5.6 L’imitation, le jeu, la communication ou le passage de l’acte à la représentation

L’imitation continue à évoluer avec les progrès de l’intelligence. Au sixième stade, l’imitation cesse d’être dépendante de la perception et des tâtonnements empiriques et l’accommodation s’intériorisant, l’enfant devient capable :

L’importance de l’imitation dans le passage de l’action à la représentation est majeur d’après Piaget ; ne dit-il pas que ‘«l’imitation constitue tout à la fois la préfiguration sensori-motrice de la représentation et par conséquent le terme de passage entre le niveau sensori-moteur et celui des conduites représentatives» 74.’

Comment cela ? L’accès à l’imitation différée, c’est-à-dire à l’imitation en l’absence de modèle permet à l’enfant d’accéder au «faire semblant». Par la même, c’est-à-dire par l’imitation et le «faire semblant» conjugués, le signifiant se différencie du signifié et annonce l’apparition de la fonction symbolique.

Celle-ci, nommée également fonction sémiotique offre la possibilité à l’enfant de représenter les objets et les situations non actuellement perceptibles, en les évoquant par l’une des cinq formes relevant de cette fonction : jeu symbolique, langage, dessin, image mentale et imitation différée. Ces activités représentatives s’enracinent donc dans les structures de l’imitation : ‘«Piaget pense que le passage de l’intelligence sensori-motrice à l’intelligence représentative s’effectue par l’imitation et que les cinq formes de la fonction symbolique reposent sur elle» 75.’

Tout en continuant d’évoluer, l’imitation différée va s’intérioriser. Ce faisant, et en s’articulant au système de signification du 6ème stade elle donne naissance à l’image.

Lorsque l’enfant imite un objet ou une action, l’image créée reste extérieure. En revanche lorsqu’il y a intériorisation de l’imitation, l’image est intérieure et de fait mentale. Pour mieux cerner la coordination imitation et système des significations, rappelons brièvement la constitution de celui-ci. A chacun des stades sensori-moteurs, tout schème de l’activité est empreint d’un signifiant. Les formes de ces signifiants vont évoluer à travers le développement même des structures de l’activité du bébé. Afin d’illustrer cette évolution, nous reprenons la gradation proposée par JM Dolle 76 qui énonce les points suivants :

En effet : ‘«l’indice tend à se constituer en image en se moulant de plus en plus aux choses et, en se détachant de l’action immédiate pour former des combinaisons mentales, permet aux images de se libérer de la perception pour devenir symboliques» 77.’

Bien que majeure dans la détermination des images intérieures, l’imitation ne constitue pas le processus unique qui fait transiter du moteur au symbolique, le jeu en serait aussi une cause : ‘«mais l’imitation ne constitue que l’une des sources de la représentation, à laquelle elle fournit essentiellement ses «signifiants» imagés. A l’autre extrême, et du point de vue surtout des significations, on peut considérer le jeu comme conduisant aussi de l’action à la représentation, dans la mesure où il évolue de sa forme initiale d’exercice sensori-moteur à sa forme seconde de jeu symbolique ou jeu d’imagination.» 78

Le jeu au sixième stade, en tant qu’activité centrée sur elle-même existe sous deux formes : sensori-motrice et symbolique. Dans le premier cas, il s’agit du plaisir des sens allié au plaisir de l’action motrice et nous n’avons rien de particulier à ajouter à ceci. En revanche, en ce qui concerne le jeu symbolique, il convient d’expliquer le passage du rituel ludique, caractéristique des quatrième et cinquième stades au jeu symbolique lui-même. Cette transition suit le développement de l’activité intelligente dans le sens où il permet le détachement progressif par rapport à l’action. Nous citons à titre d’illustration, l’évolution du schème d’endormissement donné par Piaget lui-même 79. Au stade quatre lors du rituel ludique, l’enfant reproduit le schème s’endormir en présence de l’oreiller : l’enfant applique les gestes adéquats à l’objet adéquat. Il y a jeu certes, car il n’y a pas endormissement mais il n’y a pas symbolisme. Au stade cinq, nous pouvons observer un renforcement de la ritualisation par l’accès à la réaction circulaire tertiaire. Enfin, au stade six le schème s’endormir est effectué avec un objet quelconque en guise d’oreiller, ou voire même aucun objet, l’enfant feignant d’avoir l’objet adéquat. Les objets ou les gestes sont rendus symboliques par le schème lui-même. ‘«Au stade six, les mouvements de s’endormir, les mouvements qui constituent le schème sont appliqués à des objets nouveaux et inadéquats, et déroulés par une imitation minutieuse, mais entièrement fictive» 80 ’. La dernière caractéristique énoncée, nous pouvons penser qu’il s’agit peut-être d’imitation et non pas de jeu symbolique. Il n’en est rien, Piaget dit que ce ne sont pas des imitations pures car les objets en présence sont assimilés à l’objet habituel des gestes imités. Il s’agit donc bien plutôt de caractéristique propre au jeu symbolique : imitation apparente et assimilation ludique. Quoiqu’il en soit, l’enfant accède au «faire semblant» ou au «faire comme si» qui caractérisent la fiction. Dorénavant il y a symbole parce qu’il y a assimilation fictive d’un objet quelconque au schème, en même temps qu’exercice du schème sans accommodation actuelle.

