Chapitre 1
Le projet autobiographique chez Giono : corpus et étalement

Introduction

A un certain moment de sa vie, Giono a projeté d'écrire des oeuvres sur sa vie. Le projet, ainsi conçu, devait, en principe, être limité dans le temps et par le nombre de textes qui auraient dû être consacrés à cette entreprise. Mais, comme on vient de le remarquer, Giono n'a cessé, tout au long de sa vie, de parler de lui même, de sa vie ou de sa famille. Ces textes sont en fait très variés, aussi bien par leur longueur que par les sujets abordés. L'auteur y mêle aussi différemment passé et présent, réalité et fiction. Le discours même change d'un texte à l'autre, et parfois à l'intérieur du même texte : on y trouve le narratif, l'argumentatif, le polémique, etc.

Il s'agit, dans ce chapitre, de donner un aperçu général sur l'étendue de ce projet pour en saisir l'ampleur, l'hétérogénéité et la variété. Mais du coup se pose alors un problème crucial: vu justement cette étendue et cette variété peut-on parler de projet autobiographique? peut-on vraiment délimiter un corpus de textes précis de Giono rigoureusement définis comme autobiographiques? Y a-t-il vraiment des critères qui puissent justifier un choix parmi eux?

D'après la déclaration citée au début de cette partie, on peut dire que Giono considère sa biographie à la fois comme objet et finalité de l'écriture. Mais il ne nous semble pas qu'il cherche à restreindre - ni à astreindre - cette écriture au simple récit de sa vie, même s'il y a bon nombre de textes qui touchent à ce sujet. C'est dans un sens très général qu'il faudrait comprendre cette notion de « biographie » chez lui. C'est-à-dire qu'il faudrait la lier à ce qu'il appelle le « portrait de l'artiste », autre notion qui rend compte davantage du créateur et de son art que de l'homme. L'autobiographie chez Giono engloberait, en effet, à la fois les faits réels et les faits imaginaires. Pour lui, écrire sa vie consisterait alors en une transcription et - donc nécessairement - en une transformation du réel. Cela déborde alors du cadre restreint de ce qu'on appelle traditionnellement « genre autobiographique ».

Ce que l'on peut remarquer de prime abord c'est d'une part la profusion des éléments autobiographiques dans l'oeuvre de Giono en général ainsi que leur étalement sur une très longue période et d'autre part, l'interpénétration du fictif et du réel dans tous les textes donnés ou perçus comme autobiographiques. En effet, démêler dans ces textes ce qui est inventé de ce qui appartient réellement à la vie de l'auteur est une tâche difficile, voire vaine et superflue parfois. L'autobiographie n'est presque jamais donnée comme le simple récit d'une vie. Sinon, pourquoi l'auteur voit-il, parfois, la nécessité de revenir sur certains de ces textes pour les expliquer? C'est ce qu'il le fait, par exemple, dans sa « préface » à l'édition de 1956 de Jean le Bleu (II, P.1234-1236) où il donne, entre autres, une classification (discutable sans doute) des personnages : ceux, d'après lui, qui ont réellement existé et qui ont marqué son enfance et ceux qu'il a simplement inventés.

On peut se demander, en effet, pourquoi l'auteur cherche d'abord à produire tant d'effets d'ambiguïté dans une oeuvre qui se veut autobiographique, puis revient, des années plus tard, sur cette oeuvre pour essayer d'effacer cette ambiguïté et de clarifier certains points? Une oeuvre « réellement » autobiographique a-t-elle besoin d'être expliquée par l'auteur? L'interprétation elle-même n'est-elle pas encore une manière de créer plus de confusion et de brouiller davantage les pistes? Nous voyons là deux Giono : celui qui écrit et celui qui interprète son oeuvre. Deux attitudes totalement différentes face au texte. Toutes les explications qu'il donne à ses oeuvres, que ce soit par écrit (les différentes « préfaces » par exemple) ou oralement (les entretiens, les interviews) donnent, à notre avis, une autre image de Giono : non seulement celle du lecteur, de l'interprète ou du critique de ses propres oeuvres mais aussi du conteur (oral notamment) talentueux qui sait, par exemple, inventer la suite d'une histoire déjà racontée dans une oeuvre précédente ou apporter un éclairage tout nouveau sur un personnage ou une situation. C'est dans ce sens qu'il faudrait peut-être comprendre ce que dit si justement Philippe Lejeune à propos des entretiens radiophoniques de Giono Avec Amrouche :

