‘Rien n’est vrai. Même pas moi; ni les miens; ni mes amis. Tout est faux.’
( Noé , III, 611)
Du texte bref et inachevé Le Soliloque du beau ténébreux (écrit entre 1921 et 1922)1, aux oeuvres les plus tardives comme Le Grand Théâtre (1961) ou aux chroniques destinées aux journaux et publiées dans les recueils : Les Terrasses de L'Ile d'Elbe, Les Trois arbres de Pa l zem, La Chasse au bonheur et Les Héraclides 2, en passant par les deux oeuvres-maîtresses Jean le Bleu (1932) et Noé (1947), Giono n'a cessé de parler de lui-même : de son enfance, de sa vie d'écrivain, de son travail. Son oeuvre contient ainsi de nombreux textes qu'on peut, a priori, classer dans ce qu'on appelle traditionnellement « genre autobiographique ». Car chacun d'entre eux propose en gros un ‘« récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité » ’ 3.
Mais le problème de l'écriture autobiographique chez Giono n'est pas aussi simple, car il s'agit d'une écriture complexe et qui ne s'inscrit peut-être qu'en partie dans la typologie proposée par Philippe Lejeune.
En 1952, dans des entretiens radiophoniques avec Jean Amrouche et Taos Amrouche, Giono déclare à ses interlocuteurs (nous soulignons) : ‘« J'essaie d'exprimer ce que je suis et les sentiments que j'éprouve. Ce sont toujours des autoportraits. Je crois qu'on écrit toujours sa biographie. »’ (Ent., 200)
Cette déclaration, importante à notre avis, suscite un certain nombre de remarques qui constituent le point de départ de notre réflexion sur le problème de l'autobiographie dans les écrits de Giono.
La première remarque concerne ce que l'auteur entend par l’expression : « exprimer » ses « sentiments ». L’aspect lyrique, qui est mis ici en valeur, constitue, à notre avis, la dimension la plus importante de l'oeuvre de Giono, aussi bien dans les textes écrits à la première personne que dans ceux qui sont écrits à la troisième. De façon explicite ou implicite, le « moi » de l’écrivain est, en effet, toujours présent dans les textes, quelle que soit la forme prise par la narration. Car l'écriture de Giono se ramène, en définitive, à ce que l'auteur appelle dans Noé le « portrait de l'artiste » ‘: « Quoi qu'on fasse, c'est toujours le portrait de l'artiste par lui même qu'on fait »’ (III, 644).
Point sur lequel Giono revient encore dans ses Entretiens avec Amrouche :
‘C'est toujours un portrait fragmentaire dans lequel on essaie, parfois vainement, de donner un trait plus pur, de donner un trait plus exact.La deuxième remarque concerne un point qui nous intéresse plus particulièrement ici : l'aspect autobiographique auquel Giono semble attacher de l'importance. Cette intention déclarée d'écrire ‘« toujours sa biographie »’ n'est pas sans appeler un certain nombre de questions, par exemple : qu'appelle-t-il « biographie »? Quels sont les critères qui permettent de définir les oeuvres (auto) « biographiques » de Giono? Peut-on en dresser la liste exacte ? Pourquoi Giono écrit-il sa « biographie »? Y a-t-il des motivations - conscientes ou non - ou des « crises » qui le poussent, à des moments différents de sa vie, à parler de lui-même et surtout de son enfance? Quelle place occupe, en réalité, cette dimension « biographique » dans l'écriture gionienne en général?
Ces déclarations de Giono constituent en fait la base de notre hypothèse de travail : il s'agit pour nous de vérifier, à travers des « entrées » différentes et variées, comment et dans quelle mesure l'écriture de Giono se ramènerait, en définitive, à faire sa « biographie » et à faire « le portrait de l'artiste ».
Dans une première partie, la réflexion va donc d'abord porter sur le « corpus » : quels textes peuvent être considérés comme (auto)biographiques?
Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur le problème des « crises » qui auraient pu, plus ou moins, constituer des motivations pour la rédaction de tel ou tel texte, et sur le phénomène de « conversion »5 : celui du processus permettant le passage de la biographie à l'autobiographie.
Ensuite, nous nous attacherons à déceler, à travers l'étude du texte fondateur : Jean le Bleu , ainsi que de Virgile et du Grand Théâtre les écarts entre les données de l'autobiographie traditionnelle et l’originalité des textes de Giono. Car ce qui frappe dans ces textes c'est tout d'abord la variété des procédures narratives qui y sont mis en oeuvre, puis la diversité et l'entremêlement des sujets qui en constituent le contenu. On y trouve - entre autres - des souvenirs d'enfance et de jeunesse, mêlés à des récits purement fictifs, avec aussi des prises de positions relatives à des questions d'actualité, associées à des débats sur des sujets touchant à l'art et à la littérature.
Le problème de l'énonciation, quant à lui, est un problème crucial et fondamental chez Giono. Sur ce point, nous tenterons, à travers certains exemples, de définir la nature et la fonction du moi narrateur par rapport au moi de l'énoncé. Car la complexité du statut du narrateur et de son rapport au moi de l'énoncé est particulièrement remarquable. Ce narrateur peut revêtir en fait un caractère double : le « je » peut être en même temps sujet de l'énonciation ( qui peut ne pas renvoyer parfois à l'auteur mais avoir sa propre autonomie à l'intérieur du texte) et sujet de l'énoncé qui se donne non seulement comme « héros » des souvenirs réels évoqués mais aussi, parfois, comme personnage dans des récits purement fictifs. D'autre part les rapports entre les deux « moi » peuvent prendre des formes diverses, de l'identification totale : « moi, je », à la distanciation marquée : « je est un autre ».
Le problème théorique se posera alors de nouveau au terme de l'étude de ces textes de Giono : en confrontant les résultats obtenus aux théories sur l'autobiographie et sur les « catégories » qui s'y rattachent, nous nous interrogerons sur la conformité de l'écriture de Giono à ce genre et sur la légitimité de leur caractérisation comme « autobiographiques ».
Le but ultime de cette étude serait donc, à travers l’étude de certains textes (auto)biographiques de Giono, d’une part de mieux comprendre l’ensemble de son oeuvre, d’autre part de placer ces textes, avec toute leur originalité, dans la vaste problématique de l’autobiographie, telle qu’elle a été théorisée depuis deux siècles au moins.
Texte publié en « Appendice », II,1236-1237.
La plupart des références de Giono renvoient à l’édition des Oeuvres complètes de Giono dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard). Les tomes sont numérotés de I à VIII, les six premiers tomes renvoyant aux oeuvres romanesques, le septième aux Récits et Essais et le dernier aux Journal , Poème, Essais. Le tome sera indiqué par un chiffre romain et le numéro de la page en chiffre arabe. Pour les textes non publiés dans la Pléiade, nous en indiquerons à chaque fois l’édition.
Les trois premiers sont publiés chez Gallimard, respectivement en 1976, en 1984 et en 1988. Le dernier est publié aux Ed. Quatuor en 1995.
Ph. LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Ed. du Seuil, 1975, p.14.
Nous désignerons désormais par cette abréviation la référence aux Entretiens de Giono avec Taos et Jean AMROUCHE.
Nous empruntons ces notions de « crise » et de « conversion » , constitutives du « processus » autobiographique à Hak-Soon PARK dans sa thèse Autobiographie et religion (thèse soutenue à l’Université Lumière Lyon II, le 1er juin 1993, Thèse manuscrite à la bibliothèque universityaire de Lyon II), à Edgard PICH dans L’autobiographie aujourd’hui, Positions et propositions, Ed. ALDRUI, Lyon, 1992, et également à G. GUSDORF dans « De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire », Revue d'Histoire Litt é raire de la France, nov.-déc. 1975, 75è année, n°6.