I. « Crises »

On a vu que Giono a, au lendemain de la deuxième guerre, changé de mode d'écriture. Le besoin de ce changement est peut-être, en fait, lié à une réalité historique bien précise : c'est-à-dire à ce qu'on peut appeler la « crise » vécue par l'auteur pendant la guerre de 1939-45. Ses deux incarcérations ( en 1939 et à la Libération) suite à des prises de position qui - mal jugées ou mal interprétées - ont causé beaucoup de tort à l'auteur. Son image se trouvait ainsi « ternie » aux yeux du public. Et pour sortir de cette « crise » qui l'a profondément marqué et faire oublier cette image, il a cherché à se montrer différent25. Et tout d'abord en inventant une écriture romanesque différente de celle d'avant 193926.

Le fait de continuer à parler constamment de lui-même s'expliquerait donc, du moins en partie, par le souci de se justifier continuellement, de se défendre et de briser ce « cocon » dans lequel on a voulu l'enfermer. C'est dans cette perspective qu'on pourrait comprendre les constantes évocations de cette période difficile (notamment dans ses Entretiens 27 où il insiste par exemple sur ses activités patriotiques lors de cette guerre) ainsi que le rappel, dans presque tous ses écrits à caractère autobiographiques d'après guerre, même dans certaines de ses « chroniques » journalistiques des années 60 ( comme dans les extraits de textes des Terrasses de l'Ile d'Elbe que nous avons cités plus haut) de ses origines sociales modestes, comme pour dire qu'il n’a cessé d'être du peuple et avec le peuple.

Toutefois, ces problèmes personnels s'intègrent particulièrement bien dans les textes où ils sont évoqués. Ce sont en général des récits qui revêtent, malgré les données autobiographiques, un caractère tout à fait fictif. Giono ne parle pas de sa vie comme dans une « confession », il la raconte comme une fiction. Il invente souvent un cadre et une intrigue où il place son « moi » face à ou dans des situations réelles ou fictives.

C'est ainsi peut-être que ces volte-face, ces prises de position parfois inattendues voire provocatrices - que nous décelons dans ses différents entretiens à propos par exemple de certaines de ses oeuvres, ou les attitudes qu'il prête à ce « moi » dont il parle dans certains textes - s'inscrivent aussi dans cette conception générale de la création chez Giono. Celui-ci, en effet, aime cultiver et mêler les paradoxes : la mystification et la démystification, le fait vrai et l'affabulation, la réalité et le « mensonge ». Le tout est souvent porté au paroxysme, à ce qu'il appelle « démesure ». Aussi, n'est-il pas étonnant que sa propre vie et son oeuvre soient soumises à ce jeu de paradoxes.

Les différents entretiens et interviews28 permettent certainement d'éclairer sa vie passée et son oeuvre mais contribuent aussi à présenter une autre facette de l'auteur : un « Giono par lui-même » en quelque sorte. Un Giono qui se penche sur sa propre vie et sa propre écriture qu'il explique ou interprète à sa façon. Car, en interprétant, il « crée » une autre image de lui-même, de ce moi de l'artiste qui se voit à travers la perception qu’il a de lui-même.

La « crise » liée à la guerre remonte en fait à une époque plus lointaine . Elle remonte à son incorporation lors de la guerre de 14-18. Dans ses différents écrits et déclarations, Giono a toujours souligné le fait qu’il a gardé de très mauvais souvenirs de cette guerre atroce. L'oeuvre qui a sans doute le mieux évoqué ces années de guerre, c'est un roman : Le Grand Troupeau (1931). L'auteur y retrace, par personnages fictifs interposés, les moments difficiles vécus par lui-même sur le front. Ses positions sur la guerre, il les explique dans beaucoup d'écrits : aussi bien dans les récits à caractère autobiographique (Comme dans Jean le Bleu où il consacre un épisode à son ami Louis David mort sur le front ) ou surtout dans ce qu’il est convenu d'appeler ses « Ecrits pacifistes » qui couvrent approximativement la période entre 1934 et 1939, comme Refus d'Obéissance, Précisions ou Recherche de la pureté . La hantise de la guerre est un thème latent même dans certaines de ses fictions29.

