Lis attentivement cet extrait du roman "le dimanche de la vie" de Raymond QUENEAU, sans omettre les lignes introductrices qui situent l'action. Ensuite 10 questions sur le texte, sous la forme d'un Q.C.M., te seront posées.
VALENTIN, DISEUSE DE BONNE AVENTURE
Sa femme étant malade, Valentin décide de la remplacer dans ses activités de voyante extra-lucide... Pour bien s'acquitter de sa mission, le voici déguisé en femme, recevant sa première cliente : une entreprise audacieuse... Valentin fera-t-il parler la boule de cristal ?
A la première personne qui viendrait le voir, il lui apprendrait qu'elle épouserait un prince hindou. Pas forcément en première noces, ni même en secondes. Ça ouvrait des possibilités : elle pourrait attendre, joyeusement, les lourdes conséquences de la sénilité. La première cliente fut une jeune femme.
- Vous allez vous marier avant peu, dit Valentin, d'une petite voix de fausset qui faillit le faire rire.
- Je suis mariée depuis huit jours, dit la consultante.
- C'est bien ce que je disais. Le temps ne compte pas pour nous autres. Hier, demain, qu'est-ce que c'est en face de l'Eternité ?
Si je lui en fous pas plein la vue avec ça, se dit Valentin assez satisfait de son éloquence mais la fille était coriace :
- Madame, l'éternité c'est bien joli, mais pour moi ce qui compte, c'est pas hier, c'est demain.
- Hier compte aussi, dit Valentin. Sans hier, demain n'existerait pas.
- En tout cas, je suis mariée depuis huit jours.
- Que désirez-vous savoir ?
- Tout.
- C'est beaucoup, dit Valentin d'une voix lugubre.
- Madame, je paierai ce qu'il faudra.
Merde, se dit Valentin, ce n'est pas si facile que ça. Julia charrie ; elle aurait dû me faire répéter avant de me lancer là-dedans. Pauvre Julia, c'est encore bien beau qu'elle ait eu cette idée.
- Je vais me concentrer, annonça-t-il avec force.
La jeune personne trouva ça tout naturel.
Est-ce que je vais lui faire le coup du prince hindou ? se demanda Valentin. C'est tout ce que j'ai trouvé à moi tout seul, ce n'est peut-être pas suffisant. Puis il s'aperçut qu'il ne pourrait plus battre ses records sur l'horloge de Poucier. Il lui semblait pourtant qu'il commençait à atteindre une certaine maîtrise du temps, mais il se demandait pourquoi un nombre précis de secondes en plus, ou en moins, avait une influence sur ce qui, justement, dépassait toute mesure. Et si dix minutes se réduisaient parfois à un clin d'oeil, ce clin d'oeil se référait toujours à la vie d'un homme, avec son début et sa fin. Le tremplin du temps n'était-il pas une balançoire ? Et Valentin se balança.
Lorsqu'il se retrouva derrière son voile astrologique, il s'aperçut que la consultante dormait. Il donna de petits coups sur la table et annonça d'une voix forte :
- C'est dix francs, madame.
La madame sursauta, allongea ses dix balles et sortit, l'oeil hagard. Valentin se félicita. Ce n'est pas si mal comme début, se dit-il, et suivant les instructions de Julia si bien expliquées... d'ailleurs, sur la porte, il donna deux petits coups de sonnette pour faire entrer le numéro deux. Mais personne n'apparut. Valentin se gratta la tête ; il y avait trois possibilités : que le numéro deux se soit endormi ; que le numéro deux soit reparti et qu'il y ait un numéro trois ; enfin, qu'il n'y ait pas de numéro deux, c'est-à-dire qu'il n'y ait pas non plus de numéro trois, ni personne. Dans le premier cas, il n'y avait pas de raison pour que deux nouveaux coups de sonnette réveillassent plus le sujet que les deux précédents ; dans le second cas, donner trois coups de sonnette était la solution juste ; dans le troisième cas, ça n'avait aucune importance. Valentin donna donc trois coups de sonnette. Un meussieu entra, qui déposa sur la table son numéro d'ordre, le numéro deux ; il s'assit en souriant d'un air futé.
Un qui se croit un petit malin, se dit Valentin, mais comment le contrer ? Quel métier !
- Vous ne saviez donc pas que je n'étais pas parti ? dit le petit malin. Et je préfère vous prévenir tout de suite qu'il n'y a pas de troisième client. Il ne semble pas que vous le sachiez non plus.
- Pour nous autres, dit Valentin, le deux et le trois sont un et le même. Le temps est double : le passé et le futur, et pourtant il est triple puisqu'il y a le présent.
- Si la consultation est de trois franc, dit le petit malin, et que je ne vous en donne que deux, vous ne trouverez pas que c'est la même chose.
- La consultation est de vingt francs, dit Valentin décidé à saler cet emmerdeur. Payables d'avance.
Le type allongea ses vingt balles et Valentin les recouvrit pudiquement avec le Numéro Magique de l'individu. Mais, ce faisant, il avait montré sa main et il s'aperçut que l'autre avait biglé dessus, très intéressé. Valentin, aussitôt, sentit le flic et il en conclut qu'il n'avait vraiment pas été long à se faire pincer. Est-ce qu'il irait en taule ? Est-ce qu'on allait en prison pour devinerie ?
L'autre attendait patiemment, il avait l'air sûr de lui et doucement ironique.
