Produire des textes

Pour Rancière (1987) la pensée se dit, se manifeste par des oeuvres, pour se communiquer à d'autres êtres pensants. Ces oeuvres ne se limitent pas à la création littéraire. Mais le littéraire tient une place nodale dans l'appareil scolaire et est au coeur de la politique de lecturisation. Aussi c'est cette forme d'expression qui sera ici envisagée. Là encore, comme pour les lectures, les travaux d'écriture partiront du je. On rejoint ainsi le Talmud dans lequel il est indiqué qu'il existe une obligation pour toute femme ou tout homme d'écrire un livre, d'écrire sa propre histoire, cette forme d'écrit que Ouaknin (1994) appelle "une écriture de la vie", " une mise en texte de la vie".

L'objectif n'est pas d'exacerber une forme de narcissisme, mais d'aider, à travers des situations créatives, à la formation d'esprits agissants, ‘"des hommes qui font, qui parlent de ce qu'ils font et transforment ainsi toutes leurs oeuvres en moyens de signaler l'humanité qui est en eux comme en tous"’ (Rancière 1987, 121). Qu'entend-on par situations créatives ? Roger Salomon dans la préface de la Grammaire de l'imagination de Gianni Rodari (1990), cite un extrait de ce que ce dernier avait écrit pour présenter un recueil de textes d'enfants publié à Florence en 1972. Il y souligne toute l'importance de ces situations créatives. ‘"J'appelle situation créative une situation où l'enfant n'est pas considéré comme un consommateur (de savoir, de valeurs préfabriquées, de tradition, de livres, d'inventions d'autrui), mais comme un véritable producteur... Dans une situation créative, l'enfant est mis en mesure de construire sa propre liberté".’ Toute politique de lecturisation essaie de plonger les élèves dans ce type de situation. Mais Rodari ajoute : "C'est un travail délicat, patient, long".

Il serait donc préférable de limiter ces formes et ces situations d'écriture uniquement scolaires qui imposent aux élèves en un temps très court de produire une rédaction pour un seul lecteur. Si les pratiques scolaires ne prétendent reproduire authentiquement les pratiques sociales, parce qu'en dehors des circuits économiques, elles peuvent cependant concerner des produits issus des pratiques sociales de référence (Halté 1992) : articles de journaux, romans, contes, nouvelles, poèmes. La micro-édition des oeuvres de fiction, les "circuits-courts" des écrits d'opinion ou d'information, des journaux littéraires, atténuent l'aspect scolaire de l'écriture.

Ces travaux d'écriture obligent à résoudre les contraintes de la production écrite, aident ainsi à la construction intellectuelle de l'élève, et lui fournissent le "mode d'emploi" d'un moyen qui lui assure une meilleure prise sur la vie, sur sa vie. Ce n'est pas simplement réintroduire le "texte libre" qui serait produit en utilisant l'outil informatique au lieu de l'imprimerie, ce n'est pas non plus évacuer toutes les contraintes car celles-ci sont parfois nécessaires pour pouvoir créer en toute liberté. Il semble même que les contraintes doivent être d'autant plus contraignantes que les élèves rencontrent des difficultés avec l'écrit 146.

Ainsi, Roger Salomon dans la préface à la Grammaire de l'imagination de Rodari (1990) évoque le héros d'une nouvelle d'Heinrich Böll 147 qui parle des "cahiers du coloriage" de son enfance sur les pages desquels ne figuraient que quelques traits et parfois même seulement des points à relier entre eux par des traits, et qui remarque que cela lui laissait une grande liberté d'invention tout en le stimulant au départ. "‘J'usais toujours largement, précise-t-il, de cette faculté de transposition. Au grand effroi de ma mère, d'une silhouette nettement destinée à représenter un cuisinier je faisais un chirurgien en train d'opérer. (...) Il est évident que la présence de quelques contours auxquels des points habilement disséminés assignent une certaine orientation autorise une liberté bien plus grande qu'une page blanche, prétendu symbole d'une liberté absolue, ardemment convoitée parce que censée laisser toute latitude à l'imagination".’

