Introduction générale

L’oeuvre de Giono présente deux caractéristiques incontestables :

  1. nombre de ses textes sont écrits à la première personne, cette première personne renvoyant soit à un sujet fictif (Les Grands Chemins), soit à la personne historique de Giono (Essais), soit à un sujet mal déterminé, mi-fictif mi-réel.

  2. le développement de cette oeuvre est en rapport constant avec l’histoire du Giono historique - avec ses prises de position sociales et politiques, ses incarcérations etc.

L’objet de notre étude est de tenter d’introduire un peu de lumière dans le développement de tous ces textes où apparaît constamment une première personne - sans dissimuler le caractère quelque peu hétérogène du matériau, où le fictif et le réel sont inextricablement mêlés.

Notre propos touche au problème de l’autobiographie, mais ne se confond pas avec lui. L’autobiographie est un projet rigoureux et quasi ascétique. On entre en autobiographie comme en religion; les textes de Giono que nous abordons sont d’une variété et d’une complexité qui dépasse une perspective strictement autobiographique - ne serait-ce que parce qu’ils se réfèrent constamment d’une part à des actes politiques (quand ils ne sont pas des actes politiques), d’autre part parce que revient de façon lancinante le problème du « portrait de l’artiste par lui-même », qui exprime une focalisation sur l’esthétique - focalisation que tous les autobiographes déclarent impure et inessentielle à leur propos.

De là notre plan et nos trois parties.

Nous nous proposerons d’examiner, dans une première partie, les différentes représentations du « moi » à travers des textes qui ont les caractéristiques de l’autobiographie. Nous essayerons à travers l’analyse essentiellement de trois textes, Jean le Bleu, Virgile et Le Grand Théâtre, qui appartiennent à des époques éloignées les unes des autres, de comprendre le fonctionnement de cette écriture particulière. Nous verrons comment ces textes, bien qu’ils présentent l’aspect d’une autobiographie, ne peuvent pas tout à fait être considérés comme autobiographiques. Ils sont réfractaires aux typologies proposées par les théoriciens du genre. Nous verrons, par exemple, comment les souvenirs ont en fait un lien étroit avec le moment de l’énonciation, et qu’ils sont dans une large mesure déterminés par les préoccupations de l’auteur au moment où il rédige ces textes. D’autre part, nous tenterons de montrer comment l’image que celui-ci donne du « moi » passé est une image inventée et en rapport avec des préoccupations d’ordre esthétique, par exemple avec ce qu’il appelle ‘« le portrait de l’artiste par lui-même »’.

Outre les questions d’ordre technique, dans ces textes qui mettent en évidence le rapport entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l’énoncé, nous essayerons d’examiner la relation (ou plutôt la corrélation) entre l’expérience vécue (ou inventée) du réel, telle qu’elle est racontée dans chacun de ces textes, et l’écriture (comme expérience) de ce vécu particulier, ainsi que sa place dans l’ensemble de l’oeuvre.

La deuxième partie de l’étude portera sur le problème de la notion du « moi » à travers d’autres textes, appelés conventionnellement les « Essais pacifistes ». Ces textes, écrits à une époque cruciale, constituent un tournant dans l’écriture de Giono. En effet cette période, qui s’étend de 1935 à 1939, est une période particulièrement importante pour sa vie et pour son oeuvre. C’est la période de son engagement pacifiste, pendant laquelle, il change d’écriture, en abandonnant quelque peu le roman et en se consacrant à ces essais. Car pour lui la rédaction des « Essais pacifistes » est une forme d’action menée pour le pacifisme et contre le fascisme. L’écriture des essais n’est pas dissociée, non plus, de son activité au sein du Contadour. Activité qui rend compte également du rôle qu’il joue durant ces années. La position de Giono s’inscrit certes dans le mouvement général des intellectuels de l’époque, mais relève d’un engagement à caractère très particulier. En effet, deux faits essentiels marquent sa position et en même temps l’écriture de ces textes : le premier concerne son éloignement progressif des positions adoptées par la gauche et particulièrement par les communistes en ce qui concerne la guerre. En effet, sa haine de la guerre, depuis son expérience vécue sur le front pendant la premier conflit mondial, détermine chez lui une éthique qui lui est propre et qui s’exprime à travers un pacifisme intransigeant et hostile à tout compromis politique en faveur d’un conflit armé. Le deuxième fait concerne sa croyance, pendant environ trois ans, à une réaction violente de la part des paysans pour stopper la guerre qui menace (cette violence est en contradiction avec son pacifisme). Ces deux faits essentiels vont avoir des répercussions aussi bien au niveau de sa vie qu’au niveau de son écriture.

En effet, ces essais mettent en valeur un certain nombre de problèmes que nous essayerons d’analyser au cours de cette étude.

