II. A. 2. L'ici-maintenant de la fiction

Le cadre spatio-temporel de l'action est mentionné dès la première phrase, comme dans la plupart des récits traditionnels. Mais malgré l'apparente précision que le narrateur veut donner au lieu et au temps de l'action ‘(« se souviennent du temps où la route qui va à Sainte-Tulle »),’ les repères qui les désignent restent néanmoins vagues et indéterminés. Il n'y a pas d'indication précise sur l'époque de cet exode des ouvriers piémontais décrit dans la suite du texte. La route, malgré certains repères géographiques, n'est pas décrite comme cadre fixe où se situe l'action, mais prend, grâce à l'emploi de la personnification et autres images, un tout autre aspect.

Ainsi, le récit de cet exode (ce premier souvenir qui est censé être partagé par d'autres) a l'air de se situer en dehors du temps et de l'espace conventionnels. L'imparfait des verbes à la fin du premier paragraphe (« disaient », « éternuaient », « restaient ») a une valeur itérative. L'action (l'arrivée des ouvriers par la route) s'est probablement répétée plusieurs fois dans le passé, mais le texte ne précise ni le nombre de ces fois ni l'époque.

Le narrateur se place à un point précis : « ici ». C'est l'endroit où se trouvent également ceux de son âge (première phrase). Ce qui est désigné par cet adverbe de lieu est l'endroit auquel aboutit cette route : ‘« elle venait jusqu'ici »’ (phrase répétée deux fois dans la même page). C'est un lieu de rencontre, de convergence et aussi un aboutissement ‘: « les peupliers s'arrêtaient ici »’ (1er paragraphe). C'est un endroit sans nom (on saura par la suite qu'il s'agit bien sûr de Manosque). Il est pour le moment tout à fait indéterminé. Du moins, il n'a de référence que par rapport au narrateur. Il désigne toute la région environnante ‘: « Ici, les terres étaient, à l'époque, des prés et de doux vergers qui resplendissaient en un printemps magnifique dès que le chaud remontait la Durance. »’ (2ème paragraphe)

A moins que cet endroit ne ‘désigne « la grande auberge [qui] s'appelait : Au Territoire de Piémont »’ (fin du premier paragraphe).

L'emploi de l'adverbe « ici » se retrouve dans d'autres oeuvres de Giono, aussi bien dans des oeuvres de tendance autobiographique que des oeuvres de fiction. Nous le retrouvons, par exemple, dans Manosque-des-Plateaux et dans Ennemonde . Il peut donc renvoyer ou à un lieu ayant un référent géographique réel ou simplement à un lieu imaginaire, mais en rapport avec l'histoire racontée.

Dans ce début, malgré la précision sur les lieux donnée par le recours à certains toponymes connus (Saint-Tulle, le Piémont, le mont Genèvre, la « petite colline de To u tes-Aures», le Vaucluse, le Rhône), tout baigne dans une sorte de vague83. En effet, - tout comme dans le début de Présentation de Pan - ce cadre ne constitue pas un tableau statique prêt à accueillir des événements, mais c'est le lieu où se joue déjà l'action. Nous suivons cette route qui amène des ouvriers italiens « des fonds de Piémont » jusqu'à « la grande auberge » et même jusqu'à la maison de « Père Jean ». Après la généralisation du début et l'information que donne le narrateur sur ‘la « mode lombarde de planter des peupliers le long des routes »,’ commence la « description » de la route : nous sommes alors en pleine fiction (en pleine « composition » dirait Giono). Cette route est personnifiée : c'est une créature vivante qui ‘« venait avec sa procession d'arbres »’, qui « chevauchait », qui ‘« regardait par là-bas derrière »’, qui « voyait », etc. L'espace n'est donc pas présenté comme un panorama immobile, il est perçu dans le déplacement même des voyageurs qui viennent par la route. Le mouvement des ouvriers devient celui même de la route. Dès lors cette évocation de l'exode des Piémontais vers la ville ne revêt plus l'aspect d'un récit de souvenirs (supposés être aussi des hommes de sa génération), mais le produit d'un travail littéraire sur la description, sur les images; bref un travail sur la langue et le style. Il s'opère comme un glissement dans le texte : on passe du simple récit des souvenirs à la présentation d'un tableau qu'on peut qualifier d'épique, et qui met en scène l'afflux de gens en « procession » qui viennent comme vers un lieu de pèlerinage. Il y a là toute une portée symbolique.

Au début, l'auteur fait donc appel à l'expérience vécue par d'autres mais c'est l'expérience personnelle qu'il finit par raconter. C'est du moins sa vision personnelle (et poétique) de ce souvenir lointain, ou du moins de ce qui est donné comme souvenir. C'est à partir de la phrase ‘« celle-là s'en venait avec sa procession d'arbres des fonds du Piémont »’ qu'il y a ce glissement du récit des souvenirs vers la représentation poétique. Les lieux ainsi décrits cessent d'être tout à fait des lieux « réels » pour devenir des lieux nés de l'imaginaire de l'auteur et pour servir de cadre à cette scène d'exode qui n'est pas sans rappeler un peu l'« Exode » biblique (même si le mot n'est pas employé dans le texte). Le « souffle » épique est en quelque sorte doublé d'un souffle biblique dans la description de cette scène.

C'est à partir de cette phrase que l'on passe du discours sur le récit (souvenir, situation temporelle et spatiale) au récit lui-même.

Notes
83.

Sur l'itinéraire et la géographie réels de ces lieux, voir R. RICATTE, « Notes et variantes » sur Jean le Bleu , note n°1 de la p.3, (II, p.1244).