CONCLUSION

Si nous réfutons l'idée d'une crise générale de la lecture, il existe cependant un problème de l'enseignement de la lecture au collège car celui-ci accueille aujourd'hui tous les enfants, mais fonctionne encore trop souvent comme s'il n'avait affaire qu'à des élèves qui possèdent les "compétences remarquables" en lecture, c'est-à-dire qui sont capables de découvrir l'implicite des textes et de les mettre en réseau. Or ces compétences, qui sont celles du lecteur, ne sont acquises, selon les évaluations du Ministère de l'Education Nationale, que par moins de 20% des élèves de sixième. Pour une majorité d'élèves, essentiellement ceux qui proviennent de familles où le livre n'occupe ni espace, ni temps, l'apprentissage de la lecture n'est pas achevé. La politique de lecturisation s'inscrit dans ce contexte et tient compte du "handicap" (dans le sens que lui donne Bourdieu de "course à handicap") que connaissent ces élèves qui demeurent des liseurs.

La plus grande diffusion des pratiques de lecture à laquelle aspirent les ordonnateurs d'une politique de lecturisation les contraint à d'abord ne pas gâcher l'enthousiasme des enfants lors de leur arrivée au collège, qui se manifeste aussi dans leur rapport à l'écrit, tout en créant les conditions qui leur permettent d'accumuler le capital culturel indispensable pour aller seul vers le livre, pour de liseur devenir un lecteur.

Si la politique de lecturisation, mise en oeuvre dans le collège des élèves de l'échantillon 1 (E1), n'a pas "fabriqué" davantage de lecteurs que les autres approches pédagogiques rencontrées par les élèves de l'échantillon 2 (E2), les non-lecteurs y sont cependant moins nombreux que dans E2, la compétence technique mieux maîtrisée, la distribution des lecteurs entre "boulimiques", "classiques", "distanciés", "itératives", "pointillistes" n'est pas identique, et les appréciations qu'ils portent sur la lecture au collège, temps des lectures choisies qu'ils opposent à celui du lycée, temps des lectures imposées, se différencient de celles de E2 pour qui le collège est le temps des lectures oubliées. Les "lecteurs" et les "entre-deux" de E1 expriment nettement leur "intérêt" pour cette liberté de choix. L'influence pédagogique observée ne signifie pas qu'elle soit bénéfique à tous. Qu'il y ait moins de non-lecteurs et pas davantage de lecteurs dans l'échantillon 1 signifie l'existence d'une catégorie intermédiaire plus nombreuse, les "entre-deux". Cette catégorie de liseurs exprime plus vivement ses critiques à l'encontre de l'imposition scolaire que les "non lecteurs", plus indifférents. Le danger des no man's lands culturels a été souligné. Ne plus être un "non lecteur" ne peut s'apprécier comme un progrès si cela se traduit par un état durable d' "entre deux".

Les élèves de l'échantillon 1 ont vécu une politique de lecturisation qui s'est construite dans une certaine empirie. Tout était organisé pour que les élèves s'approprient l'écrit et son environnement : atelier lecture, travail dans un C.D.I. accueillant, production d'écrits, pour une part socialisés. Mais l'équipe enseignante à l'origine du projet ne s'était pas penchée sur les raisons qui la poussaient à vouloir diffuser les pratiques de lecture comme si elles étaient évidentes, rejoignant ainsi un consensus largement partagé par les classes lectrices de la société : ‘"Il est bon de lire".’ La théorie qui a fait défaut à la politique de lecturisation menée dans le collège des élèves de E1 s'est construite, au cours de cette recherche, autour d'une question, ‘"Pourquoi faut-il qu'ils lisent ?"’, et d'un appui sur l'histoire de la lecture. En effet, les pratiques pédagogiques observées dans les cours de français au collège se signalent par un certain figement, dans le choix des textes, dans la manière de les aborder, alors que les élèves concernés vivent dans un environnement complètement différent de celui qui a imprégné sa marque à cet enseignement. De plus, à la veille de ce qui sera peut-être, avec le développement de la lecture sur écran, une troisième révolution de la lecture, il n'est pas inutile de s'arrêter sur les deux ruptures qui l'ont précédée, le milieu du XIIe siècle et la seconde moitié du XVIIIe.

