II. D. Voilement / dévoilement

L'autobiographie est soumise en outre à une constante et double tension de voilement/dévoilement des faits. Le voilement peut être ou partiel ou total. On peut parler de voilement partiel lorsque le fait biographique n'est pas présenté comme reconnaissable seulement comme tel et nous informant sur la vie de l'auteur mais comme un fait qui obéit à l'organisation interne et à la cohérence de l'oeuvre elle-même. C'est-à-dire que la fonction assignée à un fait biographique relève davantage de l'aspect esthétique de l'oeuvre que de la fonction purement référentielle. Encore une fois l'auteur cherche à faire le «portrait de l'artiste» et non à nous raconter seulement sa vie passée. Le voilement total consiste à omettre certains aspects de sa vie. En effet, dans les oeuvres où il est question de sa vie, l'auteur procède par sélection. Il peut passer sous silence certains faits, pourtant importants, de sa vie. Par exemple, l'expérience contadourienne est à notre connaissance quasi absente dans les écrits autobiographiques d'après guerre (à part l'évocation dans un article à propos des étudiants américains). Giono ne lui consacre pas la place qu'elle mérite. Il y a, au contraire, de sa part un détachement vis à vis de cette expérience, voire une volonté délibérée de dénigrement.

Que ce soit dans Jean le Bleu , dans Virgile , dans Noé ou dans Le Grand Théâtre , l'auteur ne raconte pas toute son enfance ou sa jeunesse. Il procède par choix. Il omet donc beaucoup de faits qui peuvent être importants. Les «non-dit» sont nombreux dans les textes autobiographiques. Dans Jean le Bleu, par exemple, le récit de l'enfance et de l'adolescence comporte des ellipses : des périodes plus ou moins longues sont passées sous-silence. L'auteur semble donc procéder par sélection des moments à raconter. Mais ce qui nous semble important c'est que l'auteur ne justifie pas ces omissions. D'ailleurs nous verrons que les procédés employés ne laissent pas voir ces vides de l'histoire. Et c'est le style employé - dans son sens le plus général - qui «comble» ces creux et donne l'impression que l'histoire racontée est d'une continuité sans faille.

A côté de ces zones d'ombre qui sont certainement nombreuses, de ces non-dit, voulus ou non, on peut déceler une autre manière complètement opposée à celle-ci : le dévoilement. Cet aspect se manifeste surtout dans l'insistance sur certains événements et faits donnés comme authentiques et non sur d'autres.

Il y a donc chez Giono :

D'une part une valorisation - parfois excessive - de certains éléments biographiques qui sont généralement liés à la période de l'enfance. Personnages et faits revêtent souvent un aspect quasi mythique. Il s'agit là d'une constante de l'écriture de Giono qu’on peut rattacher à cette tendance que lui-même appelle «démesure».

D'autre part, on pourrait parler parfois de dévalorisation, puisque certains faits relatifs au passé sont simplement passés sous silence. Cet «oubli» peut certes avoir une explication d'ordre psychanalytique (partiellement liée aux «crises») mais ce qui nous intéresse particulièrement ici c'est le côté littéraire de ce non-dit. C'est dans le «silence» même (voulu ou non) que le «moi» autobiographique se montre et se dévoile. Car tout choix (de dire ou de taire certaines choses relatives à ce passé) non seulement révèle chez l'auteur la façon de voir - ou d'imaginer - ce passé mais également vise à montrer une certaine représentation et organisation de ce passé dans le texte. Autrement dit, il s'agit du processus qui permet le passage de la biographie à l'autobiographie. C'est une réalité nouvelle qui est créée dans le texte et qui est toute différente de la réalité vécue. Giono ne cesse de l’affirmer.

Contrairement aux principes qui régissent l'écriture autobiographique qu'on peut appeler traditionnelle (comme celle de Rousseau, par exemple) et qui se manifeste, entre autres, par l'aveu (les «Confessions»), l'écriture autobiographique chez Giono se trouve soumise, elle, - surtout pour des raisons d'ordre esthétique et littéraire - à une double tension : le voilement et le dévoilement. L'auteur cherche soit à «tout dire» - et même à le dire de façon trop insistante - à propos de certains détails, en mythifiant par exemple certaines figures (comme celle du père) ou en entourant d’un halo certains événements relatifs à l'enfance (surtout dans Jean le Bleu et Virgile ), soit à être plus détaché vis-à-vis de ce passé, en adoptant un discours moins lyrique, dans Noé par exemple.

D'ailleurs ces deux attitudes différentes chez l'auteur et ces deux types de discours qu'il développe reflètent en gros les deux manières de l'écriture chez Giono. La première se caractérise par ce que Jacques Chabot appelle l' «ivresse du verbe» et qu'on retrouve surtout chez le Giono d'avant 1939. La deuxième, qu'on peut appeler, avec R. Ricatte, l'écriture du « vide »56, donc du silence et de l'ellipse, caractérise particulièrement les écrits d'après guerre. Ceci est vrai de façon générale, mais nous verrons que, dans le détail, cette différence n'est pas aussi systématique ni aussi rigoureuse.

Voiler et dévoiler sont donc, entre autres, les deux dimensions de cette écriture autobiographique chez Giono. Elles constituent, d’ailleurs, les deux aspects d'une dialectique qui caractérise son oeuvre en général.

Notes
56.

Voir R. RICATTE, « Les vides du récit et les richesses du vide », dans Etudes Littéraires, vol. 15, n°3, déc. 1982, p.291-311.