Par exemple, bien qu’ils expriment tous l’engagement de l’auteur, et bien qu’ils aient entre eux des points de ressemblance, ces « Essais pacifistes » ont des formes et des contenus très variés qu’il nous faudra mettre en évidence. Les rapports qui existent entre la part de l’idéologie et celle du roman (autrement dit entre l’esthétique et l’éthique) varient selon les textes et se manifestent par des voies et moyens différents.

Nous verrons par ailleurs comment, malgré une vision lucide des événements, Giono exprime parfois une vision qui relève d’une subjectivité très marquée. Au « réalisme » qu’exige une écriture liée à des événements précis, se mêle une part d’utopie, qui concerne par exemple la société paysanne qu’il décrit. Celle-ci est souvent présentée non pas telle qu’elle existe en réalité mais telle qu’elle est rêvée par lui.

En outre, Giono ne semble pas parfois bien mesurer les conséquences de certaines positions qu’il exprime. Certaines vont même être récupérées par le régime de Vichy, et ainsi se retourner contre lui.

Sur un autre plan, ces essais qui constituent comme une rupture momentanée dans la production romanesque, ont, pour autant, un lien avec les oeuvres qui précèdent et avec celles qui suivent. Les Vraies Richesses , par exemple, constituent une sorte de continuation de Que ma joie demeure . Certains thèmes de ce même essai vont réapparaître dans Trio m phe de la vie , etc.

Ainsi, c’est au cours de cette période que les rapports entre la vie et l’oeuvre sont peut-être les plus étroits. Ces « essais pacifistes » posent en effet de façon très pressante (les événements de l’époque l’exigent) d’une part le problème d’un Giono engagé face au réel, et d’autre part, celui des rapports de l’écrivain avec cette écriture particulière qu’exige la circonstance. Autrement dit, la problématique que pose l’écriture des essais est la suivante : comment concilier une position éthico-esthétique individualiste qui relève d’une position où la notion du sujet est capitale, avec un mode d’expression, en l’occurrence celui de ces « essais », qui soit susceptible d’atteindre la « masse » à laquelle sont destinés ces textes (et particulièrement ceux qu’il appelle des « Messages »)? En d’autres termes, comment concilier la part de « subjectivité » dans ces textes avec l’objectivité et la rigueur qu’exigerait le genre de l’essai ? L’analyse que nous nous proposerons de ces textes permettra peut-être de mieux comprendre ces questions qui relèvent au fond de la problématique générale des rapport de l’oeuvre avec le « sujet ».

Dans une troisième partie, notre travail ne portera pas sur des oeuvres d’une période aussi déterminée que dans la deuxième. Nous étudierons l’oeuvre, de façon générale, dans la perspective du « portrait de l’artiste par lui-même » que Giono lui-même propose et présente comme la base et l’objet de son écriture. Selon ses différentes déclarations sur ce sujet, il n’a cessé, toute sa vie, de faire ce « portrait ». Les questions qu’on est en droit de se poser sont les suivantes : qu’entend-il par le mot « artiste »? Quel sens donne-t-il à la notion de « portrait »? Comment ce « portrait » peut-il se faire dans des oeuvres très variées et sur une période qui s’étend sur plus de cinquante ans, sans qu’il soit pourtant « achevé »? Quels rapports y a-t-il surtout entre le « portrait l’artiste », tel qu’il apparaît dans les différents textes et l’autoportrait?

Toutes ces questions peuvent en fait trouver des réponses dès le moment où l’on considère que le « portrait de l’artiste » n’est au fond qu’un « autoportrait » qui, dans l’oeuvre, prend des formes variée et multiples. On revient encore une fois à l’idée des rapports de l’oeuvre avec le « sujet », mais, cette fois, considérés sous un angle différent de celui des textes à tendance autobiographique ou de celui des « Essais pacifistes ». Les différents portraits d’artistes de Giono renvoient en définitive au portrait du créateur. Tous les textes, de Naissance de l’Odyssée à L’Iris de Suse mettent en valeur cet aspect important. Les personnages d’artistes (artistes parce qu’ils ont une vision du monde différente de celle des autres, ou parce qu’ils agissent ou parlent différemment) seraient plus ou moins des « doubles » fictifs de l’auteur. Ils mettent tous en valeur, de manières très variées, ses propres préoccupations esthétiques ou morales. Mais ce sont surtout des problématiques propres à la création qu’il permettent de soulever. En effet, la plupart de ces textes mettent en valeur cette question fondamentale, soit à travers les thèmes évoqués soit à travers les personnages.

Cette perspective du « portrait de l’artiste » permet de dépasser la dialectique du « moi » et du non « moi », de l’opposition du fictif et du réel, dialectiques qui se posent par exemple dans les textes à tendance autobiographique. Elles donnent au « sujet » une nature et une fonction plus larges et permettent de mettre en place les rapports de ce « sujet » avec la création de manière plus globale.