Si, à l'origine, cette « crise » est une « crise » conjoncturelle, liée à des événements historiques bien déterminés vécus par l'auteur ( et liés à la première ou à la deuxième guerre), ses effets sont néanmoins permanents. Ils sont perceptibles dans toute l'oeuvre de Giono : soit de manière explicite soit en filigrane. On les retrouve aussi bien dans l'oeuvre d'avant guerre que dans l'oeuvre d'après guerre.

Mais c'est dans les écrits à caractère autobiographique que peuvent se manifester davantage les effets de cette « crise » liée à la guerre ou ceux d'autres « crises » plus « existentielles », dirons-nous. Car c'est dans ce mode d'écriture que l'auteur est supposé se révéler le mieux.

Jean le Bleu (écrit en 1932 et publié la même année) est à cet égard fort révélateur. Le retour à l'enfance serait chez Giono comme le signe d'une rupture avec le climat de tension qu'avait provoqué en lui le travail sur Le Grand Troupeau (écrit entre 1929 et 1931), dans lequel il évoquait les terribles épreuves des années de guerre. Robert Ricatte cite Giono à ce propos : ‘« Après Le Grand Troupeau, j'ai essayé de rompre le fil et de trouver une autre veine »’ 30. L'évocation des souvenirs de l'enfance qui constitueront le sujet principal de Jean le Bleu aura donc été, pour l'auteur, un moyen de fuir d'autres souvenirs - atroces ceux-là puisqu'ils se rapportent à la guerre - ravivés justement en lui par la rédaction du Grand Troupeau. Mais, commentant ce que dit Giono, Robert Ricatte pense qu'il y a une autre « crise », plus latente, vécue par l'auteur vers les années 30-32, et qui l'a amené à parler de son enfance, et ce n'est pas seulement le désir de se débarrasser du souvenir de la guerre : ‘« Mais cette diversion par rapport à la dernière oeuvre, ce n'est rien ou pas grand-chose : il lui faut rompre un autre fil sombre, celui du présent. »’ 31. Et Robert Ricatte cite alors l'extrait d'une lettre de Giono à son ami Brun le 17 mars 1932 :

‘Mon vieux Brun, j'ai été terriblement malheureux l'an passé; je le suis encore, mais la meurtrissure - la plaie plutôt - a pris le battement sourd des maladies inguérissables et c'est plus supportable. 32

et l'extrait d'une lettre de Lucien Jacques (datée, d'après Ricatte « entre le 1er novembre et le 4 décembre 1930 ») en réponse à une lettre de Giono : ‘« Ta lettre me trouble. Je suis là depuis ce matin à la relire, essayant de deviner ce qu'il y a entre les lignes, ne trouvant pas [...] Mais l'appel y est. »’ 33.

Dans une lettre adressée le 25 janvier 1931 à Henri Pourrat, Giono parle d'une « crise morale » ‘: «Je traverse une très dure crise morale. Je travaille parce que c'est le seul refuge »’ 34 De cette « crise », il parle aussi dans une lettre à Gide en avril 1934 :

‘J'ai été très touché de vous revoir dans ma maison après tant de temps. J'ai repris ma vie paisible. Je travaille. J'essaie de goûter de nouveau le monde tout autour. Depuis quatre ans, peu à peu, tout s'était effacé autour de moi et je ne goûtais plus que le souvenir des choses. Je me retrouve cette année en présence du printemps réel, de l'herbe et des arbres. Je crois que j'ai fini mon temps d'épreuve et que je vais repartir. J'ai confiance en mon courage physique. J'ai appris à mes dépens qu'il ne faut pas s'attacher et se donner, mais se garder à soi-même et n'user de soi qu'en vue de soi-même. Il n'existe plus qu'un seul très grand sentiment, c'est l’amitié.35

