II. E. Stabilité et changement

Par rapport au réel, l'autobiographie effectue un double écart ‘: «un écart temporel et un écart d'identité »’ 57. Le premier est un écart temporel : le passé remémoré est souvent un passé très lointain par rapport au moment où ce passé est narré. Ceci est le propre de toute autobiographie, dira-t-on. Par exemple, repoussant les frontières du souvenir à l'extrême limite, Stendhal écrit à la fin du chapitre 2 de la Vie de Henry Brulard ‘: «après tant de considérations générales, je vais naître »’ 58. Mais, dans Manosque des Plateaux, (p.57-58), Giono, lui, remonte à un souvenir très lointain qui se situe à l’âge de trois ans. C'est ce qui rend un peu suspecte l' «authenticité» de ce souvenir et souligne davantage le «travail» de l'imagination du narrateur, la «composition » comme dit l'auteur lui-même, qui consiste à transformer le réel. Le deuxième est un «écart d'identité » : le sujet qui se penche sur son passé est à chaque fois différent selon les oeuvres, puisque les circonstances dans lesquelles il se trouve au moment où il se souvient et écrit ces souvenirs sont différentes. Le regard qu'il porte donc sur ce passé est marqué par ces différentes circonstances. Nous avons vu, par exemple comment Jean le Bleu est marqué par les différentes crises vécues par l'auteur, nous verrons comment Virgile , qui est écrit pendant la deuxième guerre, est marqué par les événements de 1943, etc. Notre hypothèse est la suivante : à chaque fois le sujet de l'énonciation est différent parce que la situation d'énonciation change. L’auteur est, à chaque fois, placé dans une situation historique différente (les circonstances dans lesquelles se trouvait Giono en train d'écrire Jean le Bleu en 1932 avaient été différentes de celles où il se trouvait en 1943 pendant qu'il rédigeait Virgile et de celles de 1961 lorsqu'il écrivait Le Grand Théâtre ). A la limite on peut dire qu'il y a autant de sujets parlant (plus exactement écrivant) que de situations d'énonciation.

Cette différence peut dépendre du « moi » narrateur mais aussi du « moi » passé. Celui-ci n'occupe jamais de place stable : il est en perpétuelle fuite. Il peut changer de place et de rôle à l'intérieur de la même oeuvre. Dans Jean le Bleu , on le voit «héros» de certaines aventures, témoin d'autres, ou seulement rapporteur d'histoires qu'on lui raconte. Dans certains endroits du texte ce « moi » de l'action peut ne pas être vraiment transparent : nous verrons plus loin, en effet, que le sens de son comportement ou plus exactement les motivations de ce comportement peuvent nous échapper. Car le narrateur, pour des raisons diverses ( soit par exemple par «pudeur» ou par prudence, ou pour laisser planer un peu de mystère sur cette période, etc.) ne révèle pas tout de ce moi passé. Ce sont surtout certains côtés de cet univers intérieur du personnage, de son état d'âme et de ses sensations intimes qui demeurent parfois inexpliqués pour le lecteur. Dans ces situations, le narrateur se contente de suggérer, de dire à demi-mot.

Ce qui est rendu dans ces récits de vie n'est pas seulement ce qui est anecdotique; ce sont aussi les rapports de ce moi passé à lui-même (à ses rêves, à ses fantasmes, bref à cette part intime de lui-même, même si cela n'est pas toujours dit de façon explicite), à l'art, aux autres et au monde qui l'entoure.

Pour que le lecteur saisisse ce moi passé, il faudrait qu'il cherche dans tout ce qui est «dit» et dans ce qui est seulement suggéré, donné à lire entre les lignes. De toute manière l'univers de ce « moi » passé est une source qui semble ne pas vouloir tarir, puisque les oeuvres qui y puisent leur matière s'étalent, nous l'avons dit, sur la presque totalité de la vie de l'auteur. Est-ce parce que ce « moi » passé, aux multiples facettes et en perpétuelle fuite est impossible à capter et à cerner une fois pour toute? Ou est-ce simplement parce que toutes ces oeuvres où il est question de ce « moi » passé sont - et doivent être considérés - avant tout comme des fictions construites à partir et autour de certains faits biographiques?

