Le professeur de français médiateur

Comme l'écrit Talpin (1995), si la lecture est l'histoire d'une rencontre, en général entre un sujet et un texte, le tiers intermédiaire, entremetteur, peut aussi avoir une importance fondamentale. Ce n'est pas une possibilité aussi évidente qu'il ne paraît, surtout si on se place dans le champ littéraire si présent lorsqu'on traite de la lecture au collège ou au lycée.

Reuter (1991) a montré que la littérature se construit comme négation des médiations car le discours dominant dans le champ littéraire suppose une "communion" autour du livre. Aussi si elle est finalement acceptée, ce n'est qu'avec circonspection et en s'appuyant sur des pré-supposés. L'un de ceux-ci est que les médiations sont toujours considérées comme des adjuvants et non comme des obstacles ou des formes d'exclusion. Ainsi distribuer une liste de livres aux élèves ne peut apparaître que comme une aide, même si cette liste privilégie un type d'ouvrages, oubliant ainsi que sélectionner et offrir, c'est aussi limiter et interdire.

Le professeur de français reste un intermédiaire entre le livre et l'élève parmi d'autres médiateurs (la parentèle, les pairs, les bibliothécaires, les médias). Mais il possède trois particularités qui renforcent son rôle de médiateur. C'est un institutionnel, un professionnel du livre et de la lecture, avec qui les élèves doivent, par obligation, cohabiter.

Son rôle est pour cela à la fois semblable et différent de celui des autres médiateurs. Il ne s'agit pas uniquement de servir la lecture et le livre comme le ferait un bibliothécaire par exemple, mais que le livre et la lecture aident l'élève à se construire. Aussi il ne peut exister un seul mode de médiation puisqu'il doit tenir compte de la diversité des élèves. Cette médiation pose problème car les médiations sont loin d'être purement et simplement techniques, elles sont toujours aussi idéologiques, porteuses de positions et de valeurs (Reuter 1991, 67).

L'enseignant n'apparaît pas comme un intermédiaire neutre. Il est, de par sa fonction, du côté du livre. Il s'efforce de montrer, sans aucune démagogie, qu'il peut, sinon se mettre à la place des élèves, du moins les comprendre.

Le professeur de français diffère ainsi des "médiateurs du livre" qu'à la demande d'associations comme ATD - Quart Monde, le Ministère de la Culture essaie de mettre en place dans les quartiers. Le médiateur, dans ce cas, possède la même expérience de vie que le public qu'il rencontre dans son travail. Il n'y a pas la distance qui sépare le professeur des élèves. Il obtiendra plus rapidement la confiance du public défavorisé auquel il s'adresse tandis que l'enseignant devra faire preuve de qualités relationnelles pour gagner celle de ses élèves. Il ne faut pas toutefois imaginer que la solution ne serait que relationnelle. C'est l'illusion que véhicule, avec talent, l'ouvrage de Daniel Pennac Comme un roman. Penser qu'il suffit d'entamer la lecture d'un roman pour qu'ensuite les élèves se ruent dans les librairies, c'est surestimer les compétences charismatiques des enseignants et méconnaître les apports de la sociologie de la lecture. Privat (1995, 244 note 6) le rappelle avec justesse : ‘"Sans dénier l'importance du relationnel dans la diffusion d'une pratique culturelle, on ne saurait confondre sans désinvolture magie des rapports affectifs et formation, incitation généreuse et construction personnelle, animation ludique et apprentissages, intérêts passagers et pratique autonome".’

Le travail de médiateur doit consister avant tout dans une activité d'animation que le professeur ne peut mettre en oeuvre qu'en travaillant avec le (la) documentaliste du collège dans lequel il travaille 150. Le partage de ce rôle de médiateur du livre entre le professeur de français et le (la) documentaliste ne va pas sans poser de problèmes. On retrouve la même difficulté qu'avait souligné Privat (1995, 241) dans la coopération entre écoles et bibliothèques. Il s'agit de deux modèles différents d'appropriation culturelle : ‘"Un modèle centré sur le texte à dominante didactique et, d'une certaine manière, autoritaire et finalisée et un modèle centré sur les livres à dominante incitative, libérale et désintéressée".’

Dans notre étude précédente (1993), nous avons constaté que dans ce domaine les Instructions officielles (1985) ne sont pas respectées. Ces textes prévoient pourtant que ‘"chaque professeur quelle que soit sa discipline, prendra contact avec le bibliothécaire-documentaliste et établira avec lui une collaboration pour mettre en oeuvre, après les avoir définies avec précision, des actions pédagogiques correspondants aux objectifs recherchés"’ (Lire au collège 1986, 3). C'est ainsi que 60,4% des enseignants que nous avons interrogés accompagnent les élèves au moins une fois par trimestre au C.D.I., mais 73,1% de ceux-ci ne travaillent pas en collaboration avec le (la) documentaliste 151. On ressentait même une certaine tension entre enseignants et documentalistes. Foucambert (1986) en commentant l'enquête de l'I.N.R.P. qui portait sur 16 005 élèves dans 71 collèges, dressait un constat identique. Le C.D.I. apparaissait comme un prolongement ou un lieu-ressource pour ce qui se passe en cours, mais pas comme un centre d'animation et de promotion pour la lecture et le livre.

Il existe une partition du travail culturel entre les professeurs de français et les documentalistes qui doit être interrogée. Aux premiers serait dévolu le développement des compétences de lecture, aux seconds l'activation de ces compétences. C'est oublier qu'on ne peut dissocier l'un de l'autre.

Notes
150.

Un exemple d'animation : les travaux sur catalogues d'éditeurs. Cette activité, encouragée par le ministère de l'Education du Québec, permet aux élèves de prendre conscience de l'étendue de l'offre éditoriale, de percevoir le fonctionnement de ce milieu, d'en saisir le code. C'est une activité qui aide les élèves à étayer leur approche de l'écrit en créant des repères culturels.

151.

166 professeurs de français en classe de troisième dans cinq départements de l'Ouest de la France.