En outre, le «moi» dont il est question dans ces écrits est à la fois le «moi» passé authentique de l'auteur et aussi le produit du discours que tient l'auteur sur ce passé. Jean (dans Jean le Bleu ) est bien Jean Giono enfant et jeune adolescent mais aussi un personnage que crée le discours de l'auteur écrivant son oeuvre vers 1930. Les aventures qui étaient arrivées à l'enfant sont, pour la plupart, des aventures imaginaires (selon les dires mêmes de Giono). Dans cette stratégie énonciative adoptée par Giono, Il y a donc une sorte de «surimpression» du réel sur le fictif - et vice versa - qui empêche le lecteur de faire la part des choses et de distinguer, dans le récit de cette vie, ce qui est authentique et ce qui est fictif. Car le discours autobiographique chez Giono est - nous le verrons - un discours assez particulier : il n'a pas seulement pour fonction de narrer des faits mais aussi de dire autre chose. Le discours lui-même fait partie de la fiction. Il est aussi important que le contenu qu'il véhicule (transmet). Parler de soi-même et de sa vie ne va pas sans entraîner un certain nombre de problèmes qui se posent pour l'auteur. Le plus important est de savoir quelle forme il doit choisir ( par exemple s'il doit choisir les confessions, le journal, l'autoportrait, etc.). Chaque forme nécessite un type de discours particulier. Et le choix d'une forme entraîne des dispositions particulières, des «contraintes discursives » adéquates, pour reprendre l'expression de Georges Benrekassa60. Se posent ensuite d'autres problèmes : la manière de raconter, le point de vue à adopter, ce qu'il va dire ou taire...
Dans les oeuvres de Giono soulignons tout d'abord la grande variété de discours tenus par le je narrateur sur lui-même et sur son passé : discours anecdotique, romanesque ou poétique. En effet, le narrateur parle pour fournir au lecteur des «informations» sur son passé (comme dans toute autobiographie), pour raconter des histoires réelles ou fictives, ou encore pour décrire les sensations profondes et les rêves du « moi » passé. Et c'est justement lorsqu'il s'agit de faire part de ce monde intérieur que le discours revêt une allure poétique, comme c'est souvent le cas dans Jean le Bleu . Remarquons que ce discours poétique n'est pas le propre du narrateur seulement, il peut être tenu par des personnages qu'on peut considérer comme ses «doubles».
La variété de ces discours dépend de la place qu'occupe le narrateur par rapport au « moi » de l'histoire et de sa situation d'énonciation.
Nous avons déjà remarqué que le narrateur occupe deux situations différentes pour parler de son passé : il se place à l' «extérieur», en mettant une certaine distance quand il s'agit seulement de raconter des événements. Les formules employées pour rappeler qu'il s'agit de souvenirs, qu'il est en train de raconter, sont nombreuses dans les textes. Mais dès le moment où il s'agit d'évoquer l'univers intérieur de l'enfant (les rêves , les sensations...), le narrateur s'efface momentanément ou plutôt se place «avec» le personnage, adoptant exactement son «point de vue» (sa propre vision ainsi que son propre discours), au point qu'il n'y a plus de distance entre le « moi » narrateur et le « moi » passé. Nous ne trouvons alors plus de signes ou d'indices dans le texte ( à l'exception bien sûr des temps du passé ) qui puissent marquer la différence ou l'écart entre les deux instances.
Il y aurait donc pour décrire les rapports entre le « moi » narrateur et le « moi » de l'histoire dans ces textes tantôt concordance et tantôt discordance. Dès lors il n'est pas surprenant que le discours sur le « moi » soit tantôt elliptique, tantôt pléthorique.
Il est elliptique lorsqu'il s'agit de raconter les différents moments de la vie passée. Nous constatons, en effet, que dans Jean le Bleu , par exemple, certaines périodes sont simplement passées sous silence. Nous verrons que la structure même de cette oeuvre ne repose pas sur l'enchaînement chronologique des faits, que l'auteur opère visiblement un choix des souvenirs qu'il raconte et que les intervalles temporels entre les événements restent imprécis et vagues. Mais nous verrons aussi que le texte ne laisse pas percevoir ces vides : le style employé par Giono, dans la mesure où il donne un caractère romanesque à ces événements «vécus », donne l'impression d'une continuité.