Ce « moi » de l'action, celui qui est mis en scène, est un « moi » qui tient sans doute du moi authentique de l'auteur, mais c'est aussi un « moi » autre, différent, avec lequel celui-ci prend quand même de la distance. C'est un « moi » qui, dans une certaine mesure, n'existe qu'à l'intérieur de l'univers fictif du texte. Certaines de ses caractéristiques ou de ses fonctions sont liées aux exigences du récit. Il est de ce fait totalement liés aux personnages et à leur univers. Jean le Bleu est à la fois le narrateur enfant (et adolescent), mais aussi un personnage. Il appartient à la sphère des personnages fictifs : l'histoire de sa vie est intimement liée à la leur ( à celle par exemple des deux musiciens, de «l'homme noir», d'Odripano, etc.).

Aussi la représentation de ce « moi » passé n'est-elle jamais une représentation stable. L'image qu'on en a n'est jamais immuable ou fixée une fois pour toute. Elle change selon les textes dits autobiographiques. A chaque fois elle présente un écart plus ou moins grand avec le moi «réel» de l'auteur et semble varier en fonction du choix fait par celui-ci de privilégier certains aspects et non d'autres. Par exemple ce qui est mis en valeur dans Jean le Bleu c'est surtout ce qui se rattache aux sentiments et à l'état d'âme de l'enfant qui est en train de découvrir le monde et de se découvrir lui-même (la rêverie, la sensualité...). Dans Virgile , la situation est plus complexe : ce moi est d'autant plus ambigu et plus difficile à saisir du moment qu'il y a un va-et-vient entre le présent et le passé. Dans cette oeuvre il s'agit, en effet, de parler presque simultanément du moi passé (celui de l'enfance et de la prime jeunesse) et d'un moi plus proche du moment de la narration (en 1943).

On peut dire alors de la représentation du « moi » chez Giono ce que Georges Benrekassa dit à propos de Chateaubriand et de Goethe : «Le moi devient ici une présence ambiguë puisqu'il se trouve pris lui-même entre diverses stratégies d'énonciation passées ou présentes, et prend enfin le caractère d'un enjeu, sans que la partie dont cet enjeu est le prix ait des règles évidentes.»59

D'un autre côté, ce qui peut être dit du « moi » est parfois lié à la situation actuelle du narrateur. Dans Virgile , par exemple, où certains événements sont presque contemporains de la narration, ceux-ci ne peuvent être racontés avec la distance requise. En plus les circonstances extérieures (la guerre) font que Giono opère peut-être une certaine «auto-censure». Nous verrons, par exemple, que l'épisode final qui touche à l'actualité se caractérise par une certaine ambiguïté. En plus certains problèmes d'actualité qui nécessitent des polémiques ou des prises de position sont transposés au plan littéraire. Autant de subterfuges qui, d'une part rendent moins transparent ce « moi » (qui en ce moment se confond presque avec le narrateur) et qui, d'autre part prouve peut-être que Giono n'aurait pas cherché à être un chroniqueur de son temps.

Le dit du « moi » dépend donc des facteurs liés au texte, des différentes stratégies narratives mais aussi parfois des circonstances extérieures.

Notes
57.

Nous reprenons les termes de STAROBINSKI, Op. cit., p.261.

58.

Enoncé relevé par L. MARIN dans son article « Sur un certains regard du sujet », dans Les Sujets de l'écriture, Textes réunis par Jean Decottignies, Presses Universitaires de Lille, 1981, p.41.

59.

G. BENREKASSA, « Le dit du moi : du roman personnel à l'autobiographie, René/Werther, Poésie et vérité, Mémoires d'outre-tombe », dans Les Sujets de l'écr i ture, Op. cit., p.116.