I. C. Cadre de vie

Un autre élément qui, à première vue, peut contribuer à donner une dimension autobiographique aux récits, c'est le cadre géographique dans lequel sont placées certaines histoires. En effet, certains récits à la première personne - même ceux où le narrateur se contente parfois du rôle de témoin - ont tout l'air d'être autobiographiques, du fait que le cadre spatial mis en place est un cadre réel, où l'auteur a véritablement vécu. Le détail des lieux n'est pas seulement de l'ordre de l'imaginaire. Manosque et ses environs, ou la Provence en général, constituent le cadre où Giono place presque toutes les histoires qu'il raconte.

Mais ne nous fions pas aux apparences : le caractère apparemment « réel » de ce cadre est souvent trompeur. Dans Manosque-des-Plateux (1930, VII, 15-64)), dont le titre est assez révélateur, l'auteur nous prévient dès le début : la description de cette ville ne peut jamais correspondre au « réel », du moins au « réel » tel qu'il était perçu par l'enfant :

‘Je ne pourrai jamais retrouver le vrai visage de ma terre : cet oeil pur des enfants, je ne l'ai plus (VII,17)’

Mais cela n'empêche que cette description s'inscrit dans une autre vision, subjective également, celle du moi narrateur :

‘Avec mes joies, avec mes peines, j'ai mâché des quignons de ma terre; et maintenant, la ligne où se fait le juste départ, la ligne au-delà de laquelle je cesse d'être moi pour devenir houle ondulée des collines, la ligne est cachée sous la frondaison de mes veines et de mes artères, dans les branchages de mes muscles, dans l'herbe de mon sang, dans ce grand sang vert qui bout sous la toison des olivaies et sous le poil de ma poitrine (Ibid.)’

Cette intériorisation de l'espace, si l'on peut dire, est caractéristique des espaces gioniens, surtout des espaces qui servent de cadre aux récits de sa vie. Ainsi, la colline à côté de Manosque est perçue comme « un sein »: ‘« Ce beau sein rond est une colline »’ (Ibid.). Ou encore : ‘« Ainsi, du haut de cette colline ronde et féminine... »’ (VII, 23)

Les éléments qui composent cet espace ont un caractère humain :

‘[...] le plateau de Valensole [...] est le mauvais compagnon. Entendons-nous : il est pour moi l'ami magnifique, mais il est le mauvais compagnon de ce paysan des plaines. (VII, 22)’

Idée reprise encore dans la page suivante ‘: « Il est quand même, pour moi, l'ami magnifique. Qui n'a pas son caractère. »’ (p.23), et quelques pages plus loin ‘: « Ces collines sont des terres de beaucoup de coeur. » ’(p.28).

Dans ce texte, les environs de Manosque sont décrits suivant les points cardinaux, mais à chaque fois dans une vision bien particulière :

‘Nous avons vu le sud et un peu de l'ouest; regardons vers l'est puis vers le nord, puis nous aurons fait le tour, le pays sera autour de nous comme une pastèque sucrée, et nous au milieu comme la graine.(VII, 23)’

La deuxième partie de cette oeuvre est consacrée à la description de la ville elle-même. Celle-ci est divisée en deux parties séparées par la « Grand-Rue ». Division topographique mais aussi humaine. Dans le quartier d'« Aubette » à l'est, habitent les gens qui ont la sympathie du narrateur. Dans le quartier ouest, habitent des bourgeois qui sont détestables.77

Cette description de la ville, ordonnée de la sorte, reflète une vision subjective de l'espace. C'est un espace qui s'organise en fonction des sentiments du narrateur à l'égard des habitants mais aussi en fonction des récits racontés ainsi que des valeurs dont les habitants sont porteurs. Nous retrouverons à peu près cette même division dans Jean le Bleu : il y a les « nôtres » et les « autres »78. Dans Virgile , on peut remarquer aussi une division à peu près analogue.

Le cadre spatial, si « réel » soit-il, entraîne toujours vers un au-delà de la réalité. A cet égard, Henri Godard ne manque pas de souligner dans sa « Notice » sur Manosque-des-Plateaux que la description de la ville ‘« se termine sur une vision du monde sous-terrain »’ 79, un monde plus mystérieux donc, porteur de légendes. C'est ce côté imaginaire, voire « légendaire » qui donne au texte une dimension plus large que la simple description d'un cadre de récit de vie.

Le cadre spatial n'est donc pas simplement un décor où se place le récit de la vie passée, il devient un élément interne à la création romanesque chez Giono. C'est-à-dire qu'il installe un système de significations et de symboles, pas seulement propres aux récits dits autobiographiques, mais aussi valables pour tout autre récit de fiction.

