Etre un professeur d'écriture

"‘On imaginerait difficilement un professeur de piano, de cuisine ou de dessin qui ne s'adonnerait pas personnellement à l'activité dont il cherche à faire partager la pratique et qui ne s'exposerait pas en ce domaine pour y associer les apprentis qu'il se propose de former".’ La remarque de Foucambert (1994, 169) constitue une évidence insuffisamment partagée pour conduire à des bouleversements dans l'approche de l'écriture à l'école. C'est ce que confirme Halté (1992). Il a souligné les contradictions des enseignants qui, bien qu'accordant un grand prix aux dimensions textuelles, à travers la cohérence des idées, le respect du sujet, l'originalité, le style, insistent davantage en classe sur le "trio linguistique" : orthographe, grammaire, conjugaison, que sur la technique de l'écriture qui ne s'enseignerait pas. Aussi trop souvent se contente-t-on de demander aux élèves de produire une rédaction. C'est un genre littéraire particulier qui s'est généralisé, depuis le début du XIXe siècle, des premières classes du primaire à la fin du collège. Le rite, comme le rappellent Léon et Roudier (1988), est immuable : un sujet, un délai de remise, un argument en exergue, double page et marge large, introduction, développement, conclusion. ‘"Rigidifiée à travers ses rites",’ "empoissée par les stéréotypes", cette rédaction empêche toute véritable expérience d'écriture. ‘"Pensée comme transcription d'un discours préalable, l'écriture devient le lieu de la représentation transparente du monde et de l'expression du sujet. Pratique de reproduction, d'un 'déjà là', l'écriture se satisfait aisément du triple apprentissage du quoi dire et du mieux dire avec l'approche des textes et la fréquentation des oeuvres. A cette conception dominante à l'école et dont se satisfait la théorie des processus rédactionnels, s'oppose celle de l'écriture comme production orientée au contraire vers la pensée à venir" ’(Halté 1992, 105). C'est cette deuxième approche de l'écriture qui entre dans une politique de lecturisation car la rédaction traditionnelle empêche une vraie implication du Je dans l'écriture 153.

Puisque l'écriture permet d'acquérir une maîtrise nouvelle de la réalité (Goody 1979), s'approprier des savoirs par des expériences d'écriture, selon le principe que c'est en faisant que l'élève apprend, pourrait être l'approche de cette activité. Le changement à opérer dans les pratiques pédagogiques apparaît conséquent. Pourtant en 1975, en ouverture d'un colloque sur L'enseignement de la littérature : crise et perspectives à la faculté des lettres modernes de Strasbourg, Jean Ricardou déclarait déjà que ‘"l'enseignement de la littérature ne consiste jamais à enseigner de la littérature"’, car pour cela il faudrait que l'enseignant devienne un écrivain et un théoricien. Au lieu d'énoncer un discours sur la littérature, le professeur de français fabriquerait des textes, produirait de la littérature tout en aidant les élèves à théoriser un savoir en gestation.

Les savoirs théoriques (grammaire du texte, pragmatique, génétique textuelle...) seront convoqués pour et au cours des travaux d'écriture, pour les entreprendre, les avancer et les évaluer 154. Cela entraînera, peut-être, en la finalisant, une autre entrée dans un tissu théorique, encore insuffisamment utilisé parce que très étendu. Ces référents qui font appel à la linguistique, à la sémiotique, à la science littéraire, comme le constate aussi Halté (1992, 32), ne se sont pas imposés à l'école. De plus, ces apports théoriques se mélangent à l'ancienne approche dont ils pervertissent ‘"la cohérence sans parvenir à lui substituer la sienne".’ Maintien de la rédaction, difficulté à introduire les "nouveaux" savoirs théoriques. En France, savoir écrire s'apparente encore souvent à un don. Certains le possèdent, les autres pas. Aussi, Ricardou n'avait-il pas tort de choisir la prudence quand il évoquait le futur de ce que pourrait être un véritable enseignement de la littérature. ‘"Enseigner la littérature sera un jour, peut-être, enseigner à fabriquer du texte dans ce qu'on pourrait appeler des ateliers d'écriture. On y écrira un texte, mais en se demandant toujours quels procédés sont employés : l'enseignement sera une production conjointe de pratique et de théorie. Nous en sommes loin"’ (Ricardou 1975, 34) 155.

Les creative writing des universités américaines, qui ont proliféré au cours des deux dernières décennies (Ferguson 1991), ne se sont pas installés en France 156. Dans ces creative writing, des écrivains (Alison Lurie, John Hawkes, Susan Sontag, Paul Auster...) montrent qu'ils sont à même d'assurer tout autant l'enseignement que la pratique de leur art. L'idée que les Français se font de l'écriture et du style est éloignée de cette réalité.

Pourtant, les ateliers d'écriture ont essaimé en France, avec, parmi le large public concerné, des enseignants. La diversité des ateliers, la variété des approches, le manque de recul par rapport à ces expériences (en I.U.F.M., stages de la MAFPEN, pour ce qui concerne des institutions liées à l'école) rendent difficiles une évaluation des modifications dans l'approche pédagogique de l'écrit qu'elles pourraient entraîner. Une transformation des pratiques pédagogiques des enseignants nécessiterait, sans doute, un cycle long d'ateliers d'écriture littéraire. Un cursus de formation reste à élaborer. En mars 1989, dans le n°61 de la revue Pratiques, Claudine Garcia-Debanc prône, pour les enseignants, des situations de formation analogues à celles vécues par les élèves en classe. Si en faisant, l'élève apprend, c'est que l'enseignant s'efforce de faire passer l'élève des connaissances procédurale, "savoir comment", aux connaissances déclaratives, "savoir que". Le professeur de français, de par sa formation, maîtrise des connaissances déclaratives mais pas forcément procédurales. ‘"Il sait déjà beaucoup, mais il n'a pas fait ce qui ne s'apprend qu'en faisant".’