La première révolution souligne l'importance de la lecture visuelle, mais aussi comment cet outil si précieux dans l'essor de la pensée scolastique est aussitôt confisqué par les lettrés. La seconde marque le décrochage entre une société qui se désacralise, qui multiplie les écrits, et l'enseignement de la lecture. Celui-ci éprouve, encore aujourd'hui, des difficultés à s'extraire de la sacralité et de l'oralité originelles. Les textes, pour l'essentiel, sont différents, mais l'approche demeure identique. Le passé éclaire le présent et arme ainsi le lecturisateur d'un instrument d'objectivation "pour porter au jour les présupposés qu'il doit à son inclusion dans l'objet de connaissance" (Bourdieu 1997, 22). Un travail d'anamnèse, à travers une réflexion sur son propre cheminement de lecteur, n'apparaît pas inutile pour que le professeur de français prenne conscience de la singularité du parcours de chaque lecteur et se méfie de toute idée de vouloir universaliser le sien.

Notre approche peut paraître paradoxale : fortifier l'habitus lectoral, construire une culture du désir de lire afin de se libérer de cet habitus, "fabriquer" un lecteur pour l'aider à entrer dans un travail d'autonomie. La probabilité d'accéder à une action rationnelle que Bourdieu reconnaît à tout habitus nous semble plus forte avec cette forme particulière de l'habitus qu'est l'habitus lectoral. Le détour par Aristote et Saint Thomas d'Aquin éclaire cette éventualité. La définition classique de l'habitus - disposition stable qui permet d'agir quand on veut, avec aisance et plaisir - convient bien à l'habitus lectoral.

L'habitus constitue l'apport positif de l'habitude et soumet les "automatismes" à la raison, aussi est-il synonyme de "vertu". Celle-ci, pour Aristote dans Ethique à Nicomaque (Livre II), correspond à un état habituel acquis engendré par la répétition d'actes conformes à la raison. C'est ce que produit la "lecture littéraire". Elle autorise la maîtrise symbolique du monde de la fiction, la prise de position critique à l'égard de ce même monde, et pousse le lecteur à une réflexion sur son propre univers car, comme l'écrit Ouaknin (1994, 262), ‘"le monde du texte découvert dans la lecture entre nécessairement en collision avec le monde du réel pour le refaire". ’

Pour apprécier ces actes conformes à la raison, il faut distinguer, dans l'acte humain, l'acte intérieur, issu de nos facultés spirituelles, et l'acte extérieur. Le renouvellement d'actes intérieurs semblables forme l'habitus alors que les actes extérieurs peuvent demeurer différents. Pinckaers (1969, 6) ajoute : ‘"Loin d'engendrer un mécanisme qui se substitue à la liberté, qui la paralyse et la diminue, cette répétition des actes intérieurs accroît au contraire le pouvoir de la liberté dans l'homme’". De plus, la connexion entre les différents habitus constitue un organisme actif qui fait que ‘"l'habitus s'acquiert (...) par une action qui entraîne la participation de l'organisme entier des habitus, bien que, par sa matière, l'acte accompli se rapporte directement à un même habitus particulier"’. L'habitus lectoral, en se renforçant par des pratiques lectorales qui se situent au-delà du "pacte d'assouvissement", ne modifiera pas seulement les pratiques à un niveau pré-réfléchi, mais aussi ce centre personnel qui est au coeur de la liberté et où se conçoivent nos actes.

L'éducation qui forme l'habitus, d'abord externe, celle des parents, celle de l'école, est au service d'une liberté personnelle ‘"qui doit progresser vers la maturité et l'autonomie, qui lui seront pleinement garanties par les habitus"’ (Pinckaers 1967, 6). Dans la politique de lecturisation, l'action du pédagogue porte sur l'incitation à la lecture et à l'écriture afin, dans un premier temps, de fixer l'habitus lectoral. Cet habitus peut alors inscrire dans la nature un désir qui se conforte. Cette auto-dynamisation du désir renforce ensuite l'habitus.

