II. A. Biographie/ Autobiographie

Nous avons remarqué que Giono parle de « biographie » et non « d’autobiographie ». Ce qui, à première vue, laisserait entendre que pour écrire sa « biographie », l’auteur a suffisamment de recul par rapport à soi-même et à sa propre vie pour pouvoir en parler en toute « objectivité » et que son rôle se limite à celui d’un simple observateur qui enregistre fidèlement les événements marquants de sa vie. Or, rien de tel ne caractérise ce genre d’écriture chez Giono. Au contraire, celui-ci ne cesse, dans ces textes, d’essayer d’effacer l’écart entre le « moi » de l’auteur, le « moi » du narrateur et celui du personnage, et de monter que les sensations passées continuent à vivre encore en lui au moment de la rédaction. Comment comprendre alors ce qu’il appelle « biographie »? A notre avis, il s’agit, pour Giono, de considérer sa vie comme une source intarissable dans laquelle il puise, avec plus ou moins de liberté, la matière et les sujets mêmes de ses textes. Il ne faudrait pas chercher chez lui une théorie de l’écriture autobiographique. Contrairement à certains écrivains (comme Michel Leiris49), Giono ne se donne pas des règles à suivre en écrivant ces textes.

Mais, en général, pour passer de la biographie à l'autobiographie, il doit y avoir une sorte de conversion. En effet, ce passage s'effectue - aussi paradoxal que cela puisse paraître - selon deux processus opposés mais conjoints. Le premier vise l'unité et la stabilité du « moi » au prix, parfois, d'un écart par rapport à la biographie réelle, quand les préoccupations actuelles de l'auteur, c'est-à-dire au moment où il écrit (préoccupations purement esthétiques, préoccupations liées aux circonstances politiques ou idéologiques du moment...), déterminent un peu la manière de parler de soi-même. L'écriture autobiographique vise donc la recherche, à travers l'incohérence des souvenirs et leur éparpillement et à travers les défaillances de la mémoire, une cohérence : la reconstitution d'un « moi » stable :

‘ « Toute autobiographie, écrit Georges Gusdorf, procède d'une conversion. L'homme qui se laissait aller à vivre selon la spontanéité de sa nature, découvre que sa vie est une fuite perpétuelle, un jeu de reflets, la vaine poursuite de l'ombre. Une décision de salut doit être prise, qui sous la dispersion des apparences, s'efforcera de déterminer l'unité de l'être personnel. La conquête de soi permettra à celui qui se cherche de regagner sa vie perdue, non pas seulement aux yeux d'un public présent ou à venir, mais dans le moment même ou l'écriture accomplit son oeuvre d'élucidation. »50

Le deuxième aspect, qui s'oppose au premier, consiste en une sorte de dispersion de ce « moi ». L’étalement du projet autobiographique sur toute la vie de l'auteur contribue à cet éparpillement. Pour l'écrivain, il s'agit, en effet, de tenter de restaurer une certaine intégrité du « moi » passé. Mais ce qu'il obtient par l'écriture ne peut être qu'une vision fragmentaire de ce « moi » : celui-ci ne peut jamais être récupérée dans sa totalité, ni dans sa transparence originelle. La raison en est que cette vie passée que le « moi » actuel veut saisir est en perpétuel changement, parce qu'en perpétuel éloignement par rapport à l'instant actuel de la narration. Le « moi » narrateur lui-même change et évolue.

Il y aurait, selon Gusdorf, chez l'autobiographe, des motivations psychologiques, sinon morales, qui expliquent cette tentative de « regagner sa vie ». C'est ce qu'on peut appeler chez Giono le souci de rechercher ‘une’ ‘ « intégrité narcissique de la personne »’ 51. Cependant, Giono ne se pose pas apparemment de questions sur son identité, questions du genre : «qui suis-je? » qui justifie chez certains autobiographes la remontée à l’enfance pour y chercher une réponse. D'ailleurs les problèmes d'ordre « existentiel » en général sont quasi absents des textes de Giono, mêmes si certains sont, comme nous l'avons vu, liés à des « crises » personnelles (comme celle des années 30), ou que d'autres reflètent une certaine souffrance provoquée par la guerre (ce qui a engendré chez lui une position irréversible et parfois violente contre ce fléau et que nous retrouvons dans ses écrits où il parle de son passé) et une inquiétude devant l'invasion technologique. Nous ne décelons donc pas dans les oeuvres à caractère autobiographique l'expression d'une quelconque angoisse d'ordre métaphysique ou de crise d'identité.