Henri Godard note, par exemple, que certains détails de l'espace décrit dans Mano s que-des-Plateaux vont être ultérieurement repris et exploités, aussi bien dans des textes dits autobiographiques que dans des fictions. Nous retrouverons, par exemple dans Le Hussard sur le toit , le fameux épisode des « toits » de Manosque80. C'est dire combien les fictions elles-mêmes se trouvent liées, par certains côtés, à la vie de l'auteur.

En outre, le cadre spatial semble jouer ici une fonction toute différente de - voire opposée à - celle qu'on trouve habituellement dans les autobiographies. En effet, il n'a pas pour fonction d'ancrer le récit de vie dans le réel, mais au contraire de faire de ce récit une fiction. La Manosque décrite par Giono, ne conserve que très peu de rapports avec la ville réelle. C'est un espace qui a d'autres fonctions (symbolique, poétique, romanesque...) que l'auteur a voulu lui assigner dans son texte.

Un autre exemple qui, à notre avis, montre encore de façon très significative le glissement du réel au fictif qui s'opère dans la représentation du cadre spatial, c'est celui de Pr é sentation de Pan (texte de 1930)81. Ce texte est présenté par Giono comme « explication » à sa « Trilogie de Pan », cycle qui, on le sait, comprend Colline , Un de Baumugnes et Regain 82. Dans ce texte, l'auteur raconte comment il a connu les « vrais » personnages de Colline (Janet, Gondran et Marguerite) et notamment comment il a veillé le « véritable » Janet le soir de sa mort (I, 773-774). Il évoque aussi sa rencontre avec un paysan qui a tout l'air d'être le Panturle de Regain (I, 777). Nous reviendrons à ce problème d'intertextualité par la suite.

Pour le moment essayons d'examiner la représentation de l'espace dans ce texte qui, d'ailleurs comme Manosque-des-Plateaux, présente certains aspects autobiographiques qui préfigurent aussi Jean le Bleu .

Ce qui nous intéresse plus particulièrement c'est surtout le début. La citation de Montaigne, mise en exergue, donne déjà une idée sur le rapport qui s’établira dans le texte entre le réel et la fiction. En voici un extrait :

‘« Ils ["les fines gens"] ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visages qu'ils leur ont vu; et, pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prestent volontiers de ce costé-là à la matière, l'allongent et l'amplifient. » (I, 753)’

Ce credo qui consiste à ne jamais représenter « les choses pures », mais à « allonger » et à « amplifier » semble être en fait celui même de Giono.

Voyons le début de ce texte de Giono, qui présente le cadre de l'action :

‘Quand on regarde sur la carte routière le pays que ceinture la Durance, on voit, vers le haut de l'image, une grande place morte. Une résille d'artères et de veines charrie le sang dans la partie basse; la terre verte s'abreuve au torrent; de grasses villes s'arrondissent, les voies sont larges, la poussière du blé roule comme une nuée; mais, d'un coup, tout s'anémie et s'amenuise, la route qu'on suivait du doigt se perd, le sentier même s'efface, une dartre livide s'élargit qui va de Sisteron à Sault : tout est mort, tout est blanc de pâleur des terres inconnues : c'est Lure.
Plus de chemins. Les traces humaines font peureusement le tour de la montagne. Quelques villages heureux marquent les étapes du voyageur à pied (I, 755)’

Le cadre est présenté non par référence à un espace géographique « réel », mais à travers un analogon de ce réel : une carte routière que le narrateur nous invite à regarder. Le référent est donc lui-même une image. On sait à quel point les cartes jouent un rôle important chez Giono dans l'installation des cadres pour les histoires qu'il raconte : ‘« je lis les cartes comme je lis les livres »’, dit-il dans ses Entretiens avec Amrouche (p.87). On l'a très souvent vu penser son espace à partir d'une carte. Mais ici la carte elle-même devient élément de la fiction. Elle produit une réalité « vivante » : l'image d'un corps avec ‘« une résille d'artères et de veines [qui] qui charrie le sang »’. Dans cette carte qu'on suit pourtant « du doigt », on peut voir aussi ‘« vers le haut de l'image une grande place »’ qualifiée de « morte ». On peut voir également ‘« la poussière du blé [qui] roule comme une nuée ».’ Quelques pages plus loin, il sera encore question d'une carte que le narrateur trouve dans la maison de Gondran et qui représente à peu près les mêmes caractéristiques que celle-ci :

‘J'ai cherché dans la petite bibliothèque de Gondran. Il y a l'almanach de Mathieu de la Drôme, l’agenda agricole et une carte du pays. J'ai choisi la carte. Elle est étalée sur mes genoux, ma terre est là comme écorchée. On voit la grande artère maîtresse de la Durance, puis les petits vaisseaux qui charrient l'eau vivante et tout le réseau nerveux des routes. Les couleurs dansent mais, comme d'un coup sur les yeux je m'éveille en plein : voilà la tumeur, là-haut, le mal blanc, l'apostume rocheux qui s'est gonflé, déchirant la chair. Lure (I, 774)’

L'animation de l'espace et l'anthropomorphisme constituent certes des aspects importants de l'écriture de Giono pendant cette période « panique »; mais il y a ici encore un autre aspect qui caractérisera plus tard son écriture : c'est le procédé qui consiste à superposer deux espaces ou à les imbriquer. Procédé que Giono développera notamment dans le début de Noé .

