II. B. Référent et texte

Nous avons parlé de la réapparition de certains souvenirs dans les oeuvres autobiographiques. Cette reprise n'est pas gratuite. En effet, certains de ces souvenirs racontés dans les premiers écrits autobiographiques peuvent jouer le rôle d'un véritable référent par rapport aux textes ultérieurs où ils sont également évoqués. C'est-à-dire qu'au fil des oeuvres le fait biographique évoqué peut ne pas renvoyer à la réalité extérieure, mais à ce fait tel qu'il a été déjà évoqué. Citons un exemple : dans le texte «Je venais d'être mobilisé »52, texte court écrit probablement en 1936, l'auteur raconte son retour du front, finalement démobilisé (à la fin de la première guerre). Il décrit les sensations du jeune soldat sur le chemin du retour. Puis l'auteur évoque son enfance et parle des traits physiques et moraux qu'il a hérités de ses parents. Mais à côté du père et de la mère il évoque d'autres figures qui ont marqué sa « jeunesse» :

‘Ma jeunesse? Je me suis fait avec le berger Massot, la flûte et le violon de Décidément et de Madame-la-Reine, Gonzalès, la fille au musc, les deux Louises, Rachel, Anne la noire et Franchesc Odripano m'a donné le goût du mensonge : cet arc-en-ciel jeté par le poète, que tout le monde voit, qui n’existe pas, et qui illumine les prés plus lourdement que le soleil.53

Tous ces personnages qui appartiennent à l'univers de l'enfance sont décrits dans Jean le Bleu . Or, dans Entretiens avec Amrouche, Giono dira que certains d'entre eux sont purement et simplement inventés. Nous voyons donc que Giono se réfère non pas seulement à la réalité vécue mais aussi à une « réalité » fictive, si l'on peut dire, une réalité qui n'existe qu'à l'intérieur de son oeuvre. Le réel n'est plus dans ce cas seulement un réel vécu, il peut être aussi inventé. Mais, chose particulière chez Giono, ce réel inventé peut lui-même servir de référent à d'autres inventions. Ecrire ne consiste pas seulement à construire à partir d'un fait réel un monde totalement inventé mais aussi à donner à la fiction une valeur et un statut de réalité. Le monde décrit dans l'oeuvre de Giono - et paradoxalement le monde autobiographique - n'a plus alors tellement besoin de renvoyer à une réalité extérieure à l'oeuvre (considérée dans son ensemble). Ainsi, le texte chez Giono - tout texte - n'est jamais tout à fait autonome. Il renvoie, plus ou moins, par l'une de ses parties, à un autre texte. C'est d’ailleurs là l'une des caractéristique de l'écriture de Giono en général : une écriture qui renvoie sans cesse à elle-même, qui se retourne sur elle-même. Nous reviendrons sur cette question avec plus de détails. Mais sur le plan de la «conversion », il s'agit de ce qu'on peut appeler une «conversion » au deuxième degré. Nous avons vu que Giono parle des «transformations » que connaît le réel avant le ‘« moment où [il] écri[t] »;’ nous pouvons parler, nous, d'autres transformations que ne cesse de subir le réel - notamment le réel ayant trait à la biographie - dans les différents textes. le passage de la biographie à l'autobiographie est suivi par d'autres opérations, d'autres «conversions » qui font que le référent réel initial s'estompe peu à peu pour laisser la place à un référent qui existe à l'intérieur du texte. Le passé ne cesse donc pas d'être reconstruit au fil des oeuvres. Mais cette reconstruction ne va pas sans une déconstruction, puisque, à chaque fois, le texte ne fait que s'éloigner du référent biographique.

Par ailleurs, Giono semble insister davantage dans ses écrits autobiographiques non pas sur l'histoire de ses origines (il s'expliquera mieux sur cette question dans ses différents entretiens et déclarations) mais sur l'impression qu'il a gardée de l'univers de l'enfance et de sa jeunesse. Un monde plein d'images, de poésie et de sensations. Jean le Bleu est plus une oeuvre composée d'une suite de tableaux, de portraits, de récits plus ou moins fictifs que l'histoire d'une vie : ‘«c'est moins un roman, note Jacques Chabot, que la chronique d'un devenir poète»’ 54. Le narrateur y raconte, en effet, l'initiation de Jean au monde de la musique et de la poésie. Il nous parle aussi de la découverte par l'enfant du monde des adultes, de son éveil à la sensualité, de son apprentissage de la rêverie, guidé en cela ou par son propre instinct précoce, ou par son propre père ou par ce qu'on peut appeler les «doubles» du père (tels les deux musiciens, Odripano...).

Les faits proprement biographiques ou les personnages réels ne trouvent leur place dans le texte qu'en fonction du rôle qu'ils jouent par rapport à ces thèmes et à ces idées que l'auteur a voulu mettre en valeur.

Ainsi, les deux aspects, fictif et biographique vont-ils de pair dans ces écrits à caractère autobiographique. Mais il est difficile de savoir lequel des deux est essentiel : l'autobiographique est-il une sorte de digression par rapport à la fiction ou au contraire est-ce la fiction qui est une digression par rapport à l'autobiographique?

Notes
52.

Voir Bulletin, n°29, 1988, p.7-11.

53.

Op. cit., p.10-11.

54.

J. CHABOT, «Le narrateur et ses doubles» dans Giono : L'Humeur belle, Publications de l'Université de Provence, 1992, p.23.