Un apprentissage de l'autonomie

La conquête de l'autonomie se réalise à travers un apprentissage, pas un enseignement. Rancière, en s'appuyant sur Jacotot, montre que si on se place sur ce chemin de l'émancipation, l'intelligence de l'élève ne peut être subordonnée à celle du maître : ‘"Entre le maître et l'élève s'était établi un pur rapport de volonté à volonté : apport de domination du maître qui avait eu pour conséquence un rapport entièrement libre de l'intelligence de l'élève à celle du livre. Cette intelligence du livre qui était aussi la chose commune, le lien intellectuel égalitaire entre le maître et l'élève" (’Rancière 1987, 25).

Nous nous sommes fondé précédemment sur Kant pour définir l'émancipation : être capable de se servir de sa raison sans la direction d'autrui. L'application du type de pédagogie introduit par la mise en oeuvre d'une politique de lecturisation pose le problème souligné par Kant d'une conquête de l'autonomie dans un cadre contraignant : ‘"Un des grands problèmes de l'éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de la liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ?’" 141. Rancière, en construisant la distinction entre les rapports d'intelligence et les rapports de volonté, explique comment ‘"l'acte de pouvoir"’ du professeur de français n'empêche pas l'émancipation de l'élève. Celle-ci est vue comme la différence connue et maintenue des deux rapports, l'acte d'une intelligence qui n'obéit qu'à elle-même, alors même que la volonté obéit à une autre volonté. Dans l'expérience pédagogique de Jacotot (avec ses élèves hollandais), l'élève était lié à une volonté, celle de Jacotot, et à une intelligence, celle du livre, entièrement distinctes. La ‘"différence connue et maintenue des deux rapports"’ favoriserait l'émancipation de l'élève.

Dans cet apprentissage à l'autonomie, le vécu du temps de la lecturisation serait plus important qu'un résultat qui se lirait à travers le nombre d'ouvrages lus ou le temps passé dans les livres. D'où la difficulté pour mettre en place ce type de pédagogie.

La politique de lecturisation, dont l'horizon théorique est la conquête par l'élève de cette liberté que Kant qualifie d' "intérieure", doit donc stimuler l'élève à chercher et à apprendre par lui même, à développer son esprit critique avec le risque que souligne Reboul (1984, 159) qu'il finisse par penser autrement que nous : ‘"Du moment que la liberté est une fin, elle doit être aussi un moyen privilégié de l'éducation. N'est-il pas contradictoire, en effet, de vouloir éduquer par des procédés de dressage ou de manipulation, opposés dans leur essence aux fins de l'éducation ? ".’

La politique de lecturisation suppose, dans son application, prise d'autonomie et responsabilisation. Elle doit donner à l'élève accès à une part de pouvoir en lui fournissant l'occasion d'exprimer son point de vue et les outils pour le faire. Au ‘"Je hais les livres ; ils n'apprennent qu'à parler de ce qu'on ne sait pas" ’de Rousseau, il serait plaisant que le "lecturisé" devenu lecteur puisse substituer : ‘"J'utilise les livres, ils m'aident, avec les mots des autres que je m'approprie, à parler de ce que je connais".’ Une partie du processus de la création textuelle n'est-il pas, comme le rappelle Lahire (1995 a, 261), de "faire du neuf avec du vieux, être capable d'improviser un texte à partir de nombreux textes lus, intériorisés" ?

La politique de lecturisation peut aider à desserrer le carcan des contraintes qui bloquent parfois les initiatives des élèves. Trop souvent la "démocratie" introduite à l'école pour les élèves concernent la vie scolaire, l'organisation du foyer ou l'appréciation de la cantine, ce qui peut être utile, mais reste largement insuffisant. A l'école, comme le constate Prost, ce qui est essentiel, ce n'est pas la vie scolaire, qui ne constitue que l'environnement de l'enseignement, mais l'enseignement lui-même 142. Or la maîtrise et l'utilisation de l'écrit aident à théoriser ce qui se vit dans l'enseignement, ouvrant ainsi à l'élève le débat sur le "pourquoi" et le "comment" de ce qui est enseigné. On est loin du cours magistral, de la métaphore de la bouteille à remplir qu'analyse Freire (1983) quand il présente la "conception bancaire" de l'éducation, car elle rejette les élèves en dehors de la recherche et ne leur permet ‘"ni créativité, ni transformation, ni savoir".’

