II. A. 1. Narration et souvenir

Cet incipit annonce certains aspects propres à l’autobiographie : le récit rétrospectif à la première personne et qui a essentiellement pour objet le souvenir.

La phrase inaugurale et l'entrée en matière du roman et l'entrée dans le discours, est une phrase qui semble d'emblée définir les bases même de l'oeuvre, aussi bien au niveau de l'énonciation : (par l'attribution du discours à la première personne ‘: « les hommes de mon âge »’) qu'au niveau du contenu qu'elle met en exergue (il s'agit d'un souvenir : « se so u viennent »). Le narrateur ne se lassera pas d'insister sur ce dernier aspect ‘: « Je me souviens de l'atelier de mon père »’ (p.4‘), « je me souviens qu'il leur donnait toujours la chaise... »’ (ibid.). Il dira encore quelques pages plus loin : ‘« autant que je m'en souviens »’ (p.16), et ‘: « Je me souviendrai toujours de cette main perdue »’ (p.25).

Il s'agit donc de raconter des souvenirs. Un projet autobiographique somme toute qui ne cesse donc d'être affirmé. Le « je » qui assume le discours est ici un je qui se donne pour celui de l'auteur racontant sa propre vie. La référence à l'activité du romancier en train d'écrire est présente plus d'une fois dans cette oeuvre . Par exemple :

‘En ce moment où j'écris, là, avec mon amère cigarette au coin de la bouche, mes yeux déjà brûlés, ma lampe et, contre la fenêtre, la nuit de la vallée où se traîne la phosphorescence des charrettes de paysans, je viens de quitter la plume et de penser à toutes mes expériences d'homme (II, 17)’

Dès le début, le souvenir est présenté non comme un souvenir personnel mais aussi comme un souvenir collectif, commun aux « hommes de [s]on âge ». Dans ce même passage nous retrouvons encore cette indication (nous soulignons ) :

‘Ça, nous l'avons tous vu quand nous n'étions encore que des enfants noirs en blouse d'école. (p.4)’

Vers la fin, au début de l'épisode consacré à Louis David, l'ami d'enfance qui est mort pendant la guerre, nous pouvons lire encore ceci (nous soulignons) :

‘Au-delà de ce livre, il y a la grande plaie dont tous les hommes de mon âge sont malades. (II, 178)’

Même si ce dernier exemple est légèrement différent des précédents dans la mesure où l'accent n'y est pas mis sur le souvenir lui-même mais sur le sentiment de souffrance qui doit être partagé par ceux qui ont connu les atrocités de la guerre, il y a tout de même l'expression d'une généralisation.

Mais pourquoi le narrateur fait-il partager à d'autres ses propres souvenirs, comme si le souvenir personnel ne pouvait exister qu'au sein du souvenir collectif? L'auteur, à notre avis, ne fera pas, pour autant, oeuvre de « mémorialiste » : il n'est témoin de son temps qu'indirectement, par ricochet; pas même dans l'épisode consacré à son ami Louis David.

Il semblerait que cette généralisation, du moins au début de l'oeuvre, ait une fonction purement littéraire. C'est un moyen, somme toute classique, qui permet à l'auteur, en s'appuyant sur une « autorité » crédible (celle des hommes de sa génération), de cultiver l'illusion réaliste. C'est un préambule par lequel il établit une sorte de « pacte » avec le lecteur : ce qu'il racontera doit être perçu par celui-ci comme l'expression d'une authentique réalité, attestée, vérifiable et implicitement reconnaissable par les « hommes de [s]on âge ». Les souvenirs racontés dans le premier et le deuxième paragraphe sont présentés comme appartenant à la mémoire collective.

Paradoxalement, cette généralisation peut contribuer aussi à « dépersonnaliser » ces mêmes souvenirs et donc à justifier d'avance toutes modifications susceptibles d'être apportées aux faits et événements racontés, dans le sens d'un glissement vers la fiction et l'invention. L'auteur peut inventer à sa guise, du moment qu'il est assuré par le fait que ce qu'il dit s'inscrit toujours dans cette mémoire collective générale.

C'est seulement au début du troisième paragraphe que commence le souvenir proprement personnel : ‘« Je me souviens de l'atelier de mon père »’ (p.4). Dans le cinquième paragraphe, le souvenir n'est plus seulement raconté, il est aussi « représenté » : nous sommes en présence d'une « scène » (dialoguée) entre « Père Jean » et un visiteur. C'est à partir de ce moment que le souvenir cesse tout à fait d'être un souvenir collectif, il devient individuel et se rapporte à la vie personnelle de l'auteur. Il s'opère donc un certain glissement dans le texte. Celui-ci n'est plus en train de réaliser le projet annoncé initialement, et qui consiste à associer « les hommes de [s]on âge » au récit de ces souvenirs, par la caution que leur témoignage apporte à l' « authenticité » de ce que l'auteur raconte. Il y a par là aussi comme passage du mode du souvenir à celui de la fiction. Il y a comme rupture de ce « pacte » implicite dont nous avons parlé. Ce revirement, qui prend des formes diverses et des dimensions variées dans la presque totalité de l'oeuvre, est l'une des caractéristiques essentielles de l'écriture gionienne.

En outre, le souvenir naît à partir de la situation actuelle du narrateur. Il est suscité - un peu à la manière de la « madeleine » de Proust - par une situation vécue. Le souvenir du père est provoqué ici par la vue des échoppes des cordonniers :

‘Je ne peux pas passer devant une échoppe de cordonnier sans croire que mon père est encore vivant, quelque part dans l'au-delà du monde  (p.4)’

Notons la valeur itérative du verbe qui indique ce lien constant et permanent entre le souvenir et le facteur extérieur (et actuel) qui le provoque. Le moment de la rédaction est aussi important que le passé évoqué. Nous verrons que dans tous ces écrits « autobiogra- phiques » il y a ce va-et-vient entre la situation actuelle de l'énonciation et la situation passée racontée. Surtout le lien (de consonance ou de dissonance) entre les sentiments du « moi » narrateur et ceux du « moi » passé.