Dans le début de « Vie de Mlle Amandine  » (texte du recueil L'Eau Vive, publié en fragments entre 1934 et 1935), on peut retrouver encore l'écho de cette « crise ». Le narrateur qui, par certains côtés, ressemble à Giono, parle d'un séjour en Suisse « à la fin de l'été 1933 » (III, p.132) et fait allusion à une épreuve qu'il vient de traverser et aux efforts déployés pour en sortir :

‘Je menais moi-même à cette époque un combat avec le monde réel. Il me fallait le rejoindre à tout prix. La bataille qu'on mène d'ordinaire avec lui me paraissait suave et enfantine à côté de celle qui, à ce moment-là, me faisait à chaque instant engager désespérément toutes mes forces. J'avais beau multiplier la diversité de toutes mes possibilités d'étreintes, tout m'échappait, tout glissait hors de mes sens; j'habitais les convulsions et les effondrements d'un naufrage qui n'en finissait plus de lenteurs. (III, 133)’

Comme cette « crise » reste un peu mystérieuse - l'auteur lui-même ayant été discret sur cette question -, on ne peut donc ni savoir de quelle nature elle est (sentimentale, morale, philosophique? ) ni en mesurer véritablement les effets sur les écrits de cette période. Ni dans ses Entretiens avec Taos et Jean Amrouche - ni dans ses autres interviews dont nous avons connaissance -, Giono n'évoque cette « crise », ni à plus forte raison le lien éventuel de cette « crise » avec la rédaction de Jean le Bleu .

Admettons toutefois, comme certains critiques l'ont fait, qu'il y a un lien entre les deux. Le retour à l'enfance répondrait dans ce cas à un besoin de fuir le moment présent et permettrait une « cicatrisation »36 des blessures vécues durant ces années 30-34. Revenir à l'enfance heureuse (il avoue dans ses Entretiens avec Amrouche avoir été choyé et ‘« soigné comme un dieu »’ (Ent., 107) ) lui permettait de se régénérer et de puiser dans ce passé peut-être plus de force et d'assurance.

Selon Henri Godard, la sortie de la crise chez Giono s’effectue par un retour aux sensations, et c’est ce qu’il fait en écrivant Jean le Bleu

‘« Il y a de la beauté à ce que, du plus profond de cette crise, au moment du plus grand effacement, Giono soit retourné vers le moment de la découverte sensuelle du monde, vers son enfance, et qu’il ait écrit Jean le Bleu »37.’

Mais comment expliquer alors l'insertion dans cette oeuvre, qui aurait été conçue comme un « remède » à cette « crise », de l'épisode consacré à Louis David et qui se présente comme un hommage de Giono à cet ami mort (en 1915) pendant la guerre? On peut difficilement trouver un rapport entre cet épisode et ce qui précède. Il y a comme une rupture38. Rupture donc à la fois d'ordre logique et chronologique puisque cet épisode ne fait pas suite aux souvenirs de l'enfance ou de l'adolescence racontés auparavant. Cet épisode est rattaché par l'auteur au moment de la rédaction :

‘[...] derrière moi, maintenant, au moment où j'écris, je sais que ton amitié est plus fidèle que tous les amours du monde (II, 179)’

Rupture aussi au plan narratif : l'on passe du récit au discours. Comme dans un éloge funèbre, l'auteur s'adressant à son ami sur un ton qu'on retrouvera un peu dans « Les écrits pacifistes » exprime toute sa haine contre la guerre :

‘Si encore tu étais mort pour des choses honorables : si tu t'étais battu pour des femmes ou en allant chercher la pâture de tes petits. Mais non, d'abord on t'a trompé et puis on t'a tué à la guerre.
Qu'est-ce que tu veux que j'en fasse de cette France que tu as, paraît-il, aidé à conserver, comme moi (II, 179)’

Comment donc expliquer la place de cet épisode qui relate un souvenir douloureux à la suite des souvenirs de l'enfance heureuse? Faut-il rattacher cela aux soucis connus par l'auteur au moment de la rédaction ?

