I. A. Nom

Pour Philippe Lejeune, dans toute autobiographie, il y a un « pacte autobiographique » qui repose essentiellement sur l'identité, « assumée », du narrateur avec l'auteur. Cette identité est rendue concrètement possible par l'emploi du nom (ou du prénom) de l'auteur. Dans ce cas, il y a, d'après Lejeune63 trois situations possibles :

- le personnage peut avoir un nom différent de celui de l'auteur, il s'agit alors d'un « pacte romanesque » .

- Le personnage n'a pas de nom, le pacte est alors absent; il est au degré zéro.

- Le personnage n'a pas de nom, mais l'identité avec l'auteur peut être déclarée par celui-ci, par exemple dans le titre ou dans la préface. C'est le « pacte autobiographique ».

Dans certains de ces récits de Giono, on retrouve effectivement le prénom (et même le nom) de l’auteur. Citons quelques exemples. Le nom de l'auteur est d'abord mentionné dans Présentation de Pan (1930) : texte conçu initialement par Giono comme une explication de sa « trilogie de Pan » : ‘c'est « un article assez long d'explication du triptyque »,’ écrit-il à Louis Brun en 1929 64, mais dans lequel il y a surtout l'évocation de son enfance. Le nom de l'auteur est mentionné à deux reprises dans la même page : ‘«  "Ah, voilà le petit Giono ", devait se dire la colline. »’ Et aussi :

La mère lapine arrêtait le brusque saut de ses lapinots :
"C'est le petit Giono (I, 759)

Les « nouvelles » et les « essais »65 qui forment le recueil de Solitude de la pitié, et qui ont été écrits, d'après Pierre Citron, entre 1925 et 1932 et publiés en 193266, sont des textes pour la plupart écrits à la première personne et dans lesquels il est fait mention du prénom de l'auteur. C'est dans la nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff  » qu'on retrouve le nom de Giono. Il figure dans la toute première phrase : ‘« "Faites passer : "Giono au capitaine" »’ (I, p.466), faisant redondance avec le titre même de la nouvelle, puisque Ivan en russe c'est Jean. Une analogie aussi entre le nom du personnage et le nom de l'auteur : ‘« Jean Giono aussi est fils de Jean, comme son Ivan est fils d'Ivan »,’ remarque P. Citron67.

Dans certains de ces textes qui composent Solitude de la pitié, le narrateur se fait appeler « Jean » par les personnages. C'est ainsi que dans « La Main  », l'aveugle l'interpelle à deux reprises : ‘" Vous comprenez, monsieur Jean"’ (I, 483) ‘et " n'est-ce pas monsieur Jean?" ’(I, 484). De même, dans « Babeau  », la bergère s'adresse à lui en disant : ‘"Ah! monsieur Jean"’ (I, 513). Dans « Sylvie  », le narrateur se nomme lui-même dans un monologue intérieur :

Je me dis :
"Jean, c'est une femme. Ce n'est plus une demoiselle..." (I, 511)

Le prénom « Jean » se retrouve dans Jean le Bleu et dans Virgile . Dans Le Grand Thé â tre , il est particulièrement souligné :

‘Il [son père] s'appelait Jean, comme moi; ou plus exactement je m'appelais Jean, comme lui; il s'appelait Jean comme son père, que je n'ai pas connu. Tous les mâles de la famille se transmettaient le prénom de Jean. Mon père était cordonnier, mais nous mettions des numéros à nos prénoms, comme les rois. Chez nous il était Jean III, et moi Jean IV (III, 1069-1070) ’

Le nom constitue donc l'une des caractéristiques essentielles du récit autobiographique. ‘« Le nom premier, écrit Lejeune, reçu et assumé, qui est le nom du père, et surtout le prénom qui vous en distingue, sont sans doute des données capitales de l'histoire du moi »’ 68.

Cependant nous remarquons que dans ce texte du Grand Théâtre les « développements » sur le prénom contribuent plutôt à lui donner un aspect fictionnel. Le prénom ne semble pas avoir été mentionné uniquement pour souligner une identité (moi, Jean), mais il semble avoir été employé aussi pour exprimer un effet particulier qui est l'humour (dans la parodie de la généalogie des rois de France).