Cette carte routière nous fait entrer de plain-pied dans un espace tout particulier où l'auteur va installer son récit. Il s'agit des souvenirs d'enfance d'abord, dont certains vont être repris dans Jean le Bleu (comme le séjour de Jean chez le berger Massot), mais il s'agit surtout de tout ce qui a rapport avec la montagne imposante : Lure‘. « Cette terrible montagne »’ (I, 759) qui joue un rôle important dans Colline puisqu'elle y incarne la force du Dieu Pan. L'évocation de cette montagne a ici un rapport avec le souvenir d'enfance : ‘« j'avais sept ans quand, pour la première fois, j'entendis parler de cette montagne »’ (I, 756).

C'est donc la carte routière qui permet le passage de l'espace géographique réel, avec des repères authentiques et reconnaissables (la Durance, Sisteron, Sault) à un espace autre, sans référent réel, celui-là : « ce pays d'au-delà » (I, 757) (variante de l'expression utilisée souvent par Giono : « le pays de derrière l'air »). Elle fait resurgir tout un monde vivant et magique à la fois. Si l'on suit la route, on est emporté dans un univers magique, un univers fantastique, d'après le « déluge » :

‘La route se glisse dans l'entrebâillement d'une porte de roches; elle tourne; elle danse contre le flanc sauvage et poilu du mont; elle s'esquive dans un val; elle se cache sous les collines; elle fuit enfin vers Laragne, laissant derrière elle, après son prudent détour, la terrible échine.
Ce qu'elle encercle ainsi, c'est la montagne libre et neuve qui vient à peine d'émerger du déluge. Là, le vent est comme un ruisseau et coule à travers votre tête; tout fuit de ce qui constituait le monde habituel, tout coule comme un sable; plus rien de ce qui a été inventé ne compte; vous voilà clarifié et lavé (I, 755)’

Ce pays sauvage fait penser à celui qui sera décrit dans le début Jean le Bleu . Mais où va-t-on en suivant cette route? On va à la rencontre de Pan. Ce Dieu terrible mais amical avec ceux qui ont le coeur « tendre » et les « gestes aimables » (I, 759) comme « le petit Giono » (I, 759).

Si on veut aller à la rencontre de Pan , il n' y a qu'à avoir un peu de courage et à poursuivre l'itinéraire tracé sur la carte :

‘Alors, si on a le courage de tout abandonner de gaîté de coeur, si l'on n'a plus d'orgueil que pour le poil de sa poitrine, on avance, porté par les ailes d'une musique intérieure et, un pas après, on trouve sous le chêne un homme aux bons yeux qui paît ses trois brebis en flûtant sur un sifflet de roseau (I, 755)’

Dans ce début, on voit donc comment la description du cadre spatial dans lequel va être placée l'histoire s’écarte progressivement du réel représenté. Ce cadre acquiert une dimension quasi mythique, car ce n'est pas la vraisemblance qui est recherchée, même si ce texte, rappelons-le, est à l'origine conçu par l'auteur comme une « explication » de sa « Trilogie de Pan ». La particularité de ce texte est que l'auteur y révèle son propre procédé. Celui-ci ne cache pas ce geste magique et mystificateur qui consiste à passer du monde réel (de la carte) à un monde irréel et légendaire (inventé par l'écriture). Si Giono utilise assez souvent les cartes pour situer le cadre de ses histoire, il ne le montre pas. C'est seulement - à notre connaissance - dans ce texte qu'il le dit explicitement. Il joue à montrer son jeu d'invention comme fera son tricheur dans Les Grands Chemins qui, lui, joue à montrer ses cartes. La meilleure façon de tricher n'est-elle pas de laisser voir son jeu?

Ainsi, les lieux ne constituent pas un cadre prêt à recueillir une histoire ou à ancrer, comme ici, certains souvenirs dans le réel, ils font partie de la fiction même.

Notes
77.

Pour plus de détails, voir la « Notice » de H. GODARD sur Manosque-des-Plateaux, VII, 905-906.

78.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., VII, 1219 et suiv.

79.

H. GODARD, « Notice » sur Manosque-des-Plateaux, Op. cit., p.909.

80.

Op. cit., p.906.

81.

« Appendice » I, 753-777.

82.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Présentation de Pan , Op. cit., p.1314-1315.