Etre lecteur, ce n'est pas seulement maîtriser les écrits de la vie quotidienne qui s'imposent à tous, même si cela est important, ce n'est pas non plus uniquement plonger dans des histoires palpitantes, même si elles apportent de l'agrément, mais c'est aussi aller vers l'écrit pour atteindre, par un travail sur sa pensée, une certaine forme d'autonomie. Dans une recherche récente (Baudelot 1999), est soulignée l'articulation féconde qui pourrait exister entre la "lecture ordinaire" que le collège saurait encourager et la "lecture savante" que le lycée voudrait imposer. C'est ce qu'essaie de réaliser la politique de lecturisation, mais notre définition de la lecture savante diffère de celle proposée par les auteurs de l'enquête citée plus haut : ‘"Le concept de lecture savante réunit toutes les manières de lire qui (...) font du texte (...) l'intérêt et la fin de la lecture, celle-ci devenant du même coup une activité qui est à elle-même sa fin" ’(p. 163). Quand nous parlons de lecture savante, ce n'est pas celle que le lycée essaie d'enseigner que nous évoquons - il s'agit plutôt dans ce cas d'une forme de lecture savante, la lecture lettrée - mais une lecture qui aide le jeune à construire un savoir, le sien, sur l'écrit, sur le monde et sur lui-même, et, au moyen de ce savoir, à développer encore son agir. Qu'est-ce être lecteur sinon se servir de ce qu'on lit pour mieux penser la vie qu'on mène et ainsi être en mesure de la transformer.

La politique de lecturisation n'introduit aucune révolution technique dans l'enseignement de la lecture. Ses ordonnateurs s'efforcent d'installer une cohérence entre les fins et les pratiques pédagogiques, afin que cette politique constitue une forme d'action qui porte en elle-même son sens et sa valeur (Soëtard 1995). Cette dimension a manqué dans l'expérience de lecturisation menée dans le collège de l'échantillon 1, limitant sans nul doute les effets de la pédagogie mise en oeuvre. Le concept de praxis pédagogique qui nous apparaît aujourd'hui comme la clé de voûte du cette politique était alors ignoré de l'équipe d'enseignants à l'origine du projet.

La praxis pédagogique implique donc une congruence entre les fins et les pratiques pédagogiques. C'est peut-être là que pourrait s'apprécier la nouveauté dans la pédagogie de la lecture évoquée dans cette recherche, car elle modifie l'ordonnancement traditionnel de l'école où une majorité d'enseignants se considèrent avant tout comme des transmetteurs de savoir. Ne peut-on penser avec Freire (1983, 51) que ‘"le savoir ne s'acquiert que dans l'invention, la réinvention, dans la recherche tendue, impatiente, permanente que les hommes font dans le monde, avec le monde et avec les autres hommes"’. Trop souvent les élèves clivent leur vie en deux temps, celui de l'école plus ou moins subi, et l'autre, en dehors, sans qu'ils établissent des liens entre les deux. Dans l'approche de l'écrit, ils ne saisissent pas très bien le sens des efforts à entreprendre, sans doute parce qu'ils sont trop jeunes, mais aussi parce qu'ils n'en observent pas souvent les effets, s'ils vivent dans un milieu où le livre et la lecture n'occupent qu'une place accessoire. Ils ne disposent pas de ce moyen "privilégié" pour construire intellectuellement leur expérience. Nous suivons Dubet (1994, 256) lorsqu'il écrit que la domination se manifeste par la destruction de l'expérience : ‘"Les individus et les groupes dominés sont dépossédés de la capacité d'unifier leur expérience et de leur donner un sens autonome. Le travail par lequel ils parviennent à reconstruire leur expérience est beaucoup plus lourd et difficile que celui des dominants, qui bénéficient d'emblée des ressources culturelles et sociales leur permettent d'être acteurs"’. Si on postule que l'écrit constitue un outil efficace pour donner un sens à son expérience,

on perçoit les conséquences fâcheuses de la "violence symbolique" qu'exerce l'école dans l'approche du livre, parce que le rejet de la forme que prend l'imposition de la culture dominante risque de concerner justement le moyen qui permettrait aux élèves de s'en affranchir.

