II. A. L'incipit de Jean le Bleu : quelques principes généraux et fondateurs de l'écriture autobiographique chez Giono

Le passage que nous nous proposons de commenter d'abord c'est le début de l'oeuvre (les 4 premiers paragraphes). Ce début contient, de façon condensée tous ces éléments dont nous venons de parler. Le passage est un peu long mais nous avons choisi de ne pas l'amputer pour faire apparaître son unité.

Après l'indication du titre en haut de la page et du chapitre (« chapitre premier »), nous retrouvons des sous-titres qui renvoient aux sujets et thèmes traités dans ce chapitre. Puis le texte proprement dit :

Les hommes de mon âge, ici, se souviennent du temps où la route qui va à Sainte-Tulle était bordée d'une épaisse rangée de peupliers. C'est une mode lombarde de planter des peupliers le long des routes. Celle-là s'en venait avec sa procession d'arbres des fonds du Piémont. Elle chevauchait le mont Genèvre, elle coulait le long des Alpes, elle venait jusqu'ici avec sa charge de longues charrettes criantes et ces groupes de terrassiers frisés qui marchaient à grands pas en faisant flotter des chansons et des pantalons housards. Elle venait jusqu'ici mais pas plus loin. Elle allait avec ses arbres, ses tape-culs et ses Piémontais jusqu'à la petite colline de Toutes-Aures. Là, elle regardait par là-bas derrière. Ce qu'elle voyait, de là, c'était dans les fonds brumeux le poudroyant Vaucluse, boueux et torride, fumant comme une soupe aux choux. De là, ça sentait le gros légume, le riche et la plaine. De là, par beau temps, on voyait l'immobile pâleur des fermes fardées de chaux et le lent agenouillement des paysans gras dans l'alignée des serres à primeurs. De là, par jour de vent, montait l'odeur bouillonnante des lourds fumiers et le corps déchiqueté et sanglant des orages du Rhône. Les peupliers s’arrêtaient ici. Les charrettes coulaient à gros hoquets dans la gueule des auberges de roulage avec leur chargement de farine, de maïs et de vin noir. Les terrassiers disaient : Porca madona, ils éternuaient comme des mulets à qui on souffle de la fumée de pipe et ils restaient de ce côté-ci de la colline avec les peupliers et les charrettes. La grande auberge s'appelait : Au Territoire de Piémont.
Ici, les terres étaient, à l'époque, des prés et de doux vergers qui resplendissaient en un printemps magnifique dès que le chaud remontait la Durance. Ils étaient dressés à connaître l'approche des grands jours. A quoi? On ne sait pas; à quelque cri d'oiseau, ou bien à cette flambée verte qui illuminait les collines aux soirs d'avril. Le tout est qu'ils commençaient à tressaillir quand le givre était encore dans l'herbe et, un beau matin, juste au moment où le chaud, tout bleu, pesait sur la Durance charnue, les vergers habillés de fleurs chantaient dans le vent tiède. Ça, nous l'avons tous vu quand nous n’étions encore que des enfants noirs, en blouse d'école.
Je me souviens de l'atelier de mon père. Je ne peux pas passer devant une échoppe de cordonnier sans croire que mon père est encore vivant, quelque part dans l'au-delà du monde, assis devant une table de fumée, avec son tablier bleu, son tranchet, ses ligneuls, ses alènes, en train de faire des souliers en cuir d'ange, pour quelque dieu à mille pieds.
Je connaissais les pas nouveaux dans l'escalier, j'attendais ma mère qui disait en bas :
"C'est au troisième, montez, vous verrez la lumière ( II, 3-4 )