Des réticences sérieuses risquent de se manifester car ‘"les adultes refusent volontiers de reconnaître que les enfants et les adolescents sont des acteurs sociaux à part entière, qui ont leur identité, leur culture, leurs intérêts, leurs valeurs, leurs stratégies"’ (Perrenoud 1994, 223). Penser que l'élève puisse bâtir son savoir heurte la doxa enseignante. Ce que déclarait Gilles Noiseux à La vie pédagogique (n°105 de novembre-décembre 1997, p. 4) pour les enseignants québecois peut être élargi, sans grand risque, aux enseignants français. : ‘"Toutes les enquêtes qu'on a pu faire auprès des enseignants révèlent que 96% d'entre eux se considèrent comme des transmetteurs de savoirs".’ Noiseux insiste sur la contradiction qui entre dans un tel comportement : ‘"Si notre conception est telle, bien qu'il soit connu que les seuls savoirs que nous, comme adultes, nous maîtrisons sont des savoirs que nous avons nous-même fait l'effort de construire, nous sommes en porte à faux".’ Il ne s'agit pas de sombrer dans la démagogie, de laisser croire aux élèves qu'on peut s'affranchir de tout programme, de tout encadrement, mais de leur montrer comment la maîtrise et l'utilisation de l'écrit, dans un milieu totalement structuré par l'écrit, donnent du pouvoir. Comme l'écrit Foucambert (1998, 58), ‘"une politique, même bonne, n'avance pas avec de bons sentiments mais par l'émergence de sa nécessité et dans de nouveaux rapports de force".’ Lorsqu'on introduit l'écriture artificiellement dans les sociétés traditionnelles qui restent à l'écart du monde (Martin 1996), elle est vite oubliée. Si on ne se saisit pas de toutes les occasions pour que les élèves se servent de l'écrit d'une manière non simulée, c'est-à-dire la moins scolaire possible, ils risquent aussi de le délaisser parce qu'il n'en saisiront pas toute l'utilité.

Le sociologue François Dubet (1994) affirme qu'à l'école, non seulement les plus faibles sont exclus, mais qu'ils sont "détruits", qu'ils ne parviennent pas à comprendre ce qui leur arrive. Nous avons déjà cité l'éditrice Anne-Marie Métailié qui indiquait que pour "ses" auteurs latino-américains, écrire, c'est travailler sur l'échec qu'ils ont vécu quant à leurs espérances politiques, tenter de le saisir, de le dépasser. Pour cela, ils ont investi d'autres formes de récit que celles qui étaient traditionnellement utilisées. Se servir de l'écrit, à travers des créations dont les formes pourraient être fort diverses, pour dire leur échec, pourrait aider les élèves "faibles", sur le plan scolaire, "à comprendre ce qui leur arrive", et qu'ainsi, ils deviennent, comme l'écrit Annie Ernaux, ethnologues d'eux-mêmes. C'est ce qu'essaie de réaliser, dans le cadre d'ateliers d'écriture, François Bon avec les enfants de zones urbaines défavorisées ou ceux qui connaissent déjà la prison : ‘"Je prends des mots et j'apporte les moyens de dire. Je ne leur vole pas leur vie : nous travaillons ensemble sur le monde que nous avons sur les yeux. Et du coup, ils m'aident à forger des outils pédagogiques qui n'appartiennent pas encore au corpus scolaire. Dans une ZEP en 4e, avec de tels textes, les enseignants peuvent travailler pour que tout soit encore possible, pour que la destruction ne soit pas irrémédiable dès les années de collège, pour que l'exclusion ne s'impose pas à 13 ans"’ (Bon 1996) 143. Ce qui fait dire aussi à un jeune détenu d'une prison bordelaise : ‘"Ecrire ça m'apprend à réfléchir dans ma tête, des choses que j'avais dans ma tête et que je ne pouvais pas dire avant, et ça sort mieux. Maintenant ça va’" (Bon 1997, 79).

Cette utilité de l'écrit, les lecteurs, de l'échantillon 1 ou de l'échantillon 2, n'en ont pas parlé ou très peu. Aucun ne nous a dit comme Jean-Jacques Rousseau lorsqu'il évoquait ses premières lectures : ‘"c'est le temps d'où je date sans interruption la conscience de moi-même" (’ Confessions Livre 1). Il est vrai qu'il écrit cela bien longtemps après cette époque. Cette carence se confirme aussi dans l'enquête d'Annie Rouxel, déjà évoquée (1996, 63). Les élèves, sous la forme de Q.C.M., devaient préciser ce qu'ils attendaient de l'activité de lecture au collège ou au lycée en classant de 1 à 4 les réponses selon l'importance qu'ils leur accordaient : a. Comprendre un texte ; b. Apprendre à mieux lire soi-même ; c. Découvrir sa personnalité ; d. Mieux comprendre le monde et les hommes. La répartition des réponses est la suivante : a. 57,92% ; b. 10,38% ; c. 3,27% ; d. 28,41%. Cette non perception de ce qui apparaît comme l'intérêt majeur de la lecture ne surprend pas. Sans doute sont-ils trop jeunes ? Mais aussi la trop grande scolarisation de la lecture occulte cet aspect essentiel qui ne se dévoilera que plus tard, à condition qu'ils soient toujours des lecteurs. A l'issue du collège et même du lycée, le savoir des élèves sur l'écrit et son rôle ne constitue encore qu'une ébauche. Transformer cette esquisse en de solides fondations se révèle être, à l'analyse de notre enquête et de bien d'autres, comme un des enjeux de toute politique de lecturisation.

Notes
141.

Kant cité par Michel Soëtard in : Dictionnaire encyclopédique de l'éducation et de la formation. Paris : Nathan Université, 1994. 581-582.

142.

Conférence à l'assemblée générale du SNCEEL (Syndicat National des Chefs d'Etablissement de l'Enseignement Catholique) retranscrite dans Echanges 22 de mai 1991 (Bulletin de liaison de l'enseignement catholique des Côtes d'Armor). pp. 43-50.

143.

Interrogé par Antoine Perraud dans Télérama n°2423 du 19 juin 1996, 76-77.