‘ Au moment où je parle de lui, je ne peux plus retrouver ma jeunesse pure, l'enchantement des magiciens et des jours; je suis tout sali de sang. Au-delà de ce livre, il y a la grande plaie dont tous les hommes de mon âge sont malades. Ce côté des pages est taché de pus et d'ombre (II, 178)’

L'auteur aurait-il été, au moment de la rédaction de Jean le Bleu , encore sous l'effet de la tension provoquée par le travail difficile sur Le Grand Troupeau ? Ce livre qui avait, paraît-il, posé beaucoup de problèmes pour Giono et dont la rédaction a connu plusieurs versions successives39. Dans un commentaire de cette déclaration, Henri Godard attribue cette rédaction difficile non à la résistance des personnages, comme le dit Giono, mais à ‘la’ ‘ « nécessité [pour Giono] de prendre de la distance par rapport à ses propres souvenirs »’ 40. Ce roman, on le sait, est consacré à la guerre de 14-18 et inspiré de la propre expérience de l'auteur sur le front. Celui-ci vient tout juste de le terminer (en mars 1931). Giono n'arrive peut-être pas encore, au moment où il écrit Jean le Bleu, à prendre ses distances vis à vis d'un livre déjà écrit. Malgré sa volonté de rompre avec Le Grand Troupeau, Giono semble donc avoir encore été marqué par cette oeuvre dont il dira, encore dans Entretiens avec Amrouche, que l'un des personnages ne voulait pas mourir :

‘Le personnage du Capitaine s'imposait, et que, malgré la guerre - j'avais à ma disposition toute l'artillerie de l'armée allemande pour le tuer - je ne réussissais pas à le tuer (Ent., p.178)’

C'est qu'il est difficile pour un romancier de se séparer des personnages d'un roman même si celui-ci est déjà écrit :

‘[...]au début, j'étais extraordinairement déçu lorsque je finissais un livre. Je le finissais avec une sorte de regret mortel. J'abandonnais là les personnages auxquels je m'étais intéressé, même les morts.[...] Mais même les morts vous accompagnent, vous êtes dans une espèce d'atmosphère qui vous plaît, vous y restez pendant trois mois, quatre mois, six mois, un an parfois (Ent., p.199)’

C'est ce qui expliquerait peut-être, en partie, la réapparition parfois des mêmes personnages dans certaines oeuvres, comme ceux d'Un Roi sans divertissement qu'on retrouve dans Noé , par exemple.

Ce qui nous amène, en tout cas, à ce rapport étroit entre l'évocation des souvenirs et la « crise » traversée à cette époque par l'auteur. En fait, les rapports qui existent entre le vécu de l'auteur et l'écriture autobiographique sont des rapports complexes. Ainsi, la rédaction de Jean le Bleu aurait été conçue comme moyen de surmonter cette « crise morale », grâce à l'évocation de l'enfance heureuse et du monde enchanté du jeune poète, mais ce texte, qui succède au Grand Troupeau , est aussi celui où l'on trouve l'expression d'une mélancolie et d'une amertume profondes et où on peut lire beaucoup de récits de vies ratées et de destins dramatiques. C'est un texte qui ‘« parfois n'[a] pas grand chose à envier en horreur au Grand Troupeau »’ 41. L'épisode consacré à Louis David traduit peut-être, de la part de Giono, de la façon la plus significative, ce sentiment à la fois d'amertume, de souffrance et de révolte.

