Dès le début, le lecteur est placé en plein univers romanesque. Un univers qui se caractérise par un certain nombre de traits récurrents dans les oeuvres de Giono en général, et dont certains se retrouvent ici, par exemple :
- la route qui traverse des « pays » et qu'empruntent tant de personnages de Giono ( par exemple ceux du Hussard sur le Toit ou des Grands Chemins ).
- l'auberge : lieu de prédilection dans les romans de Giono. C'est un lieu vers lequel convergent les routes et les chemins. Lieu où se retrouvent des brigands, des commerçants, des fermiers ou des voyageurs solitaires. C'est le lieu aussi où s'effectuent des rencontres inattendues, où le héros peut vivre des aventures et des mésaventures...
- Mais il y a surtout ce narrateur qui fait des voyages imaginaires, ce « voyageur immobile » (titre d'un autre texte de Giono) qui suit les protagonistes dans leurs pérégrinations incessantes. Ce narrateur, qui pourtant se trouve à un point fixe, décrit la scène de l'intérieur, comme s'il se trouvait avec ces ouvriers. C'est à partir d’endroits différents qu'il décrit les lieux : ‘« De là, ça sentait le gros légume », « De là, par beau temps, on voyait... »’, ‘« De là, par jour de vent, montait l'odeur... ».’ Autant d'expressions (qui composeraient ce ton manifestement oral que prend très souvent l'auteur lorsqu'il raconte) qui contribuent à rendre actuel et « réel » ce panorama qu'il décrit.
- Et comme c'est le cas le plus souvent dans les romans de Giono, les distances « réelles » entre les différents endroits mentionnés sont probablement encore modifiées : elles sont ou raccourcies ou rallongées au gré des aventures et des déplacements des personnages voyageurs.
L'insistance sur la description de la route bordée d'arbres à « la mode lombarde » et amenant des ouvriers italiens jusqu' à l'auberge « Au Territoire de Piémont », fait penser immanquablement à l'origine italienne de l'auteur lui-même. Son grand-père paternel carbonaro, dont il s'inspirera pour raconter certaines aventures d'Angelo , avait fui l'Italie pour venir s'installer en France. Il y a là implicitement comme un rappel de cette origine italienne. En plus, son père lui-même a exercé des métiers instables et s'est beaucoup déplacé avant de venir (tout comme ces Piémontais) s'installer à Manosque84. Il y aurait donc là un rapport indéniable entre ces ouvriers qui viennent de loin vers Manosque et l'origine de l'auteur : la route qui les amène ‘« venait jusqu'ici mais pas plus loin »’, ‘et « les peupliers s'arrêtaient ici »’.
Tout tourne donc, indirectement, autour de cette origine italienne : aussi bien familiale que culturelle et sociale. Le nom donnée à l'auberge est à cet égard assez significatif, comme si une parcelle de ce « territoire de Piémont » venait d'être transplantée à Manosque même. Car si cette ville est l'étape ultime et l'aboutissement de ce voyage des générations (le grand-père et le père surtout), elle représente pour l'auteur, lui, le dernier de cette lignée de voyageurs piémontais, un lieu d'attache, mais un lieu à partir duquel il ne cessera d'effectuer des voyages (dont ceux qu’il a faits vers ces lieux d'origine). Des voyages fictifs surtout. Voyages dans le temps (beaucoup de romans se passent dans le passé de cette région) et voyages dans l'espace ( la plupart des récits situent leur action dans les environs de Manosque).
Il s'agit donc, comme c'est souvent le cas dans une autobiographie traditionnelle, de parler de ses origines. Mais Giono, lui, le fait ici sur un autre mode : celui de la fiction. Le romanesque prend le pas sur le réalisme. L'autobiographie, elle, semble se construire non pas directement mais de biais. Elle est implicite, donnée à lire à travers une écriture plutôt romanesque. Cette façon d'aborder ainsi l'histoire de sa vie se retrouve aussi, avec des variantes, dans tous les autres écrits du même genre.
