I. B. Titre

A part Jean le Bleu , il n' y a pratiquement pas de mention du nom ou du prénom de l'auteur dans le titre de tous ces récits à caractère autobiographique, sauf peut-être l'analogie qu'on trouve avec le nom russe dans le titre de la nouvelle « Ivan Ivanovitch Kossiakoff  » dont nous avons parlé. Quel est alors le sens donné par l'auteur à ce titre : Jean le Bleu?

S'appuyant sur une déclaration de Giono lui-même, Robert Ricatte écrit dans sa « Notice » sur cette oeuvre : ‘« Quant au sens, il est aisé. Bleu des yeux et bleu du rêve, comme le suggère Giono : "c’était simplement parce que très souvent on me parlait de mes yeux bleus, et en même temps il y avait le côté rêveur du personnage." »’ 74.

Pour Jacques Chabot, le titre trouve sa signification dans le « double désir d'Eros et de Thanatos »75 qui caractérise certains personnages ainsi que l'initiation au monde qu'entreprend Jean lui-même :

‘ « Comme la petite fille de Corbières, Mariette, qui joue à se faire pendre pour voir le Bleu, car le bleu c'est la mort, Jean s'initie à la mort [...] Et le narrateur, qui se produit dans cette confrontation de Jean et du Bleu, compose ce double bleu métaphorique et contradictoire (bleu clair de vie et de pureté, bleu violacé de passion et de mort) une bizarre association de contraires, une véritable oxymore de l'imagination, Jean-le-Bleu. »76

Quant au sens que donne le narrateur dans le texte même à ce nom Jean le Bleu , il est à chercher, selon lui, du côté de la part du rêve et de la poésie qui désormais imprègnent pour jamais le jeune homme, malgré l’emploi trop peu poétique qu'il commence à remplir à la banque :

‘La grande part, nul n'y touchait. Elle s'appelait Jean-le-Bleu. On aurait bien voulu l'atteindre et l'enfermer dans la livrée qui saluait les mesdames. Mais c'était trop tard (II, 169)’

Rappelons aussi qu’un « bleu », en langage militaire, est un nouveau venu, un naïf, un jeune. Dans ce texte, une certaine naïeveté (dans le sens de pureté et d’innocence) caractérise l’enfant. Celui-ci appréhende le monde avec une innocence juvénile. Il prend (et apprend) tout par les sens et de façon instinctive.

Par ailleurs, ce titre (qui fait penser un peu à Jacques le fataliste) est un titre composé du prénom de l'auteur - le « je soussigné » qui, selon Philippe Lejeune, caractérise toute autobiographie - et de l'adjectif substantivé : "le Bleu", en remplacement en quelque sorte du nom. L'emploi de « le Bleu » pour qualifier « Jean » fait aussitôt et obligatoirement déplacer le sens du titre du niveau autobiographique au niveau fictif et romanesque. Ce glissement de sens qui préfigure donc un aspect essentiel de l'oeuvre, donne à lire celle-ci non comme un simple récit de vie mais aussi comme une fiction. Malgré tous les détails relatifs à la vie de l'auteur qu'on y retrouve, Jean le Bleu ne sera pas uniquement une oeuvre autobiographique.

En outre, dans le choix de « le Bleu », Giono a, selon ses propres dires, tenu compte de deux aspects du « moi » : l'aspect physique (la couleur des yeux) et l'aspect moral (la tendance à la rêverie chez le personnage). Ces deux aspects sont importants dans l'oeuvre, puisqu'ils définissent les types de relation que le moi passé (celui de l'enfant et de l'adolescent) a avec le monde : une relation physique qui se fait donc par le corps (le texte met en valeur l'éveil de la sensualité de l'enfant), et une relation morale et affective, soulignée par la place accordée à la rêverie de l'enfant, à ses sentiments, à sa manière d'appréhender le réel, à son imaginaire et à son apprentissage de certaines valeurs.

Dans l'emploi de « le Bleu », Giono semble donc réaliser ce qu'il a toujours cherché à faire : « le portrait de l'artiste par lui-même ». Mais la synecdoque n'a pas ici une fonction réductrice, c'est-à-dire qui viserait seulement à souligner un trait du portrait, ou une relation, elle contribue, au contraire, à installer tout un réseau de significations qu'on retrouvera dans le texte. Aussi, doit-on peut-être, à propos de cette expression, parler plus de l'importance de la dimension métaphorique que de la dimension synecdochique.

Donc, on peut dire que le titre, par la mention du prénom de l'auteur, inscrit l'oeuvre dans la lignée des textes autobiographiques, et en même temps, par l'emploi de « le Bleu », il la place d'emblée dans le cadre d'une fiction.

Le titre Virgile fait a priori penser ou à un nom tout à fait fictif ou au nom du poète latin. Nous verrons que la lecture des premières pages confirme cette deuxième interprétation, mais très vite, le lecteur s'aperçoit du revirement et le texte se donne dès lors à lire comme « autobiographie ». Le titre Noé fait à son tour penser ou au personnage biblique ou encore à un personnage fictif. C'est la première acception qui sera conservée dans le texte, d'abord dans l'épigraphe (III, p.609) puis dans le texte lui-même, mais dans un sens allégorique assez large. Quant au Grand Théâtre , le titre est, à première vue, quelque peu ambigu (nous verrons que l'expression a une signification particulière dans l'oeuvre et qui est liée au thème de l'Apocalypse), mais ne fait nullement penser à un récit autobiographique. Il faut lire les deux premiers paragraphes pour s'apercevoir qu'il s'agit d'un récit en rapport avec l'enfance de l'auteur.

L’ambiguïté des titres de ces écrits contribue donc à donner à une sorte d’ambiguïté à leurs contenus respectifs. En outre, aucun de ces livres ne contient de sous-titre (de type « histoire de ma vie ») qui puisse orienter vers la lecture d'un texte purement autobiographique.

Ainsi le « pacte » de lecture qui, en fait, existe (implicitement ou explicitement) ne suffit pas à éclairer la part autobiographique présente dans ces récits de Giono. Ce « pacte » est même remis en question dans le début de Noé (sur lequel nous aurons l'occasion de revenir) puisque le narrateur y déclare que tout est faux dans ce livre, lui-même et ses amis. La notion de « pacte » ne semble donc fonctionner qu'en partie dans la reconnaissance de la part autobiographique de ces récits.

Notes
74.

R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1195.

75.

J. CHABOT, « Le narrateur et ses doubles », Op. cit., p.20.

76.

Ibid.