En revanche, tout ce qui touche à l'univers intérieur de l'enfant, à l'expression de ses sensations et de ses rêves est «dit» par un discours qu'on peut qualifier de «plein». Dans Jean le Bleu , les passages les plus riches d'images et donc les plus poétiques sont ceux qui sont consacrés aux «visions» de l'enfant ou à ses rêveries et méditations. Par exemple les différents passages qui reviennent en leitmotiv et qui évoquent le «visage du mur» (l'enfant «voit» dans la moisissure sur le mur du grenier, laissée par l'humidité, le visage d'une femme bien «vivante» qui fait naître chez lui beaucoup de rêveries et d'images ). Dans un discours, qui est à la limite du dialogue intérieur, le narrateur nous parle des sensations de Jean. Mais celles-ci sont comme livrées telles quelles, à l'état brut et comme exprimées par l'enfant lui-même et non par le narrateur dans un discours élaboré après coup. Ici, le narrateur se confond avec le personnage. Il adopte tout à fait sa vision et s'identifie totalement à lui. Le discours qu'il tient n'est pas alors l'expression d'une réalité extérieure ou d'une réalité anecdotique, c'est un discours qui rend transparente la part d'une réalité intérieure, d'un monde grouillant de sensations contradictoires (vie, amour, mort, suicide, sang...) du personnage. C'est aussi un discours «poétique» car il est plein d'images, où pour décrire ces sensations, le narrateur se laisse aller à une sorte d' «ivresse du verbe». Nous avons dit que ce discours, qui essaie de capter la sensation au moment de sa naissance, est un discours du narrateur et non celui du personnage. Car, dans les différents textes à caractère autobiographique, il n'y a pas de monologue intérieur qui puisse être attribué au « moi » passé. D'ailleurs, même dans les passages où l'enfant parle, ses propos apparaissent toujours dans des dialogues avec les autres personnages, et c'est le narrateur qui les rapporte. Cependant, il n'est pas rare, malgré l'entremise du narrateur, que certains propos échangés entre le «héros» et d'autres personnages gardent une certaine opacité. Dans un épisode de Jean le Bleu, par exemple, le musicien Madame-la-Reine tient des propos (II, 139-140) que Jean semble bien comprendre, mais dont la signification peut échapper en partie au lecteur, parce qu’ils sont pleins d'allégories et de symboles inexpliqués.
L'univers des personnages ( et surtout celui du «héros» ) est donc parfois un univers fermé sur lui-même, où la communication n'est possible qu'entre ces personnages eux-mêmes. Il est quelquefois énigmatique, non seulement parce qu'une partie de leur vie nous échappe (du fait qu'elle est passée sous silence) mais aussi parce que, dans certains endroits, leurs propos n'ont pas toujours la transparence requise. Cependant, le narrateur n'intervient pas pour l'expliciter davantage. Il se met en quelque sorte à distance, à l'extérieur d'une histoire qu'il est censé avoir vécue et qu'il connaît donc bien.
Le discours du narrateur sur lui-même - ou même parfois celui des personnages - est un discours qui peut contribuer à faire apparaître des zones d'ombre et donc à occulter une part du « moi » passé. Cela touche peut-être à la «lisibilité» du texte, s'agissant surtout, en l’occurrence, de texte «autobiographique» qui dans son principe même devrait être un texte transparent. Mais si l'on voulait bien comprendre ce «paradoxe», il faudrait admettre que Giono ne parle pas de sa vie comme d’une suite d'événements mais comme une matière susceptible de diverses investigations par l'écriture. Un champ où l'écriture se libère des contraintes, surtout des contraintes autobiographiques.
Chez Giono, le discours cherche à «dire» ce « moi » mais sans jamais l'atteindre ou le cerner tout à fait. Il y a, apparemment, comme un décalage entre la représentation du « moi » (une représentation qui vise à donner le « moi » comme reflet de l'ego de l'auteur, mais aussi comme «mythe» personnel et comme création poétique) et le discours qui le «dit». Sinon pourquoi tous ces retours sur le passé, ces touches qui viennent par la suite rectifier, compléter ou clarifier ce qui a été déjà dit, si ce n'est parce que le «dit » du « moi » n'est jamais définitif pour Giono? Le « moi » est toujours à construire et le passé à parfaire. Le discours sur le « moi » se répète mais se renouvelle, tout le long de sa vie, dans les différents textes où il est question de son passé.
Dans son article sur Chateaubriand et Goethe, Georges Benrekassa, se pose cette question qu'on peut, dans une certaine mesure, se poser pour Giono : ‘« Comment donc le discours (auto) biographique, signé, daté, pourra-t-il prendre ou non en charge le sujet à la fois authentique et mythique du passé? »’ 61. On pourrait reconnaître, en effet, que ce problème se pose d'une certaine manière aussi chez Giono. Seulement la situation est un peu particulière chez celui-ci. Par exemple, nous verrons que les critères proposés par Philippe Lejeune pour définir l'autobiographie ne conviennent pas tout à fait pour définir le genre d'écriture de Giono. En plus, et contrairement à ce que l'auteur affirme dans ses textes (comme dans le début de Jean le Bleu , par exemple, que nous aurons l'occasion de commenter), le discours cherche à produire un écart par rapport à la réalité vécue. Dans certains passages de ces textes donnés pour autobiographiques, le discours tenu n'a pas véritablement de prise sur le «réel». Et ce n'est pas seulement le réel vécu. Il s'agit assez souvent (dans la plupart des romans) d'un écart entre le mot et la «chose» à dire. Le monde est assez souvent exprimé par des mots (auxquels le lecteur peut ne pas s'attendre) qui traduisent la subjectivité d'une vision (celle du narrateur ou du personnage). D'où la tendance chez Giono à l'emploi de mots ou d’expressions qui visent l'approximation, l'à-côté et non la dénomination exacte des choses. C'est un choix dont parle l'auteur lui-même dans sa «préface» aux «Chroniques romanesques» de 1962 (Voir III, p.1227). Le discours de Giono est plus un discours évocateur et suggestif, et donc poétique, qu'un discours «réaliste» ( dans le sens où l'on entend traditionnellement ce mot).
Op. cit., p.95.
Op. cit., p.116.