On peut dire que le passage du biographique à l'autobiographique consiste en un processus à la fois de «déconstruction » et de «reconstruction ». C'est tout d'abord une « destruction » car en se penchant sur son passé, l'écrivain n'en saisit que des bribes, des morceaux épars d'une vie décousue. L'important pour lui n'est peut-être pas alors de raconter sa vie telle qu'elle est (d’ailleurs pourrait-il vraiment le faire même s'il le voulait, vu la défaillance de la mémoire?) mais de la modifier, de façon consciente ou non, (modification par exemple de l'ordre chronologique des événements, omission de certains faits, inventions d'autres...). La biographie se trouve ainsi changée et dépassée. L'écrivain fait un travail d'autobiographe et non de biographe (ce travail-ci est laissé aux autres, c'est-à-dire aux critiques). Il est alors amené à modeler une matière brute : à donner un certain ordre à ce qui est en désordre, une continuité à ce qui n'est qu'une fragmentation, une cohérence à un «moi » lointain, vague et diffus. C'est là où réside le travail de «reconstruction » qui est la deuxième étape de ce processus. Ce travail qui est à la fois un travail de mémoire et un travail d'écriture, se fait, pour une grande partie, en fonction de la situation du « moi » actuel. Par exemple l'ordre que donne Giono au récit de ses souvenirs dans Jean le Bleu est largement un ordre subjectif et affectif plutôt qu'un ordre chronologique ou logique. Cette oeuvre est composée d'une suite de tableaux et d'épisodes qui ont pour fonction de montrer l'apprentissage du jeune enfant, sa découverte de soi-même et du monde. Résultat : ce qui nous est proposé c'est le récit d'une vie largement inventée et en grande partie imaginaire.

On peut même parler d'une troisième étape (ou plus exactement d'un autre aspect) de ce processus et qui consiste à donner différentes « versions » de cette autobiographie. En effet, chaque texte autobiographique chez Giono est un texte à part, qui a ses propres caractéristiques, même s'il arrive que plusieurs textes (ce qui est souvent le cas) évoquent les mêmes souvenirs. Ces souvenirs sont « traités » justement différemment à chaque fois. L'image du père dans Le Grand Théâtre par exemple n'est pas tout à fait la même que dans Jean le Bleu . Ainsi, on peut parler à juste titre d'autobiographies multiples chez Giono et non d'une seule autobiographie. Donc de « conversions » renouvelées à l'occasion à chaque fois de la rédaction d'un nouveau texte autobiographique. La raison de ce « renouvellement » est que Giono accorde peut-être plus d'importance au travail de création, donc à la «broderie » sur les souvenirs qu'aux souvenirs eux-mêmes.

En outre, c'est à partir du moment présent (de la rédaction) que la « conquête » - nous dirions plutôt : la reconquête - de la vie passée se fait chez l'autobiographe. Aussi ce passé qui est reconstruit est-il largement imprégné et «contaminé » par les préoccupations du moment présent de la narration. C'est ce que nous verrons dans Virgile , par exemple. De ce fait, l'autobiographie ne viserait plus nécessairement la fidélité biographique. Car le fait biographique subit des changements avant d'être récupéré par l'écriture. Giono lui-même ne manque pas de souligner cette particularité dans ses Entretiens avec Taos et Jean Amrouche :

‘ [...] lorsqu'on examine une vie, longtemps après, on voit l'événement déjà déformé. Et si nous pensons à cette jeunesse qui était déjà déformée du fait que j'étais jeune, il y a eu des quantités de transformations avant que je n’arrive au moment où je l'écris (Ent., p.84)’

Giono parle ici des transformations de « l'événement » avant l'écriture mais il ne parle pas des changements qu'apporte l'écriture elle-même à cet événement. Car l'écriture autobiographique obéit à ses propres contraintes d'ordre littéraire et esthétique surtout : par exemple l'agencement des faits racontés dans le texte, l'ampleur donnée à chacun d'entre eux, leur rapport avec le sujet abordé, etc.