Par ailleurs, l'itinéraire - géographique - que suit cette route, chargée d'ouvriers, qui part de loin, qui fait des détours et traverse des régions avant d'arriver « ici », correspond en quelque sorte à un autre itinéraire, mental celui-là, et qui se situe à un autre niveau, celui des souvenirs dont le flux vient de loin, comme émergeant du fond du passé, pour arriver au moment actuel. S'ajoute à cela un autre flux : le flux verbal. Les souvenirs n'ont de consistance et de présence que grâce aux mots. C'est le premier verbe employé : « se souvie n nent », qui permet de déclencher la remémoration et de mettre ainsi en branle tout un dispositif de langage approprié. Car si le texte se donne au début comme un récit de souvenirs, il n'en demeure pas moins que ces souvenirs ne constituent pas le sujet essentiel de ce texte. Nous verrons qu'il s'agit d'une réalité qui déborde en quelque sorte la réalité autobiographique. Une réalité qui semble se construire au fil du texte, par et à travers le langage. Un langage qui ne semble saisir ce « réel » particulier qu'à travers nombre d'images, dont certaines sont employées ici, telle la personnification de la route : ‘« Elle chevauchait le mont Genèvre [...] Là, elle regardait par là-bas derrière. Ce qu'elle voyait, de là, c'était... »’.
Il y aurait comme une ressemblance entre le fond de la mémoire et ‘« les fonds brumeux »’ du Vaucluse, tout ‘« boueux et torride, fumant comme une soupe de choux ».’ Les souvenirs qui remontent du lointain passé - ou du fond du sujet lui-même - sont comme cette route qui ‘« s'en venait avec sa procession d'arbres des fonds du Piémont ».’ Autrement dit, ce sont les mots qui mettent en évidence ce rapport - presque allégorique - entre la route chargée de Piémontais et le flux des souvenirs.
Le flux verbal, comme celui des souvenirs et comme celui des ouvriers, est un flux fluide et ininterrompu. Cette fluidité est rendue par le rythme lent des phrases et surtout par la métaphore filée employée dans la description de la route. La remémoration est un acte qui, dès le moment où il est déclenché, peut devenir « spontané » et incontrôlé. Cette spontanéité est encore rendue - métaphoriquement - par la description de la route qui semble, « capricieusement », décider elle-même de son itinéraire. En effet, en plus de l'emploi de la personnification et des métaphores, notons particulièrement l'emploi de tous ces verbes d'action qui décrivent le mouvement de cette route : ‘elle « venait », « chevauchait », « coulait », « allait », « regardait », « voyait »’. Le narrateur semble s'effacer et laisser l'initiative au texte qui se construit de lui-même. D'où l'emploi d’expressions impersonnelles ou indéfinies : ‘« De là ça sentait... », « De là [...] on voyait...».’
Nous avons remarqué l'évocation progressive des souvenirs : le texte passe des souvenirs donnés comme collectifs et généraux aux souvenirs particuliers et personnels. Le premier souvenir personnel concerne le père (troisième paragraphe), figure importante et privilégiée qui apparaît dans presque tous les écrits ayant trait au passé. Pour le narrateur, le souvenir du père est déclenché en lui à chaque fois qu'il passe ‘« devant une échoppe de cordonnier »’. Mais le simple souvenir cède la place à autre chose : l'image du père s’anime, en se situant ‘« quelque part dans l'au-delà du monde ».’ Notons encore ici l'analogie avec le début de Présentation de Pan que nous avons commenté plus haut : en effet, cet « au-delà du monde » est une expression toute proche d'une autre, très souvent employée par Giono dans ses oeuvres : « le pays de derrière l'air » et qui désigne en gros un lieu imaginaire qui se situe au-delà des réalités concrètes et auquel ne peuvent accéder que les privilégiés qui ont une âme de poète. Le père est de ceux-là. Il s'agit donc d'une image toute inventée et quasi mythique du père. Car il ne vit pas parmi les hommes, il est parmi les « Dieux », puisqu'il est ‘« en train de faire des souliers en cuir d'ange, pour quelque dieu à mille pieds. »’ 85. Grâce à la place privilégiée qui lui est attribuée dès ce début, son rôle de guérisseur et de sage conseiller qui apporte son aide à tous les malheureux est alors tout indiqué et tout justifié. Ce rôle d'homme au pouvoir extraordinaire (qui pourtant conserve une certaine simplicité), il le conservera dans tous les écrits où il est évoqué. L'image que nous avons de lui ici est une image génératrice de toutes celles qui suivront. Nous voyons se dessiner déjà les traits de caractère de cet hommes ainsi que le rôle qu'il ne cessera de jouer. Par exemple :
- Le père est foncièrement bon et généreux, puisqu'il a accueilli des étrangers et des inconnus chez lui.
- il possède un savoir et un savoir-faire.
- Il sait parler à ses « patients ».
- etc.