Auparavant, le prénom figurait dans le titre même de Jean le Bleu 69 où il est qualifié de « le Bleu ». Selon Christian Michelfelder qui rapporte des confidences que Giono lui avait faites, le nom Jean le Bleu aurait déjà figuré dans la première version du Chant du monde , texte aujourd'hui disparu70. Nous retrouvons, en effet, ce nom dans « Mort du blé  » (1932), texte de L'Eau vive (III, p.248-254) qui, avec « Entrée du printemps  » (1933) du même recueil (III, p.234-248) constitueraient les deux seuls fragments conservés de la première version du Chant du monde 71. Dans ce texte, Jean le Bleu est fils d'un paysan qui s'appelle Joffroi. Le texte qui relate des scènes de moisson est écrit à la troisième personne. Mais à un endroit il y a emploi de la première personne :

‘Jean le Bleu marchait derrière le père. Il avait mis le faucillon à l'épaule. Un pas du père, un pas de moi. Je fais de grands pas, moi (III, 252)’

Ce passage sans transition de la troisième à la première, puis le retour à la troisième personne pour la suite, montre peut-être une certaine hésitation dans l’identification du narrateur au personnage Jean le Bleu . En effet, ni le personnage ni sa vie ne semblent avoir de point commun avec l'enfance de l'auteur. L'identification ne sera véritablement assumée que dans Jean le Bleu où l'autobiographie aura une place prépondérante. Mais avant ce texte, la tendance avait été plutôt au romanesque :

‘« La seconde leçon à tirer de ces origines indirectes de Jean le Bleu, écrit Robert Ricatte, c'est que nous sommes encore dans l'ordre du pur roman. Voilà l'évidence : l'autobiographie a été seconde; la fiction, et la plus hasardeuse, est d'abord venue. Une enfance plus authentique va monter lentement à la surface d'une fable d'abord un peu folle, qui se décante. »72. ’

Malgré la mention du nom ou du prénom de l'auteur, on hésite parfois à classer certains textes dans la catégorie des oeuvres autobiographiques, car l'aspect fictif l'emporte souvent sur la réalité vécue.

En plus du prénom du père ou du celui de la mère qui figurent dans plusieurs textes, il arrive aussi que le prénom d'un autre membre de la famille soit évoqué pour jouer ce rôle d'ancrage du récit dans la réalité. Dans différents textes, nous retrouvons par exemple la mention du prénom de sa femme Elise, comme dans le récit « Joffroi de la Maussan » (1930), dans Solitude de la Pitié, (I, p.500).

Mais parfois, le membre de la famille, même s'il est appelé par son vrai prénom, peut jouer un rôle purement fictif - ou semi-fictif - dans un récit qui se donne pour autobiographique : nous songeons par exemple à l'oncle Eugène dans Le Grand Théâtre et à la tante paternelle dans « Le Poète de la famille », texte de L’Eau Vive (1942). Cette dernière s'appelle en fait dans le texte Madame Juliette (III, p.408) alors que son vrai nom est Marguerite Fiorio73. C'est une femme à qui l'auteur donne un aspect tout romanesque - comme d'ailleurs il le fait pour plusieurs héroïnes de ses romans -, un aspect « démesuré » qui caractérise aussi bien la propre vie de cette femme que celles des siens. Par exemple, cette femme, qui dirige sa famille avec beaucoup d'autorité, est mère de plusieurs enfants. Giono s'amuse à les classer en séries, selon leurs prénoms - même si c'est à son propre père que l'auteur attribue un tel classement (III, p.431) - Il s'agit de : la « série grecque » qui comprend Ajax, Hector, Achille, la « série astronomique » composée de Sirius, Cassiopée, Altaïr et la « série arithmétique » formée de Primo, secondo, Terso (sic)...

Dans ce récit de famille, fortement imprégné d'humour et de fantaisie, les portraits que Giono fait des siens débordent souvent les limites de la simple biographie. Le regard porté sur eux est toujours un regard qui, comme le regard d'un enfant - ou d'un poète - a tendance à voir des traits démesurés et irréels.