Pour comprendre ce passage de la biographie à l'autobiographie, on doit essayer, par exemple, de voir toutes les analogies et les « distances » qui peuvent se trouver entre le «moi » narrateur qui entreprend l'effort de remémoration et de reconstruction du passé (deux opérations conjointes du travail de l'autobiograhe) et le « moi » supposé être celui de l'enfance ou de la jeunesse qui apparaît dans le texte sous des signes qui lui sont propres : comme la manière d'exprimer ses sentiments, le langage qu'il utilise, la façon de se représenter le monde, etc. Mais, pour des raisons qui relèvent de sa propre technique de l'écriture autobiographique, nous verrons que chez Giono la distinction de ces deux moi n'est pas toujours évidente.

Dans cette recherche du passé, il y a une remontée aux sources du «moi », c'est-à-dire à la toute première enfance. Mais cette remontée s'avère plus ou moins artificielle, faite par le biais de l'écriture qui nécessite que le «je » parlant s'efface - ou affecte de s'effacer - pour laisser voir ce « moi » passé de l'action, de la façon la plus vivante et la plus transparente possible. Le caractère artificiel de cette entreprise provient aussi du fait qu'il est impossible pour le narrateur d'être en même temps le sujet observant et l'objet observé, à moins que ce «moi » passé ne soit en grande partie fictif, créé comme tout autre personnage de fiction. Le travail rétrospectif du narrateur est alors, dans une large mesure, combiné avec celui de l'invention de ce «moi » passé.

Ce que vise le narrateur, à travers l'écriture autobiographique, c'est de toute manière la (re)constitution d'un «moi » stable à partir des souvenirs épars.

L'autre aspect de ce passage de la biographie à l'autobiographie est celui de la «dilution » progressive du «moi » réel et son remplacement par des «moi » multiples et plus ou moins imaginaires. Dans Jean le Bleu , par exemple, on peut dire que le «moi » de l'enfant est «composite » : il est celui de l'enfant musicien, de l'enfant poète, de l'enfant complice de son père, de l'enfant qui partage la vie et l'aventure des autres personnages, même ceux qui sont tout à fait fictifs ( fictifs, selon les dires même de Giono). Tout ce qui se rapporte au passé revêt dans ce roman un caractère de «composition », donc d'invention :

‘Je me suis servi simplement des éléments qui se trouvaient en moi, et j'ai transformé les personnages comme je croyais qu'ils devaient pouvoir entrer dans le livre que j'étais en train de composer. Je viens de dire le mot exact : c'est composer. Je composais à ce moment-là. C’était tout à fait différent d'une vie qui n'est pas composée et où les éléments dramatiques ou les éléments pittoresques arrivent à foison sans qu'on ait besoin de les classer, qui ne se classent pas, qui s'organisent (Ent., p.84)’

C'est apparemment de cette même «composition » qu'il s'agit lorsqu'on observe, par exemple la variété, la complexité et la richesse de la vie de l'enfant dans Jean le Bleu . Il s'agit de quelque chose de plus que de l'évocation de simples souvenirs.

Comme Giono n'a pas cessé tout au long de sa vie de parler de lui-même et de son passé, on pourrait peut-être parler de «conversions » multiples mais différentes les unes des autres, car à chaque fois, même si dans une oeuvre il y a reprise de certains faits déjà racontés dans des oeuvres précédentes, nous avons une vue plus ou moins différente sur ce passé. L'autobiographie ne consiste pas chez lui à raconter une fois pour toute sa vie ni à en faire un quelconque bilan mais d'apporter à chaque fois, d'une manière différente et par des récits variés, de nouvelles touches qui complètent ce qu'il appelle «portrait de l'artiste ». Le passé est donc (re)construit au fil des oeuvres.

Notes
49.

Michel LEIRIS, « De la littérature considérée comme une tauromachie », in L’Age d’homme, Gallimard, 1937, p.9-25.

50.

G. GUSDORF, « De l'autobiographie initiatique à l'autobiographie genre littéraire », Op. cit., p.975.

51.

D. ANZIEU, Le corps de l'oeuvre, Essais psychanalytiques sur le travail créateur, Gallimard, coll. « Connaissances de l'inconscient », 1981. Cité par Christian Morzewski, Op. cit., p.142.