PREMIERE PARTIE

I.I L'ECOLE DE VAULX-EN-VELIN

En raison des constats relatifs à la souffrance précoce, la circonscription de Lyon XXI, en relation avec les instances supérieures de l'Education Nationale et les partenaires locaux a développé un projet éducatif nommé "Défi Vaulx 2000" qui tend à prendre en compte non seulement la pédagogie mais aussi les aspects social et sanitaire de l'environnement de l'enfant. C'est dans ce contexte que sont venues se greffer les activités scientifiques, connues sous le nom de l'opération "la main à la pâte".

Cette opération lancée par le ministère à l'initiative de Georges Charpak 8 concerne cinq départements qui ont retenu trois cent cinquante classes. Sur Vaulx-en-Velin, elle concerne vingt-cinq écoles et une cinquantaine d'enseignants.

En prônant l'éducation comme un garde-fou contre la barbarie, tout comme l'avait fait Piaget dans le plan d'action de l'UNESCO : ‘"... Plus que jamais depuis la guerre notre civilisation est au point critique, et les deux voies entre lesquelles elle hésite ne peuvent mener qu'à une régression vers la barbarie ou à l'organisation internationale et sociale... Plus que jamais la conviction s'impose que l'éducation seule remédiera au mal" 9 ’, M. Charpak participe au mouvement de nos plus grands pédagogues tels que Coménius, Pestalozzi, Freinet pour ne citer que ceux-là et qui étaient convaincus, qu'en soustrayant l'enfant à l'ignorance il serait possible de le garder de l'injustice et de la violence. Plus précisément, dans son ouvrage "Enfants, chercheurs et citoyens", M. Charpak définit ainsi les motivations d'une telle opération : ‘"Il ne s'agissait pas simplement d'introduire une somme de recettes scientifiques dans le cerveau des enfants ou des adolescents, mais d'utiliser leur immense et insatiable curiosité naturelle pour les conduire, par une démarche active, soigneusement élaborée par des scientifiques et des éducateurs, à l'approche du réel tout en apprenant -aspect crucial de la méthode- à communiquer oralement entre eux, à lire et à écrire, en assimilant l'art de raisonner qui leur sera un outil précieux pour se frayer une voie dans la société et pour relever ses défis changeants et inattendus" 10.’

Amusons-nous à effectuer une succincte analyse comparée entre les idées émergeant du texte de Georges Charpak et les idées de Jean Piaget.

Charpak envisage les compétences naturelles de l'enfant relatives aux apprentissages comme une insatiable appétence que l'adulte utilise pour le conduire à apprendre. A cela, Piaget répondrait que l'activité naturelle de l'enfant en correspondance avec ses besoins est garante de la construction de sa pensée, dès lors qu'elle est confrontée par des méthodes actives à des problèmes de la vie et qu'elle y répond. Nous sommes en présence bien plutôt d'une vaste dynamique d'adaptation fondée sur des principes auto-organisateurs que d'une simple curiosité naturelle qu'il s'agit d'alimenter. Ce développement de l'enfant décrit par Piaget est bien plus vaste et englobe le phénomène d'apprentissage lui-même.

En second lieu, Charpak évoque l'élaboration de démarches actives par des scientifiques afin de donner modèle à l'enfant. Ainsi, le cheminement de l'enfant serait reproduit à partir de modélisations de démarches propres au chercheur scientifique.

Dans le contexte piagétien, le cheminement de l'enfant peut difficilement être construit en-dehors de l'enfant lui-même. Il est sans doute souhaitable que les situations-problèmes soient élaborées par des scientifiques mais il est encore plus souhaitable que le maître s'empare de ces situations. Piaget nous renvoie au rôle indispensable du maître qui consiste à permettre à l'enfant de se poser des questions ou "de lui faire remarquer qu'il se pose des questions importantes et de lui en faire prendre conscience" 11. Le maître réhabilite ainsi les compétences naturelles de recherche et d'exploration de l'enfant en le confrontant aux objets véritables et lui permet de développer sa capacité d'adaptation au réel ou à la vie. Piaget a aussi beaucoup insisté sur la nécessité de l'objet car c'est uniquement à partir de lui que l'enfant construira la solution. ‘"Dans ce sens, un bon matériel doit être varié et offrir des possibilités multiples. Il doit permettre la vérification et encourager chez l'enfant la tendance à se poser des questions. En d'autres termes, il s'agit maintenant que l'enfant devienne un expérimentateur actif, qui cherche et trouve des solutions aux problèmes qu'il se pose par ses propres moyens intellectuels" 12.’