Notons que le travail ne portera pas seulement sur les textes à la « première personne », car le « portrait de l’artiste » se trouve un peu dans tous les textes.

Dans cette partie, nous tenterons également d’étudier ce qu’on appelle généralement les « manières » de Giono. Car toute réflexion sur l’écriture doit tenir compte des différentes mutations, surtout de celle qui s’est produite après la guerre. Mutation qui touche aussi bien l’homme que l’oeuvre. Ce changement est d’ordre éthique, idéologique, esthétique et littéraire à la fois. Il s’agit, d’une part, d’une évolution intérieure, préparée par des textes écrits avant et pendant la guerre, et d’autre part, d’une mutation liée à la guerre. En effet, après la déception causée par l’effondrement de ses idées pacifistes et les espoirs placés en l’homme, après les désillusions et les épreuves qu’il a subies (notamment les deux incarcérations de 1939 et de 1945), Giono change complètement. En 1947, apparaît une écriture nouvelle qui touche aussi bien la forme que le contenu de son oeuvre. Nous verrons qu’il s’agit d’une « crise » vécue par l’auteur, qui se traduit surtout par une remise en question non seulement de certaines oeuvres passées mais aussi de sa façon de voir et d’écrire. On verra que ce sont désormais de nouveaux rapports qui s’établissent entre le « sujet » et l’oeuvre.

L’homme nouveau qu’il place désormais au centre de son oeuvre (surtout en ce qui concerne les « Chroniques ») est un homme qui est en général sans assurances, sans repères sûrs et victime d’un mal. Les valeurs absolues et incontestables auxquelles croyaient, en général, les personnages de l’oeuvre d’avant-guerre, n’existent presque plus pour les personnages de cette deuxième moitié de l’oeuvre. Il s’agit désormais de l’incertitude qui règne chez eux. Ils sont également dépourvus de l’homogénéité qui caractérisait leurs prédécesseurs. Ils sont pleins de contradictions, et leur paraître ne correspond pas souvent à leur être. Certains sont excessivement généreux et se donnent entièrement aux autres, ce qui est de nature à causer souvent leur perte. D’autres sont des profiteurs, des calculateurs, des avares et des égoïstes. D’autres encore vivent le réel à travers leurs passions démesurées, en se plaçant en dehors des normes et des règles communes. C’est dans cette oeuvre d’après-guerre, qu’il y a également naissance des personnages « monstres » aussi bien au plan physique que moral.

Contrairement à la clarté qui caractérisait les relations entre les personnages des oeuvres de la première « manière », c’est l’ambiguïté et la complexité qui caractérisent désormais celles qui se développent entre les personnages de la deuxième « manière ».

Mais, c’est en tout cela que beaucoup d’entre eux font figures d’artiste. Car le thème du « portrait de l’artiste » subsiste toujours dans la deuxième manière, mais il prend des formes et des aspects différents.

D’ailleurs, l’oeuvre nouvelle ne coupe pas tous les ponts avec l’ancienne. Nous verrons qu’il y a, au fond, une certaine continuité. Certains textes, de la première et de la deuxième « manière », entretiennent entre eux un système d’échos, de réflexions et de correspondances. Certains thèmes, idées ou images sont également repris dans la deuxième moitié de l’oeuvre. L’auteur continue, par des voies et moyens différents certes, à poser la même problématique relative au sujet et à la création. Ce qui fait, par exemple, l’unité de l’oeuvre, c’est qu’elle s’inscrit, entièrement, sous le signe de l’art et des artistes. Elle emprunte constamment ses figures de poètes et d’artistes chez des écrivains qui ont, à un moment ou à un autre, marqué Giono (Homère, Whitman, Virgile , Melville, Machiavel, Stendhal...). On verra, en effet, que chez celui-ci, le référent n’est pas souvent le « réel », mais un « réel » qui fait une grande place à toutes les oeuvres littéraires et artistiques qui ont pu enrichir sa culture et son imaginaire.

Les textes qui serviront de support pour cette étude sont très variés et très diversifiés. Ils appartiennent à des époques et à des genres différents. Nous avons, toutefois, choisi d’écarter les poèmes et les pièces de théâtre. Non pas parce que ces textes sont sans rapport avec la « narration » (nous avons, dans notre étude, inclu des « essais » qui a priori ne sont pas des textes narratifs), mais parce qu’ils demandent une investigation et une analyse particulières ( comme d’ailleurs les textes en rapport avec le cinéma, les voyages, l’histoire, etc.) et parce qu’il faudrait délimiter le corpus et éviter la dispersion. D’ailleurs, il est difficile de rendre vraiment compte de tous les écrits de Giono. On est toujours plus ou moins obligé d’effectuer un choix.