Mais ce qui est plus remarquable, à notre avis, c'est que l'univers du père est lié, ici, à l'univers et aux images bibliques (nous retrouverons cela de façon plus explicite dans Le Grand Théâtre )86. Notons par exemple certains mots et expressions qui sont forts révélateurs ( c'est nous qui soulignons) : l'exode massif des Piémontais où l'on ‘« voyait [...] le lent agenouillement des paysans »’ (1er paragraphe) n'est donc pas sans rappeler des images bibliques : l'exode du peuple juif à la recherche de la terre promise. En effet, ces Piémontais viennent en ‘« procession »’ (1er paragraphe). Certains vont voir ce prophète-guérisseur, le « père Jean » qui se trouve dans ‘« l'au-delà du monde »’ et qui est en relation avec l'‘« ange »’ et « dieu » (3ème paragraphe). Il soulage les malheureux. Sa maison est comme un lieu de pèlerinage. Ils y viennent comme par ‘« miracle »’ ‘: « Je ne sais même pas par quel miracle ils y venaient »’ (II, 5). Comme pour répondre à un signe qui leur a été adressé :
Il résulte donc que le début de Jean le Bleu nous éclaire un peu sur le dispositif particulier de l'écriture « autobiographique » chez Giono. Ce dispositif, dont nous avons vu certaines caractéristiques ici, réapparaîtra avec plus ou moins de détails dans les autres écrits. Ce passage nous a permis de voir, entre autres choses, comment s'opère le glissement de ce qui est d'abord donné comme autobiographique vers le romanesque.
C'est ainsi, que l'espace, qui constitue en général un élément important dans l'organisation du récit chez Giono, a, ici, à cause de la référence aux lieux géographiques « réels », une fonction d'ancrage du récit dans la réalité d'une vie. Mais en s'intégrant au dispositif général du récit (qui, nous l'avons vu, consiste à opérer un glissement du biographique au romanesque), il se coupe de son référent. Les distances, sont, par exemple, « réaménagés » par l'auteur.
De même pour certaines données biographiques. Nous avons remarqué comment, dans ce récit donné pour autobiographique, l'origine est évoquée indirectement : elle est transférée à un niveau symbolique du texte. L'auteur semble parler de ses racines piémontaises en racontant comment ces ouvriers italiens venaient jusqu'à Manosque.
Quant au niveau de l'énonciation, nous voyons déjà s'amorcer ce jeu de revirement auquel s'adonne très souvent le narrateur-Giono. Celui-ci dit, au début, faire le récit des souvenirs authentiques et il fait tout pour en convaincre le lecteur; mais tout de suite après, il s'efface comme pour laisser l'initiative aux mots, aux images qui, très vite, entraînent le texte vers des régions où l'on perd les repères de ce « réel » énoncé au début. Cependant, qu'il se trouve à l'« endroit » du texte ou l'« envers », le narrateur est de toute façon toujours là. Même s'il se cache derrière le « nous » collectif, le démonstratif indéterminé « ça » ‘(« ça sentait »’) ou l’indéfini « on » ‘(« on voyait »’).
D'ailleurs, l'emploi de « on » et de « ça » est le signe d'un discours oral. La source de l'énonciation à laquelle renvoie le texte est apparemment orale : ne sommes-nous pas en face d'une mémoire collective - fictive, il est vrai - ( ‘« les hommes de mon âge se souviennent »’) qui ne peut transmettre ces souvenirs qu'oralement? Il s'agit donc d'un autre aspect important (même si l'auteur rappelle par la suite qu'il est en train d'écrire) et qui est commun à toutes les oeuvres de Giono : l'oralité. Celle-ci affecte aussi bien le discours de la fiction que le discours autobiographique.
Désormais le ton est donné : jamais l'autobiographie ne sera tout à fait conforme aux règles du genre. Elle sera, par exemple, à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Très souvent, l'auteur privilégiera l'image et le symbole aux dépens du récit des faits vrais de sa vie.
Ce début de Jean le Bleu contient donc quelques principes généraux et fondateurs de ce qu'est cette écriture spécifique chez Giono, et que nous tenterons de saisir à travers les écarts qu'elle ne cesse d'établir avec l'autobiographie comme genre qui a des règles bien définies.
Voir Entretiens avec Amrouche, Op. cit., p.99 et suiv.
Nous conservons le «d » minuscule pour le mot « dieu » comme Giono le fait le plus souvent.
Il y a toute une dimension biblique dans l'oeuvre de Giono en général, que ce soit au niveau du choix de certains noms de personnages ou de l'évocation de certains thèmes et images.