Lire pour s'accomplir en liberté et en responsabilité

La lecture s'inscrit comme un moyen essentiel pour s'auto-constituer en sujet. C'est ce que rappelle Kupiec (1993, 81-82) : ‘"Lire, c'est avoir accès à l'opinion d'autrui, rendu possible par l'acte de publicité qu'est l'édition, facilitant le débat public et permettant l'exercice de la faculté de juger par la confrontation à la pensée d'autrui. Lire c'est aussi, notamment à travers la fiction, la confrontation des représentations contenues dans le livre aux siennes propres : c'est la rencontre avec l'altérité qui n'est pas sans effet sur la construction identitaire".’

La lecture est un moyen pour travailler sa pensée, et, ce qui est le plus important est moins la quantité de livres lus que le nouveau comportement auquel elle peut donner naissance. La politique de lecturisation ne trouve sa fin que dans le travail que l'individu opère sur lui-même pour s'accomplir en liberté et responsabilité (Soëtard 1996). C'est en cela qu'elle est une praxis pédagogique, un moyen régulé par une theoria qui définit un idéal vers lequel on doit tendre. Dans le livre X de L'éthique à Nicomaque, Aristote fait l'éloge de la theoria, action contemplative, pensée pure, domaine des idées. Sagesse suprême, connaissance des réalités les plus hautes elle ne provient pas de l'expérience mais au contraire lui fournit ses modèles originaux, les valeurs qui permettent de déterminer ce qui doit être.

Penser la politique de lecturisation comme une praxis contraint à ne pas conjuguer transitivement le verbe lire, à ne pas entrer dans le discours de "la lecture pour la lecture". Pour Hébrard, c'est dans les années 70 que le verbe lire a perdu son complément d'objet dans les discours officiels comme dans les discours tout venant 140.

Lire ne peut être une fin. Lire implique un objet, un texte, et un objectif, lire entre dans un projet, se distraire, s'informer... Dans l'injonction "il faut lire", non seulement, comme l'écrit Pennac, l'impératif doit être récusé, mais le verbe ne supporte pas le flou consensuel, confusion entre les moyens et les fins, dans lequel il est employé depuis les années 70 : ‘"Ce flou repose sur l'idée que mieux vaut lire que ne rien lire. La lecture devient une valeur en soi. Le consensus, fortement soutenu par des interventions gouvernementales (par l'intermédiaire du ministre de la culture) est partagé par tous"’ (Hébrard 1993, 29).

"Acte d'humanisation", La lecture peut apparaître comme un moyen essentiel dans une éducation à la démocratie. On saisit l'importance attribuée à la literacy, compétence technique en matière de lecture et d'écriture, comme condition préalable à l'exercice de la citoyenneté en Grande-Bretagne. Dans une société démocratique, l'individu doit être capable de se former une opinion indépendante, d'où la vocation des bibliothèques publiques de ce pays à être des centres de documentation et d'information civique au même titre que des lieux où "on se cultive" (Chaudron, Sonolet 1993). Houssaye (1992) écrit que l'autonomie de l'individu est un élément essentiel de la démocratie qui s'acquiert au cours d'un processus que l'on peut assimiler à apprendre à apprendre. Mais cet apport indéniable de la conquête de la lecture pour un meilleur fonctionnement de la démocratie ne serait qu'un effet second de la mise en place d'une politique de lecturisation. Nous suivons Rousseau qui, dans l'Emile, préconisait le passage d'une éducation centrée sur les exigences sociales, à une éducation centrée sur l'enfant, considéré comme personne perfectible, capable de parvenir à l'autonomie car, comme l'écrit Reboul (1984, 160), ‘"Au palier le plus haut, la liberté signifie autonomie. A ce niveau, le sujet est capable d'apprendre par lui-même, de se donner ses propres consignes. Il ne reconnaît d'autres normes que celles dont il comprend la valeur, ou du moins la nécessité".’