D'ailleurs, dans presque tous les textes à caractère autobiographique, la guerre constitue un thème récurrent, même si elle n'est pas racontée avec détails. Jean le Bleu se termine avec l'annonce de la première guerre ‘( «On entra dans l'année quatorze sans s'en apercevoir. »’ (II, 185)) et par l'évocation de l'incorporation de l'auteur ‘( « Il me fut facile de partir à la guerre sans grand émoi »’ (II, 186)). Dans « Son dernier Visage », le récit se situe à l'époque où le jeune Giono revient du front. Dans Virgile , la première guerre et la deuxième (elle continue encore au moment même ou il écrit ce livre) constituent les deux événements importants qui ponctuent le récit de sa vie. Le Grand Théâtre , lui, se termine par l'évocation - mais très brève - des années passées sur le front. La période de la guerre, elle-même, bien qu'elle pèse de tout son poids sur la vie de Giono et sur son oeuvre est donc quasi effacée des souvenirs évoqués dans ces différents textes à caractère autobiographique. Le récit des souvenirs s'arrête en effet avec l'avènement de la guerre. Un silence inexpliqué de Giono sur cette période. La vie sur le front du jeune Giono ne sera donc évoquée que dans la nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff  » ( encore, faut-il remarquer qu'il s'agit plus ici d'un texte sur l'amitié que d'un texte de souvenirs), ou transposée dans un roman : Le Grand Troupeau . Et c'est dans les « Essais » que Giono parlera davantage de la guerre, aussi bien comme sujet de polémique que comme souvenir (dans Recherche de la pureté , par exemple).

Ce qui fait que l'écriture autobiographique a ce double enjeu : elle n'apporte pas seulement un remède à une « crise » actuelle, elle peut aussi ressusciter une « crise » passée. Et on est alors dans un cercle fermé.

S'appuyant sur « Une étude de psychanalyse du génie créateur » d'Elliot Jacques, Christian Morzewski42 évoque dans son article « Giono autobiographique » une autre « crise » que beaucoup d'artistes connaissent au milieu de leur vie et qui marque leurs oeuvres. Selon lui, Elliot Jacques «situe précisément à 37 ans la survenue de cette ‘« crise du milieu de la vie » dont l'inscription dans l'oeuvre sera immanquable et souvent spectaculaire. »’ 43. Ce psychanalyste anglais affirme aussi que cette crise impose aux artistes et écrivains ‘« une ré-élaboration de la position dépressive infantile, mais avec une compréhension plus mûre de la mort et des pulsions destructrices qui ont à être prises en compte »’ 44. Giono aurait aussi, selon Morzewski, été marqué par cette « crise » qui correspond à celle de 30-32 :

‘ « Il me semble bien que c'est cette réélaboration de la position dépressive - réparatrice qui nous est donnée à lire dans ses oeuvres contemporaines de cette crise du milieu de la vie, et notamment dans Jean le Bleu  »45.’

Cette thèse d'Elliot Jacques vaut ce qu'elle vaut au plan scientifique. Nous ne sommes pas en mesure de la discuter. Ce que nous pouvons noter simplement à propos de Giono - qui d'ailleurs ne figure pas parmi les 130 artistes et écrivains étudiés par ce psychanalyste - est qu'il est curieux que la « crise morale » personnelle des années 30-32 puisse correspondre à cette crise générale qui serait connue par les artistes au milieu de leur vie.

Toutefois, si Jean le Bleu peut être mis en rapport directement à cette crise, il serait moins facile, en revanche, d’y rattacher les autres oeuvres autobiographiques écrites plus tard et dans lesquelles on trouve pourtant inscrits presque les mêmes soucis et les mêmes préoccupations relatifs à cette crise. Nous avons noté, en effet, la réapparition, en gros, dans ces écrits, des mêmes thèmes, motifs ou figures que dans Jean le Bleu. S'agirait-il alors, en plus de cette « crise » ponctuelle (des années 30-32), d'une autre crise, permanente celle-là, et dont on trouve l'écho dans ces écrits autobiographiques? D'autre part, comment concilier alors l'idée que ces écrits reflètent des préoccupations d'ordre personnel avec le fait que la rédaction de certains d'entre eux (comme Virgile , par exemple) soit, à l'origine, commandée à l'auteur?

