de lire.

Sans négliger le travail sur l'habitus, les agents de lecturisation s'appliquent à créer les conditions qui favorisent l'éveil du désir de lire par une entrée de l'élève dans un travail d'autonomie. Cette expression, travail d'autonomie, présente quelque similitude avec le travail de mémoire que Paul Ricoeur oppose et préfère au devoir de mémoire 136. L'impératif serait malvenu dans une action pédagogique qui vise à transformer l'élève en sujet pensant et agissant. Dans le travail de mémoire comme dans le travail d'autonomie, l'individu s'efforce d'acquérir une culture qui présente à ses yeux un intérêt, une culture de transmission de la mémoire dans un cas, une culture du désir de lire dans l'autre.

Au cheminement linéaire présentée plus haut se substituerait une approche où le désir de lire se construirait dans l'interaction :

  • Travail sur l'habitus lectoral <--> désir de lire <--> travail d'autonomie

Pour appréhender ce travail d'autonomie, il nous faut revenir à l'expérience de lecturisation présentée dans cette recherche. Les bricolages et les intuitions pédagogiques plus ou moins fécondes ont précédé la théorisation. De plus, ce travail de théorisation souffrait d'un manque, d'une certaine cécité conceptuelle. Il ne disposait pas d'une clé de voûte qui aurait permis de lier les pratiques pédagogiques et les objectifs attribués à la politique de diffusion des pratiques de lecture. Or, ‘"l'action éducative, comme l'écrit Michel Soëtard, ne peut faire l'économie d'un horizon théorique, méta-physique et méta-praxique qui lui donne sens"’ (Pestalozzi 1797, 281)

Notes
136.

Conférence Mémoire et Identité, le 12 novembre 1998 à Saint Brieuc. Cette conférence n'a pas, pour le moment, donné lieu à une publication.