Charpak parle de conduire l'enfant à l'approche du réel. Piaget parlerait de construction du réel par l'enfant dans le cadre de l'interaction sujet milieu, impliquant de fait la nécessaire construction des relations se rapportant à l'objet, l'espace, le temps et la causalité par l'enfant lui-même.

Un des objectifs, et non des moindres, évoqué par Charpak consisterait à permettre la communication entre les enfants afin d'accéder à des conduites de citoyens. Pour Piaget, la réciprocité et la coopération se développent en étroite dépendance avec l'accès à la pensée opératoire de l'enfant. En effet, suite à une décentration du point de vue propre, l'enfant peut accéder à la multiplicité des points de vue propice à la socialisation et aux compétences d'un citoyen. Quant au climat éducatif favorable à ce développement les deux auteurs se rejoignent et sont enclins à favoriser un système basé sur la relation de coopération, bien plutôt qu'un système coercitif. ‘"Former un esprit de réciprocité suppose donc une éducation qui dès le départ, procède de ce comportement social, c'est-à-dire qui habitue les enfants à collaborer entre eux dès les activités les plus humbles pour qu'ils deviennent capables de coopération aux étages successifs de leurs conduites sociales ultérieures." 13

L'opération "main à la pâte" revient donc à la mise en place d'une pédagogie active des sciences, ou de ce qu'on nommait éveil scientifique, ou bien plus avant "leçon de choses". L'attention qui y est portée s'appuie bien plus sur l'activité elle-même et les étapes permettant d'aboutir à un résultat, que sur une théorie du développement psychologique de l'enfant. Néanmoins, dans la réalisation de ces activités scientifiques et dans ce que nous avons pu observer auprès des enfants, les maîtres "font du Piaget" sans savoir qu'"ils font du Piaget". Ainsi, à l'insu de presque tous, est démontré l'intérêt majeur des applications pédagogiques découlant de l'activité nécessaire de l'enfant fondée sur un matériel concret et un questionnement adapté lui permettant d'agir et de penser une situation-problème.

A notre humble avis, il serait souhaitable d'aller au-delà. Non pas en étendant la pédagogie active à tous les champs d'apprentissage, et nous rejoignons en cela Annie Chalon-Blanc qui distingue au sein de l'enseignement la transmission des connaissances dites "propriétés statiques" 14 et la mise en situation de manipulation active du réel. L'une ne se réalise pas au détriment de l'autre et l'activité d'enseigner s'équilibrerait dans le choix de l'une ou de l'autre en fonction des objectifs recherchés.

Mais aller au-delà, à notre sens, reviendrait à construire afin de l'installer une pédagogie fondée sur la théorie du développement cognitif de l'enfant et qui favoriserait l'adéquation entre la demande de l'école et les compétences des enfants. La connaissance de cette articulation serait utile à la compréhension des difficultés des élèves et à la construction des progressions des apprentissages.

Loin de cet ancrage, la pédagogie éprouvera quelques difficultés à s'incarner en tant que pédagogie scientifique telle que le préconisait Jean Piaget. En effet, constatant le peu d'évolution de la pédagogie par rapport à la psychologie, Piaget défendait l'idée que l'apport de la psychologie à la pédagogie permettrait à celle-ci de se construire en tant que discipline scientifique. ‘"Or s'il est vrai que Piaget adhère aux principes pédagogiques de l'école active, il apportera à ceux-ci une dimension scientifique. Cela lui permettra d'élaborer sa psychologie et, par là même, de fonder en théorie les postulats de l'école active." 15

Notes
8.

Physicien, prix Nobel de physique, membre de l'Académie des Sciences.

9.

"Rapport du directeur", in Le Bureau international d'éducation en 1930-31, Genève, 1931, p.20-43. "Le rôle des enseignants dans la construction d'une culture de la paix".

10.

"Enfants, chercheurs et citoyens", sous la direction de G. CHARPAK.

11.

"De la pédagogie". J. PIAGET. Introduction de Silvia Parrat-Dayan et Anastasia Tryphon. p.22.

12.

Idem. p.22.

13.

Idem. p.262.

14.

"Introduction à Jean Piaget". A. CHALON-BLANC, pp.177-178.

15.

"De la pédagogie" J. PIAGET, S. PARRAT-DAYAN et A. TRYPHON, Introduction, p.19.