Se référer à cet horizon théorique qu'est la liberté comme pouvoir de choix et d'autodétermination, c'est aussi éviter ce travers dénoncé, à la suite de Rousseau, par le courant de "l'Education Nouvelle", cette forme de culture hybride que donnerait un savoir trop livresque et mal maîtrisé, qui éloignerait trop de l'expérience de la vie. Pestalozzi a, avant Bourdieu (1985), souligné ce danger de rester, pour des individus d'origine populaire, dans ce "no man's land" culturel qu'entraînerait "un contact moyen" avec les livres : ‘"Plus j'avais en vue ce dernier (le peuple), plus je trouvais que ce qui, dans les livres qui lui sont destinés, a l'apparence d'un puissant fleuve qui s'écoule, s'évapore en réalité, lorsqu'on en observe les effets au village et dans la salle de classe, en un brouillard sombre et humide qui imprègne le peuple sans le mouiller vraiment ni vraiment le laisser à sec, et ne lui garantit ni les avantages du jour ni ceux de la nuit. Je ne pouvais me dissimuler que l'enseignement scolaire tel que je le voyais pratiqué dans la réalité ne valait, pour la grande généralité des hommes et pour la classe inférieure de la société, pour ainsi dire absolument rien"’ (Pestalozzi, 1801, 106). C'est ce qu'affirme aussi Bourdieu (1985, 227-228) : ‘"Je pense que le système scolaire a cet effet paradoxal de déraciner (...) cette attente de prophétie, au sens weberien de réponse systématique à tous les problèmes de l'existence. Cette attente, je pense que le système scolaire la décourage et du même coup détruit une certaine forme de lecture. Je pense qu'un des effets du contact moyen avec la littérature savante est de détruire l'expérience populaire, pour laisser les gens formidablement démunis, c'est-à-dire entre deux cultures, entre une culture originaire abolie et une culture savante qu'on a assez fréquentée pour ne plus pouvoir parler de la pluie et du beau temps, pour savoir tout ce qu'il ne faut pas dire, sans avoir plus rien d'autre à dire".’

Le livre, dans cette utilisation, n'est plus alors outil de libération, mais plutôt entrave à l'autonomie car il éloigne d'une culture originelle sans permettre d'en acquérir une autre trop abstraite, trop éloignée de ses références. Si on suit Illich (1991), cette dualité culturelle pourrait trouver son origine dans la révolution scribale du milieu du XIIe siècle. Cette révolution entraîne une dissociation entre le texte et l'objet matériel qu'est l'écrit. La nature n'est plus alors objet à lire mais à décrire. Illich en souligne la conséquence : ‘"Exégèse et herméneutique devinrent des opérations sur le texte, et non plus sur le monde"’ (p. 140).

Ne pas vouloir imposer un type d'écrit ou une façon de lire peut introduire une ambiguité soulignée par Hoggart (1991) et sur laquelle revient Lahire (1995 b, 138 note 2). ‘"Qu'il s'agisse du travail social, des bibliothèques ou, plus généralement de l'école, Richard Hoggart soulève avec précision un paradoxe politique : le "respect" des classes populaires qui consiste, par exemple, pour le travailleur social, à s'identifier à son "client", à brouiller des frontières, qui étaient clairement établies dans un autre état de la définition du métier de travailleur social, entre les "autorités publiques" et les classes populaires, ou, pour le bibliothécaire "démocrate", à vouloir "respecter" les goûts de ses lecteurs populaires, est pour le moins ambigu. Intervenir à partir de normes légitimes est certes un acte de pouvoir, mais ne pas intervenir, sous prétexte de respecter les différences ou les "identités", c'est aussi contribuer à maintenir les différences en place".’ Partir de la culture de l'élève, s'efforcer que celui-ci introduise ou utilise davantage l'écrit dans cette culture entraîne une transformation de cette culture originelle, sécrète des risques de conflit avec les relations qui partageaient cette même culture. En mettant en oeuvre une politique de lecturisation, le professeur exerce, malgré son souci de ne pas imposer de modèle, "un acte de pouvoir", mais s'il ne faisait rien "sous prétexte de respecter les différences", il contribuerait au maintien de ces différences. En articulant l'horizon théorique et la réalité des pratiques d'enseignement, comme nous le verrons ci-après, la praxis pédagogique tend à résoudre cette aporie.

Notes
140.

Interrogé par Garin dans Le Monde de l'Education n°182 de mai 1991, p. 62.