Il y a donc toute une dimension poétique et romanesque rattachée aux différents portraits des membres de la famille dans ces écrits dits autobiographiques. L'évocation de chacun d'entre eux (la tante, l'oncle, les cousins et à plus forte raison la mère et le père) n'a pas pour fonction uniquement d'alimenter ou d'enrichir des souvenirs, mais surtout de servir de support - ou de prétexte - à des récits plus ou moins fictifs. La vie de chacun d'entre eux, telle qu'elle est racontée, est une vie romancée. Il s'agit des récits d'aventures qui dépassent le cadre de simples faits biographiques. Nous verrons par exemple comment dans le début de Jean le Bleu l'auteur donne de ses origines (italiennes) une vision quasi mythique. Mais même si Giono se sert assez souvent de cette origine comme un fond inépuisable dont il s'inspire pour le portrait de certains personnages (comme Angelo , par exemple), ce n'est pas l'origine en elle-même qui semble l'intéresser. C'est tout l'imaginaire qui se rattache à l'univers de cette origine italienne qui est le plus important.

Il en est de même pour l'évocation de la figure du père ou de la mère. Ce ne sont pas à proprement parler des portraits « réels » qu'il en donne, mais des images, quasi mythiques (surtout le père), à mi-chemin entre la réalité et la fiction; bref, ce sont des héros de romans à part entière qu'il crée. Ainsi, doit-on, à propos du Grand Théâtre , par exemple, parler de « roman du père », s'agissant d'une fiction construite autour de la figure du père. La mère ne semble venir qu'en deuxième position. Il est vrai que c'est une femme qui n'a rien à envier aux autres femmes de caractère qui peuplent ses romans. Cependant, contrairement à celles-ci, elle est très affectueuse et très attentionnée à l'égard de sa famille.

A un degré moindre, on peut dire la même chose des autres membres de la famille.

Outre les noms, il y a des détails relatifs à la vie de la famille qui peuvent constituer un aspect important de cette dimension autobiographique (la mention du métier du père, par exemple, dans ses différents écrits). Mais là encore, il y a toute une vision « mythique » du père artisan (qui chausse toute la ville dans Jean le Bleu ) qui donne au texte une dimension quasi fictive.

Mais c'est surtout l'évocation de l'activité exercée par l'auteur lui-même : c'est-à-dire le métier d'écrivain, qui forme la part la plus importante de cette « autobiographie ». Lire ou écrire sont les deux faces de cette activité qu'on retrouve évoquée - soit explicitement soit au niveau symbolique - pratiquement dans tous ces récits. A ce niveau aussi, il y a donc, de la part de l'auteur, plus d'invention que la simple relation de faits concrets.

Notes
63.

Ph. LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Op., cit., p.28 et suiv.

64.

Cité par R. RICATTE dans sa « Notice » sur Présentation de Pan , I, 1314.

65.

C'est P. CITRON qui les nomme ainsi, Voir sa "Notice" sur Solitude de la pitié, I, 1039.

66.

Op. cit., notamment pages 1038, 1044 et 1061.

67.

Op. cit., p.1050.

68.

Ph. LEJEUNE, Le Pacte autobiographique, Op. cit., p.34.

69.

A propos du nom dans Jean le Bleu , R. RICATTE note: « l'autobiographie était dépassée par le roman : est-ce parce que Giono s'en est aperçu à la relecture qu'il a supprimé en volume la mention de son propre nom, Giono (avec sa prononciation italienne djiono), dans l'épisode des musisiens? », « Notice » sur Jean le Bleu, Op. cit., p.1232., note n°1.

70.

Christian MICHELFELDER, Jean Giono et les religions de la terre, Cité par Robert Ricatte, Op. cit., p.1194-1195.

71.

Voir J.et L. MIALLET, « Notice » sur L'Eau vive, III, 1182 et suiv.

72.

R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op., cit., p.1195.

73.

J. et L. MIALLET, « Notice » sur « Le Poète de la famille », III, 1182 et suiv.