Il est une troisième voie proposée non pas par Piaget, mais qui se situe dans le prolongement de ses travaux et qui serait la communication entre l’enfant et l’adulte. Celle-ci favoriserait à son tour le passage du moteur à l’acte représentatif. C’est Marie-Paule Thollon-Behar dans son ouvrage ‘«Avant le langage» 81 ’, qui envisage l’émergence de la fonction symbolique au sein de l’interaction et de la communication enfant-adulte : plus précisément du point de vue de l’élaboration des schèmes sociaux et de leur transformation en schèmes symboliques. Les schèmes sociaux qui apparaissent au cours de situations relatives au repas, au coucher, au départ, etc... avec le développement de l’activité intelligente se détachent peu à peu des situations et des objets qui les constituent. Ainsi au stade six les schèmes sociaux devenus symboliques, s’exprimeront dans les situations de nécessité, requête et déclaration, en l’absence des objets.

Autre paramètre étudié par l’auteur et pris en compte : le rôle de l’adulte, son niveau de sollicitation, sa verbalisation des situations : bref tout ce qui constitue sa communication avec l’enfant. Pour l’auteur, le système des schèmes sociaux s’élaborant tout au long de la période sensori-motrice, serait un système de communication qui précéderait le langage en même temps qu’il favoriserait son émergence.

Dans le jeu d’interrelations étroites entre activité intelligente, imitation, jeu et communication, relatif au passage de l’acte à la représentation, il semble que l’imitation joue un rôle prépondérant. En effet, concernant l’activité ludique et la communication, c’est l’imitation qui fournit les éléments nécessaires à l’élaboration du symbole et du signe. Plus généralement, le développement de l’intelligence du sixième stade permettant l’intériorisation des schèmes, rend possible à son tour l’imitation différée et l’émergence de la représentation. Puis par effet retour la représentation permise donc par l’imitation s’en va enrichir l’intelligence et lui conférer son nouveau statut de pensée.

Pour une bonne suite de notre recherche il convient de différencier :

  1. L’élaboration de la période sensori-motrice qui peu à peu a permis l’accès à la fonction symbolique et, de ce fait à la représentation, via l’interrelation des constituants.

  2. Et la construction au niveau de la représentation symbolique de tout ce que l’enfant a déjà construit au niveau sensori-moteur.

Ainsi, il y a donc émergence de la capacité de représentation mais du point de vue de l’enfant, le moins aisé reste à faire. Toute l’expérience construite, qui n’avait pour objectif que la réussite de l’enfant va devoir être reconstruite au niveau pré-opératoire afin d’être communiquée à autrui.

Notes
74.

«La psychologie de l’enfant». J. PIAGET, p.44.

75.

«Pour comprendre Jean Piaget», J.M DOLLE, p.150.

76.

«La genèse de la représentation», J.M DOLLE, p.46.

77.

Idem, p.44.

78.

«La formation du symbole chez l’enfant», J. PIAGET, pp.6-7.

79.

«La formation du symbole chez l’enfant», J. PIAGET, p.102.

80.

Idem, p.107.

81.

«Avant le langage», La genèse de la fonction symbolique, chap. 14, pp.199 à 206.