Le changement qui suit cette « crise » des années 30-32, et dont parle Giono notamment dans sa lettre à Gide, trouve son écho et son « illustration » également dans des oeuvres non autobiographiques écrites à cette époque ou un peu plus tard, comme par exemple Le Chant du monde (oeuvre écrite en 1934 et publiée en 1935) ou Que ma joie demeure (écrite en 1934 et publiée en 1935). Deux romans qui, chacun à sa manière, exaltent les sentiments de la joie et l'amitié entre les hommes. Les deux romans mettent respectivement en valeur deux personnages de « poètes » : Antonio dit « Bouche d'Or » et Bobi. Tous les deux défendent des valeurs humaines nobles comme l'altruisme, le bonheur apporté aux autres... Cependant si l'histoire de l'un connaît un dénouement heureux, celle de l'autre débouche sur une fin tragique46. L’échec de la tentative de Bobi d'apporter le bonheur aux autres s'explique, selon Giono, par le fait que c'est un personnage ‘« totalement séparé du social »’ (Ent., 205) et que par ‘conséquent « il ne se rencontre jamais dans la réalité »’ (Ibid.). Il s'expliquerait aussi peut-être par le fait que, pour Giono, le bonheur ne peut être atteint qu'individuellement, et non de façon collective comme Bobi a tenté de le faire. C'est cette idée qui se dégage un peu dans sa lettre à Gide que nous venons de citer. Elle se retrouvera également dans les explications données dans ses Entretiens avec Amrouche sur l'échec de l'expérience contadourienne.

En écrivant Que ma joie demeure , Giono a-t-il donc vraiment pu, dans ce cas, atteindre le but qu'il s'était fixé et qui consistait à apporter, par l'écriture, un remède à cette « crise morale » du début des années 30? Ce roman constitue-t-il vraiment un tournant, mettant en pratique sa volonté de changer qui se lit par exemple à travers les extraits des lettres que nous venons de citer? Le pessimisme qui se dégage de Que ma joie demeure, surtout dans la fin tragique réservée au héros, ferait peut-être douter de la réussite de cette tentative. Il y aurait, en tout cas, une sorte d'infléchissement de cet élan d'enthousiasme qu'on trouve dans le roman précédent, Le Chant du monde . Même si la mort du personnage ( à la fin de l'avant dernier chapitre) n'est pas décrite comme un événement tragique :

Soudain, il fut prévenu comme un oiseau par un pétillement sous sa langue.
"Ma!" cria-t-il
La foudre lui planta un arbre d'or dans les épaules (II, 777)

il est vrai que cette mort est assez caractéristique de certains personnages de Giono : comme Gagou dans Colline ou Langlois d'Un Roi sans divertissement . Elle est présentée comme une « fusion » avec la nature et les éléments du cosmos. Nous y reviendrons. Mais ce qui est plus significatif dans Que ma joie demeure , c'est la « suite » que l'auteur donne dans son Journal (en novembre 1934) à cet épisode de la mort de Bobi ( voir II, p.1357-1358). Dans ce texte, Giono décrit le corps du héros après qu’il ait été frappé par la foudre. Ce corps, en se décomposant, et grâce au « travail »des insectes, est rendu à la nature :

‘Les insectes entrent dans lui et travaillent. Bobi est, à ce moment-là, en pleine science. Il s'élargit aux dimensions de l'univers ( II, 1357)’

Son corps permet ainsi aux animaux de se nourrir et aux arbres de renaître :

‘Les liquides de Bobi mouillent les racines d'une sarriette, d'un serpolet et les derniers restes vivants d'un morceau de racine de genêt arraché. Déjà des sucs plus riches montent dans les petites tiges. Préparation des feuilles, des fleurs. Le morceau de racine reprend vie. Au printemps, il percera la terre et fera vivre un commencement de tige, dure et verte (II, 1358)’

Ce spectacle peut être horrible; mais il ne s'agit pas d'adopter un point de vue moral sur la question. Nous sommes en plein univers gionien où la violence et l'atrocité naturelles ne sont placées ni dans la catégorie du mal ni dans celle du bien47 . Ici la mort du personnage fait partie de ce cycle naturel de la mort-renaissance tant de fois décrit par Giono.