‘« L'entretien radiophonique paraît [...] spécialement indiqué pour les écrivains dont le style évoque la parole. C'est ce qui justifie le choix d'un Giono, remarquable conteur, qui ayant dicté certains de ses livres (Fragments d'un Par a dis), et que Jean Amrouche est allé interroger avec sa soeur Marguerite Taos avec l'idée non seulement de le faire classiquement parler de son oeuvre, mais de lui faire parler son oeuvre : ne pourrait-il pas, par exemple, raconter la suite du Hussard sur le toit ? »6 . ’

En parlant de ses oeuvres, Giono est à chaque fois amené à faire preuve d’invention : une nouvelle oeuvre qui se profile en parallèle - ou en surimpression - par rapport à l'oeuvre dont il parle.

C'est dire combien est complexe ce genre - si l’on peut parler de genre autobiographique chez Giono. Il semblerait que l'écriture autobiographique soit impossible à distinguer des autres formes d'écriture chez lui. Car sa biographie constitue un fonds inépuisable qui vient toujours enrichir les fictions variées et multiples qu'il écrit. Le phénomène inverse, à savoir l'alimentation du récit de sa vie par des faits fictifs, est aussi vrai dans une très large mesure. Ainsi, Virgile commence comme une biographie - plus ou moins inventée - du poète latin et se poursuit comme une autobiographie, plus ou moins imaginaire. Pour saluer Melville débute par quelques données autobiographiques ( l'auteur parle de sa lecture de Moby Dick et surtout de l'impact de cette oeuvre sur lui) et se poursuit d'abord comme une biographie de Melville, puis comme un roman dont le héros n'est autre que Melville lui-même. La biographie d'un poète (Melville, Virgile) peut ainsi être à l'origine d'une fiction ou d'une autobiographie et l'autobiographie peut déboucher, à son tour, sur une fiction.

Giono est un grand inventeur d'histoires. Parfois, il invente même l'histoire de sa propre vie. Chaque oeuvre constitue en quelque sorte un champ nouveau pour une investigation nouvelle de l'écriture du « moi ». Dans les oeuvres où il raconte sa vie, il y a, à chaque fois, quelque chose de plus que le simple récit d'une vie. De ce point de vue, il semblerait que si l'autobiographie, telle qu'on l'entend traditionnellement, n'est pas toujours au centre de l'oeuvre, Giono, lui, en tant que créateur, occupe bien ce centre. Car tout semble se ramener, en fait, à cette image de l'« artiste » dont il veut toujours faire le « portrait ». Le récit des souvenirs ne semble donc pas être un but en soi pour l'auteur (car le contenu de ces souvenirs ne varie pas beaucoup dans les différentes oeuvres où ils apparaissent : cela tourne à peu près autour des mêmes faits et des mêmes figures. Mais c'est le choix de certains souvenirs qui, à notre avis, est important. Car ce choix est en général déterminé par le besoin constant de montrer le penchant naturel de l'enfant aux rêveries et à l'imagination ainsi que son initiation à la littérature, à la poésie et à l'art, grâce aux livres qu'il a lus et grâce aux « artistes » ( à commencer par son père ) qu'il a connus et qui ont peuplé son univers d'enfant. Ce qui semble important aussi c'est à quoi ces souvenirs donnent naissance. C'est-à-dire d'abord aux différentes sensations qui sont exprimées par des modes différents et variés de l'écriture, puis le changement du rôle attribué à ces souvenirs dans les différentes oeuvres. Changement plus ou moins déterminé par la situation de l'auteur au moment où il se souvient. Par exemple, l'évocation de certaines figures familières (comme la figure du père) peut donner lieu à des textes complètement différents (comme Jean le Bleu et Le Grand Théâtre ).

D'autre part, ce qui est le plus souvent souligné dans ces oeuvres autobiographiques c'est l'image de l'écrivain en train d'écrire, autrement dit en train de faire son « autoportrait ». On peut noter, en effet, outre les situations, pour le moins originales auxquelles donne lieu ce type d'écriture chez Giono (comme dans Noé par exemple où l'on voit l'auteur se « mêler » à ses personnages), une dimension aussi importante qui est celle des rapports qui existent entre le « je » de l'énonciation et le « je » de l'énoncé.

Notes
6.

Ph. LEJEUNE, Je est un autre, Seuil, 1980, p.134. C'est l'auteur qui souligne.