Des "gammes" seront à mettre en place. Des exercices, ludiques parfois, aideront à déconstruire les textes littéraires, utilisation par exemple, des travaux de l'OULIPO, l'application de ce que Couégnas (1992) nomme ‘"la formule paralittéraire de Martin Eden",’ l'exemple d'Eco dans l'Apostille au Nom de la rose... Profiter de ces "gammes" pour introduire en classe une activité qui ne possèderait qu'une seule essence scolaire, un peu comme l'est la dictée, par exemple, pour l'orthographe, ne présenterait qu'un intérêt limité. Aussi ces gammes, ou toute information sur des figures de style et des techniques d'écriture, ou des exercices de grammaire ou des notions d'orthographe sont proposés, d'abord, pour aider à un déblocage initial ou résoudre des difficultés techniques lors de l'écriture. Fruit de la multiplication des exercices d'écriture, une sédimentation de connaissances qu'on pourrait qualifier de contextualisées, parce qu'utiles pour avancer dans le travail entrepris, permettrait à l'élève de construire un savoir, son savoir sur l'écrit.

Un effort de création littéraire est demandé aux élèves. Produire de la littérature, pas retranscrire des discours parlés, voilà l'enjeu. A partir du ressenti, de ses rêves ou de ses désirs, de ses révoltes ou de ses coups de coeur, de ses échecs ou de ses succès, fabriquer une oeuvre pour mieux faire partager.

Goody (1979) insiste sur le rôle que joue l'écriture dans l'élucidation de nos propres pensées. Pour Annie Ernaux (1997), l'écriture se caractérise par l' "inconscience de la suite". C'est un "laboratoire" dans lequel nous essayons de nouvelles configurations possibles de la pensée et de l'action, pour en éprouver la consistance et la plausibilité (Ouaknin 1994). L'écriture doit être une aide à penser le réel, elle n'est pas dans l'usage d'un outil pour exprimer quelque chose qui préexiste, mais dans le travail d'un matériau (Foucambert 1989). Tous insistent sur l'importance de l'écriture pour construire sa pensée. C'est un enjeu qui dépasse largement les cours de français. C'est ce que souligne avec justesse Pierre Lepape dans Le Monde du 6 octobre 1995 à propos du livre de François Bon C'était toute une vie : ‘"L'idée qu'écrire des histoires sur ce qu'on vit, sur le milieu qui vous entoure, sur ses révoltes, sur ces rêves, permet de donner une forme à son existence’". Il ajoute pour les nombreux élèves pour qui l'école ne fait pas sens : "A ceux qui errent dans les ruines d'un monde démoli, l'expérience de l'écriture apprend les gestes de bâtir".

Lectures, "gammes", travaux d'écriture, parfois longs, vont se combiner pour une production qui permettra la maîtrise d'un outil précieux dans la construction d'une pensée. Les lectures serviront à acquérir cette capacité à dire ce que l'on pense dans les mots des autres qu'ainsi on s'appropriera, à apprendre dans les livres "les outils de l'expression". Ce sera lire pour produire des textes et produire des textes pour mieux lire. Mais ces lectures, cette production d'écrits ne peuvent se couper de la vie de l'élève. Trop souvent, ce dernier sépare l'école et sa vie hors de l'école. Il semble essentiel que cette activité d'écriture fécondée par des lectures permettent d'abord à l'élève une intelligence de ce qu'il vit dans le cadre scolaire. Pour construire cette réflexion, un type d'écrit nous apparaît utile : le circuit-court. La définition que donne Nathalie Bois (1998, 35) d'un circuit-court indique le rôle que peut jouer une telle activité : ‘"Production régulière d'écrits qu'un groupe de vie élabore pour lui-même comme instrument de compréhension et d'analyse de ce qu'il vit. Sa diffusion, strictement limitée au groupe, est systématiquement acompagnée d'un temps de réflexion commune".’ Faire s'exprimer les élèves sur le ressenti de l'enseignement vécu quotidiennement leur permet de concrétiser leur pensée, de l'affirmer, car l'écrit, outil exigeant, impose la précision, mais aussi ouvre au débat ce que les enseignants considèrent souvent comme leur "domaine réservé". En acceptant de participer à cette production, le professeur de français reconnaît à cette pensée imprimée son importance.

La classe de français, dans le cadre d'une politique de lecturisation, ne se transforme donc pas seulement en "atelier de lecture", mais s'organise aussi en "atelier d'écriture", en lieu de production d'écrits, ce qui implique non seulement quelques modifications d'ordre matériel ou structurel, non insurmontables, ainsi les lieux de production d'écrits s'installeront de préférence à proximité du C.D.I. de l'établissement, mais aussi une autre forme de rapports entre élèves et enseignants, ce qui n'apparaît pas aussi simple.

Notes
146.

Grignon et Passeron (1989) soulignent qu'il ne faut pas se laisser piéger par l'application mécanique d'une métaphore mécanique en pensant que le "jeu" diminue quand l' "étau" des contraintes se resserre.

147.

Loin de la troupe. Paris : Le Seuil 1966.