Il est un autre phénomène qu'on pourrait peut-être rattacher à la « crise » et qui serait à l'origine de la création chez l'auteur : c'est l'« ennui ». L'ennui est, selon Giono ‘« l'absence de divertissement dont parlait Pascal »’ (Ent., 68). D'après l'auteur, le remède à l'ennui est dans ‘« l'action et le sommeil »’ (Ent., 67). De ce fait, l'écriture - toute écriture et non pas seulement l'écriture autobiographique - peut être, d'une certaine manière, considérée comme moyen d'échapper à l'ennui.

Ajoutons à tout cela l'idée que l'évocation du passé n'a pas seulement chez Giono une fonction « thérapeutique », elle a aussi, et probablement plus, une fonction d'ordre esthétique et littéraire. Il arrive encore qu'un fait relatif à la vie personnelle soit évoqué simplement comme prétexte à une polémique ou à un rappel d'une prise de position de la part de l'auteur.

Notes
25.

Dans ses entretiens (avec Amrouche et avec Jean Carrière) ainsi que dans Noé , Giono parle de ses deux incarcérations comme d’expériences enrichissantes au le plan humain. Il dit, par exemple, dans ses Entretiens avec Amrouche, à propos de la deuxième :

« Certains ont naturellement de grandes crises de désespoir, d'autres ne peuvent pas supporter l'idée d'être en prison, moi je continue à avoir très exactement la formation de pensée que j'avais au moment où je vous racontais mes histoires de la prison du fort Saint-Nicolas, à Marseille. Je me trouve d'ailleurs assez bien, même fort bien, avec les montagnes autour de moi, avec la forêt dans laquelle je vais tous les jours. »

Entretiens , Op. cit., p.267.

26.

Nous examinerons cette question avec plus de détails dans la troisième partie.

27.

Op. cit., p.273-283.

28.

Par exemple ses entretiens avec Jean Carrière, dans J. CARRIERE, Jean Giono, qui suis-je?, Ed. La Manufacture, Lyon, 1985.

29.

Voir P. CITRON, « Préface » à Jean Giono Récits et Essais, Op. cit., notamment p.XVIII-XX.

30.

R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1204.

31.

Ibid.

32.

Ibid.

33.

Op. cit., p.1205.

34.

Cité par J. et L. MIALLETdans leur « Notice » sur « Aux sources mêmes de l'espérance » (texte du recueil L'Eau vive), III, 1155.

35.

Cité par L. RICATTE dans sa « Notice » sur Que ma joie demeure , II, 1331.

36.

C. MORZEWSKI, « Giono autobiographe », dans Les Styles de Giono (Actes du IIIè colloque international Jean Giono, Aix-en-Provence, 7-10 juin 1989), Roman 20-50, Lille, 1990, p.141.

37.

H. GODARD, D’Un Giono l’autre, Gallimard, 1995, p.37.

38.

R. RICATTE note que tout le dernier chapitre constitue une rupture par rapport à ce qui précède, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1223.

39.

Voir Entretiens avec Amrouche, Op. cit., p.178.

40.

H. GODARD, « Index annoté » aux Entretiens avec Amrouche, Op. cit., p.321.

41.

C. MORZEWSKI, Op. cit., p.139.

42.

Op. cit., p.145, note n°32 (pour la référence de l'étude d'Elliot).

43.

Op. cit., p.140.

44.

Cité par MORZEWSKI, Op. cit., p.140

45.

Op. cit., p.140-141.

46.

Pour plus de détails sur ce dénouement, voir la « Notice » de L. RICATTE sur Que ma joie demeure , Op. cit., p.1331 et suiv.

47.

Nous pensons, par exemple, à toutes les morts atroces des cholériques du Hussard sur le toit .