Se pose donc pour le professeur de français qui apparaît comme le pivot de la politique de lecturisation la question de sa formation. Celle-ci doit lui permettre de construire son savoir afin qu'il puisse ensuite créer dans les classes qui lui seront affectées les conditions qui aideront les élèves à édifier le leur. Déjà en novembre 1991, le Conseil national des programmes pour l'évolution du collège invitait à une réforme importante de la formation et des concours de recrutement des professeurs de français. Actuellement, la part du littéraire y est trop considérable par rapport aux connaissances sur la langue, sur la lecture et la production de textes. Ces trois aspects doivent avoir une part égale de formation.

Vonk a souligné l'opposition entre les deux modèles d'enseignants tel que l'OCDE les définit 157. Le modèle à compétence minimale et le modèle à professionalisme ouvert. C'est le premier qui domine en Europe. ‘"Suivant ce modèle, l'enseignement est considéré purement et simplement comme un système de livraison. Les décisions sur ce qu'il y a lieu d'enseigner et comment cela doit l'être sont prises au niveau du management, au-dessus de la classe et de l'école, ce qui entraîne un programme scolaire imposé. Le travail de l'enseignant est ramené à effectuer la livraison de ce programme aussi efficacement et aussi effectivement que possible. Dans cet environnement, il est facile d'évaluer les enseignants en jugeant comment ils effectuent cette livraison et leur formation peut être organisée de façon à remédier à leurs déficiences". ’

La politique de lecturisation appelle un autre modèle d'enseignant car ses fonctions exigent d'autres compétences que celles que fournissent les formations correspondant à ce premier modèle. Le second modèle, tel que le présente Vonk, place l'enseignant au centre du processus d'amélioration de la qualité de l'éducation et semble mieux convenir. ‘"Les enseignants, individuellement ou en groupe, sont responsables de l'analyse des besoins de l'école. Ils sont capables et désireux de débattre ouvertement, non seulement entre eux, mais avec les autres parties légitimement concernées, des solutions possibles ou des développements souhaités et, aussi, de prendre des décisions sur ce qu'il y a lieu de faire et comment en assurer la mise en oeuvre. Les enseignants sont considérés comme des leaders innovateurs, capables de s'améliorer eux-mêmes, d'analyser leurs propres actions, d'identifier les besoins des élèves et d'y réagir, enfin, d'évaluer le résultat de leurs interventions". ’

Notes
153.

Annie Ernaux, dans les Cahiers Pédagogiques n°363 d'avril 1998, constate comment il est difficile pour "l'enfant immergé dans une culture dominée ( ...) d'engager dans le "je" sa réalité propre". La romancière exprime le profond accablement qu'elle ressent à la relecture de ses rédactions d'élèves de la classe de 6e à celle de 3e : "Dans ces narrations et ces descriptions, toujours à la première personne et toutes très bien notées, il n'y a rien de moi, rien de la réalité qui était la mienne. Pas une ligne, pas un mot qui refère au commerce de mes parents, aux gens que je connaissais, aux choses de la maison. Ma vraie vie, celle dont ma mémoire a conservé la trace, est rigoureusement absente de ces pages où, par ailleurs, le passé simple et le subjonctif imparfait, les "je fis" et les "que j'eusse", gagnent du terrain d'année en année. Le "je" que j'emploie n'est pas le mien" (p. 9).

154.

"La linguistique a étendu son champ de la phrase au texte avec la grammaire du texte. Les notions de cohérence textuelle et de progression thématique sont éclairantes pour désigner les "défauts d'un texte". la pragmatique qui analyse les énoncés du point de vue de leurs rapports avec les situations d'énoncation rend compte de leur diversité. Elle permet d'étudier l'enjeu d'un texte en fonction notamment du destinataire. (...) La génétique textuelle a connu un grand essor : elle étudie la genèse des textes littéraires, leurs diffréents états successifs. (...) Les travaux sur la rature permettent de mieux entrevoir le travail de "l'atelier de l'écrivain". (Boniface 1992, 98-100).

155.

Ricardou Jean. Claude Simon : analyse, théorie. Colloque de Cerisy 1974. Paris : UGE 10/18, 1975.

156.

L'entrée des groupes d'écriture dans un cursus universitaire date de 1897 à Iowa qui reste la plus célèbre université de creative writing workshops. Dès 1931 des diplômes dans ce domaine sont accordés dont le Master of fine arts (MFA) à partir de 1941. En 1990, the Associated Writing programs (AWP) estime à 340 le nombre de cours d'écriture.

En général, les études spécialisées en écriture durent deux ans. Le cursus aboutit à un diplôme (MFA) délivré au vu d'un manuscrit qui, pour les meilleurs, peut être publié. Des écrivains connus, Tennessee Williams, Flanery O'Connors, Raymond Carver, Philip Roth, John Irving.... sont passés par les creative writing.

Ces creative writing sont différents des ateliers d'écriture tels qu'ils fonctionnent en France. Les participants n'écrivent pas sur place, mais les textes écrits par les étudiants, en dehors des cours, sont lus, étudiés, critiqués. (D'aprés Boniface, 1992).

157.

Vonk J.H.C. Nouvelles perspectives pour la formation en Europe. Neuchâtel, Institut romand de recherches et de documentation pédagogique, 1992. pp. 4-5.