L'enjeu de la politique de lecturisation, être auteur pour devenir un acteur, ne se convertit pas aisément sur le plan pédagogique. Toute la difficulté est de construire une cohérence synchronique. Dans la mise en oeuvre de la politique de lecturisation, la classe de français se transforme en atelier de lecture et d'écriture, un lieu où pour produire des textes, les élèves s'appuient sur leurs lectures. Le professeur de français, pivot de cette politique, en étroite collaboration avec la documentaliste, sans exclure les autres professeurs, incite l'élève à acquérir une culture de l'écrit par un renforcement de la technique de lecture, par une appropriation des espaces de lecture, par un encouragement aux micro-sociabilités autour de la lecture, et stimule une production d'écrits qui seront, en grande partie, socialisés - la triade technique : traitement de texte -> imprimante -> photocopieur, auxquels pourrait s'ajouter le scanner, le permet aisément. Il s'agit, comme dans l'expérience de lecturisation analysée dans cette recherche, de lire pour écrire, d'écrire pour lire. Mais nous avons vu que cette politique n'a produit que des effets limités. Etre auteur pour devenir un acteur ne signifie pas qu'il existe un ordre chronologique entre ces deux objectifs mais plutôt qu'ils fonctionnent dans l'interaction, et c'est dans celle-ci que le travail de théorisation devient possible.

L'autonomie ne se décrète pas, elle se conquiert si on en éprouve le besoin. Comme le dit le peintre Pierre Soulages, ‘"c'est ce que je trouve qui m'apprend ce que je cherche" ’ 158, la dynamique à insuffler dans cette dialectique du conditionnement et de la libération, qu'introduit une politique de lecturisation, nous semble être une dynamique de recherche où élèves et enseignants cherchent ensemble. Dans cette hypothèse, un rapport nouveau entre élèves et enseignants reste à bâtir, mais il se conçoit difficilement sans un desserrement de ce qu'il faut bien appeler le "carcan" scolaire.

Nous avons vu comment le liseur ancre sa lecture dans le réel et non dans la réalité textuelle. L'aider à théoriser son expérience de vie, en questionnant l'écrit, l'amener à symboliser ce qu'il vit, à construire un espace symbolique où il se sent à sa place, lui montrer la maîtrise que cela confère, afin qu'il réalise l'intérêt de l'écrit, permettraient, peut-être, de fixer un point d'ancrage assez solide autour duquel se référeraient les lectures.

Il ne s'agit pas ici de rejeter les textes officiels mais plutôt d'en saisir l'esprit, parfois dissimulé par une gangue d'exigences ponctuelles qui font que l'essentiel s'oublie dans la pratique de la classe. De plus, une des tentations du didactisme, comme le souligne Michel Soëtard, est de prendre ‘"le savoir scolaire comme argent comptant, en perdant de vue qu'il est à construire en connaissance de cause et de fins humaines" ’(In Pestalozzi 1797, 281). Aussi posséder quelques compétences herméneutiques ne nuirait pas aux professeurs de français car la politique de lecturisation correspond à une lecture des textes officiels selon un axe théorique choisi, aider l'enfant à se constituer en sujet, c'est-à-dire créer les conditions pédagogiques qui l'inciteront à utiliser l'écrit pour l'aider à construire son savoir, à prendre une distance critique avec ce qu'il vit, pour mieux le vivre et aussi, s'il le désire, pour essayer de le changer. Notre méfiance à l'égard d'un ethnocentrisme lettré - un corpus d'oeuvres à lire obligatoirement qui favoriseraient l'intégration des élèves dans un creuset républicain - ne signifie pas un refus du livre. S'il ne faut pas ‘"négliger le livre du monde"’ (Emile Livre V), les pages qu'il nous propose sont souvent dissimulées par un écran de mots. Aussi les propos de Lévinas (1982, 21) situent l'enjeu de la politique de lecturisation : ‘"Je pense que dans la grande peur du Livresque, on sous-estime la référence 'ontologique' de l'humain au livre que l'on prend pour une source d'informations, ou pour un 'ustensile' de l'apprendre, pour un manuel, alors qu'il est une modalité de notre être".’

Notes
158.

Cité par Petit 1996 p. 195.