Lire pour écrire

Rancière (1987) renverse les propos de Boileau si souvent cités montrant avec Eco que ce qui fait effort pour s'énoncer parvient à se concevoir. Aussi conseiller sinon obliger les élèves à bâtir un plan avant tout travail d'écriture, c'est suivre Boileau, et cela risque de déboucher sur une non expérience d'écriture. Rancière exprime non seulement l'intérêt de la maîtrise de l'écrit dans le travail sur la pensée mais aussi souligne la liaison entre l'écriture et la lecture. ‘"Ce qui se conçoit bien, dit-on après Boileau, s'énonce clairement. Cette phrase ne veut rien dire. Comme toutes les phrases qui glissent subrepticement de la pensée à la matière, elle n'exprime aucune aventure intellectuelle. Bien concevoir est le propre de l'homme raisonnable. Bien énoncer est une oeuvre d'artisan qui suppose l'exercice des outils de la langue".’ (p. 115)

Rancière s'imprègne de la pensée pédagogique du fondateur de "l'enseignement universel", ce pédagogue étonnant qu'était Joseph Jacotot (1789-1840) pour nous proposer cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle. Pour ce dernier, écrire ne s'invente pas, cela s'apprend auprès des poètes que l'on décore du titre de "génies" : ‘"Il faut apprendre auprès de ceux qui ont travaillé sur cet écart entre le sentiment et l'expression, entre le langage muet de l'émotion et l'arbitraire de la langue, auprès de ceux qui ont tenté de faire entendre le dialogue muet de l'âme avec elle-même, qui ont engagé tout le crédit de leur parole dans le pari de la similitude des esprits" ’(Rancière 1987, 116). Ces génies ne font qu'appliquer le secret de "l'enseignement universel", ‘"apprendre, répéter, imiter, traduire, décomposer, recomposer".’ Jacotot prendra ainsi Racine comme exemple et insistera sur l'aspect besogneux de son travail d'écriture, réfutant certains "génies" du XIXe qui invoquaient des inspirations plus qu'humaines. Le titre de "génie" attribué à certains s'il peut laisser circonspect indique qu'il faudrait chercher de préférence sinon dans ‘"un livre classique, un de ceux où une langue présente l'essentiel de ses formes et de ses pouvoirs’" (Rancière 1987, 37), du moins dans un livre digne de ce nom, c'est-à-dire pour reprendre la formule de Lévinas, si "son pouvoir dire" dépasse "son vouloir dire", si ‘"un surplus de sens, peut-être inépuisable, reste enfermé dans les structures syntaxiques de la phrase, dans ses groupes de mots, dans ses vocables, phonèmes et lettres, dans toute cette matérialité du dire, toujours signifiant"’ (Lévinas 1982, 135).

Il semble toutefois que les élèves ne devraient pas se cantonner à chercher ni dans les classiques, ni dans ce que Levinas critérie comme un "bon livre", car comment sauraient-ils qu'ils lisent un "classique" ou un "bon livre" ? C'est en confrontant divers types d'ouvrages qu'ils finiront par constater que certains n'épuisent jamais leur force de signification (Chartier 1992). Si on s'astreint, au niveau des médiateurs du livre, à ne proférer aucun apriorisme dans les appréciations, opposer ce qu'on nomme communément "paralittérature" et "littérature" aide les élèves à objectiver l'interprétation émise après les lectures. Mais mieux vaudra être prudent dans l'utilisation de ces vocables classificateurs, littérature et paralittérature, tant imprégnés de valeurs.

Pourront aussi être comparés les mêmes textes, dans des éditions différentes. Cela permettra de prendre conscience que les formes contribuent à produire du sens. Faire réfléchir sur les écarts entre le texte et le livre, montrer que c'est un espace dans lequel se construit du sens, permet de dissocier deux stratégies, celle des auteurs et celle des éditeurs. Cela peut éviter certaines déceptions qui naissent quand la jaquette est plus prometteuse que le texte. D'où, sur un plan pratique, l'intérêt des entraînements à la lecture de feuilletage.

Dans une école de Guingamp (Côtes d'Armor), depuis six années, les élèves de CM1 décernent un prix "Bouquins" à l'auteur de leur choix, élu dans une sélection d'ouvrages proposés par l'enseignante et qu'ils recevaient ensuite dans leur classe 145. A chaque fois, c'est la même maison d'édition, Rageot Editeur, qui a été primée à travers la collection Cascade. Comment expliquer l'étonnante domination de cette maison d'édition ? En 1995, il n'y avait qu'un seul roman de celle-ci contre six d'autres éditeurs, Folio junior, Livre de poche jeunesse... Comme on ne peut soupçonner les raisons obscures qui déterminent parfois certains grands prix littéraires, il est nécesssaire de bien observer la collection choisie. La collection Cascade de Rageot-Editeur offre une présentation soignée, très attirante, une belle couverture glacée, une typographie à la lisibilité parfaite. Quand on compare les ouvrages de cette collection aux romans des autres maisons d'édition qui avaient été lus pour ce concours et qui ne sont pas sans qualité, on constate que la présentation du texte joue un rôle d'autant plus déterminant que les jeunes auxquels ils sont destinés ne sont pas encore des lecteurs. Cela confirme que les auteurs n'écrivent pas des livres, ils écrivent des textes qui deviennent des objets écrits (Chartier 1992). Le sens se construit aussi dans cet écart.

Notes
145.

Entretien passé le 24 juin 1996 avec l'institutrice à l'initiative de ce projet, Mme Josiane Perrot, à l'Ecole Saint Léonard de Guingamp (Côtes d'Armor).