La politique de lecturisation, une praxis pédagogique

La réalité de la mise en oeuvre de la politique de lecturisation dans le collège de l'échantillon 1 - maîtrise de l'outil informatique par les élèves parfois supérieure à celle des enseignants, découverte d'ouvrages inconnus des enseignants - modifiait les situations pédagogiques traditionnelles mais sans que les professeurs réussissent à s'en affranchir totalement. Cette contradiction entre des espaces de liberté et des espaces de contrainte n'avait pas été théorisée. La cohérence a été trouvée en considérant la politique de lecturisation comme une praxis pédagogique.

Michel Soëtard (1995, 177) rappelle fort justement que ‘"la pédagogie n'a aucune réalité ontologique et trouve sa fin dans le travail que l'individu opère sur lui-même pour s'accomplir en liberté et responsabilité".’ Aussi, toute politique de lecturisation devrait se vouloir une praxis, car elle menace constamment de dériver vers la poiesis au détriment d'une prise de sens par l'intéressé. Michel Soëtard (1995, 185) définit ces termes de praxis et de poiesis dans une approche aristotélicienne. La praxis constitue ‘"la forme d'action qui porte en elle-même son sens et sa valeur et qui accomplit son but dès lors que quelque chose de bon et de juste se produit simplement, indépendamment de savoir si celui qui agit réussit en fait ce qu'il voulait atteindre par son action"’. La poiesis se présente comme ‘"la forme d'action qui ne vise que le résultat, une oeuvre - un objet fabriqué - et qui ne reçoit sens et valeur que de cette fin".’

Si l'objectif de la mise en place d'une politique de lecturisation est de "fabriquer" un lecteur, cette "fabrication" est soumise à une fin, mieux se connaître et mieux connaître le monde, apprendre à choisir pour s'auto-constituer en sujet. Un sujet, c'est quelqu'un qui est apte à penser de manière autonome, qui est capable de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre pour reprendre les mots de Kant 137. Si, dans nos systèmes démocratiques, à l'opposé des régimes totalitaires, cette capacité à diriger nos propres actes ne semble pas menacée, elle est pourtant niée, comme l'indique Tzvetan Todorov, par d'autres moyens moins violents, moins contraignants, plus subtils, et il donne en exemples le conformisme et aussi toutes les dérives que secrète la société, comme le communautarisme 138,.

La fin de toute politique de lecturisation, c'est la conquête de cette liberté que Kant qualifie d' "intérieure" et qui permet à chacun de se réaliser humainement. Ce que Pestalozzi nomme "l'état moral de l'homme". Pour Hager, Pestalozzi entend cet état comme l'autodétermination morale de l'homme, son indépendance et sa liberté intérieure que l'homme atteint quand il n'est plus soumis aux lois de la société et aux lois de sa nature biologique : ‘"L'homme moral qui se détermine soi-même et se donne à soi-même la loi morale qui doit guider ses actions est beaucoup plus que l'homme qui vit en société et obéit aux règles de conduite données et prescrites de la société par des motifs pragmatiques et opportunistes, et l'homme moral est de même supérieur à l'homme comme animal domestiqué qui est soumis à ses besoins, ses instincts et ses désirs naturels et obéit à des lois biologiques"’ (Hager 1998, 181). Ce n'est pas dans cet état moral que réside le bonheur humain, qui, comme l'écrit Camus, est une autre affaire, mais c'est dans cet état moral que s'installent ‘"les conditions nécessaires et suffisantes pour que chaque homme puisse être le responsable de son bonheur et de son destin"’ 139.

Notes
137.

Kant, dans sa réponse à la question : Qu'est-ce que les Lumières ?, ne définit pas le penser autonome, mais son opposé, l'état de tutelle qui est "l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre".

138.

Dans son essai autobiographique, L'Homme dépaysé (Paris : Seuil, 1996. 241 pages).

139.

Dans un des éditoriaux de Combat durant l'automne 1944. Cité par Michel Winock p. 408. Le siècle des intellectuels. Paris : Seuil, 1997. 699 pages.