Quel sale con, se dit Valentin. Julia l'aurait possédé, elle. Je gâche le métier. Et il soupira.
- Alors ? demanda le numéro deux.
- Un de vos collègues vous veut du mal, commença Valentin.
- Et comment est-il ? demanda l'autre qui ne pouvait s'empêcher de se montrer narquois.
- C'est un brun moustachu, avec un chapeau melon, un pébroque et de gros godillots.
- Et une cicatrice sur la joue droite ?
Valentin ne tomba pas dans le piège.
- Sur la joue gauche, dit-il.
- C'est lui, murmura le consultant abasourdi.
- Il va vous gratter dans une affaire dont vous vous occupez tous les deux.
- L'affaire des voleurs de soucoupes ?
- Egzactement. Il va vous couper l'herbe sous le pied, si vous n'y prenez garde.
- Qu'est-ce que je dois faire ?
- Ça fera dix francs de plus, dit Valentin.
L'autre s'empressa de les aligner.
- Trouvez-vous demain matin, à sept heures, devant le Sacré-Coeur, et vous verrez vous même ce que vous aurez à faire.
- Devant le Sacré-Coeur ?
- Devant le Sacré-Coeur.
L'autre faisait l'air perplexe.
- Vous vous foutez de moi, finit-il par dire.
- En tout cas, dit Valentin, je ne vois pas ce que vous risquez en allant devant le Sacré-Coeur.
- Ça, c'est vrai.
- Je vais vous dire encore autre chose.
- Oui ?
- A propos de votre femme. Y a un type qui tourne autour, un de vos collègues.
- Comment est-il ?
- Un brun, moustachu. Avec un chapeau melon, un pébroque, et de grosses godasses.
- Vous êtes sûr ?
- Je le vois.
- Alors, c'est Anatole. Je m'en doutais.
- Méfiez-vous en, c'est un coquin. Je regrette de ne pouvoir vous garder plus longtemps. Revenez me voir si vous avez d'autres difficultés. Je vous laisserai maintenant la consultation à dix francs.
- Je vous remercie.
Le hambourgeois hésitait.
- Vous devriez mettre des gants, finit-il par dire.
- C'est moi qui vous remercie, dit Valentin.
Le hamburgeois s'en fut.
Valentin le regarda par la fenêtre traverser la cour. Il sentit que l'autre irait loin, jusqu'au Sacré-Coeur.
Puis, Valentin donna trois coups de sonnette, puis quatre, mais sans succès. Il alla jeter un coup d'oeil dans le salon d'attente : il était vide. Qu'est-ce que Julia racontait, qu'elle faisait des affaires d'or ? Que le salon ne désemplissait pas ? Il lui fallut attendre une heure le numéro trois, c'était miss Pantruche. Cela rentrait dans le jeu.
- Que désirez-vous savoir ? demanda Valentin en s'égosillant.
Oui, que pouvait-elle bien désirer savoir, la pauvre loque ? Si elle voulait s'entendre raconter son passé, Valentin possédait toute la documentation désirée.
- Si vous êtes voyante, dit miss Pantruche en se penchant vers lui pour essayer de la dévisager à travers son voile, si vous êtes voyante, vous devriez savoir ce que je désire savoir.
Et dire que cette épave se permet de faire sa sceptique, soupira Valentin. Il fallait marquer un point.
- Vous désirez connaître l'avenir, articula-til.
- Voilà ! approuva triomphalement miss Pantruche.
Mise en confiance, elle ne cela 173 pas plus longtemps l'objet de sa visite.
- Je ne veux savoir qu'une chose, dit-elle. S'il y aura la guerre.
Ainsi, cette vieille pochetée miséreuse allait foutre en l'air dix balles pour entendre solennellement ce que tout esprit sensé pouvait lui apprendre gratuitement. Ce que les gens sont drôles, pensa Valentin, puis il découvrit que le coup "y aura la guerre" ressemblait au coup du prince hindou. Ça finissait toujours par arriver, à moins de clamser avant. Valentin essaya du neuf.
- Rassurez-vous, madame, déclara-t-il de sa plus parfaite voix de châtré, y aura pas la guerre.
Le visage de miss Pantruche se contracta.
- Moi qu'espérais, murmura-t-elle.
- Et pourquoi ? demanda Valentin, avec curiosité, en oubliant son personnage, mais l'autre n'y fit pas attention et répondit.
- Ça leur ferait les pieds à tous ces salauds, dit miss Pantruche. Une bonne guerre qui les emmerde tous et qu'en tue le plus possible. Les commerçants, les proprios, les flics, les fonctionnaires, les vedettes de cinéma, les curés, les cyclistes, en l'air ! en l'air ! des bonnes bombes là-dedans ! qu'il en reste plus que des petits morceaux ! Ah ! les vaches ! L'année dernière avant Munich, je jouissais. La gueule des gens, ça valait mille. Car ils sont lâches avec ça, les fumiers. Et puis, le plus fumier et le plus lâche, le Daladier, il a arrangé ça. Mais je me disais que c'était que partie remise. Alors, vous croyez vraiment qu'il y aura pas la guerre ?
-Il ne s'agit pas de croire, mais de savoir, déclara Valentin.
R. Queneau
Un dimanche de la vie
Gallimard
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..... minutes..... secondes
Cela : verbe céler = cacher.