II. B. Histoire de vie et fiction

Après avoir vu ainsi, à travers l'étude du début de Jean le Bleu , quelques principes qui régissent l'écriture autobiographiques, tels que l'articulation du biographique et du fictif, le double rôle du narrateur (à la fois celui du biographe qui affirme écrire ses souvenirs et celui du conteur - fabulateur et créateur de mythes - qui ne cesse donc de creuser un écart par rapport au « réel » qu'il prétend raconter ou décrire, en adoptant par exemple un style imagé et poétique), voyons maintenant en détails ces différents aspects, ainsi que d'autres, qui constituent cette écriture « autobiographique » toute particulière, à travers une étude d’ensemble de Jean le Bleu.

« Autobiographie ou roman ? » se demande Robert Ricatte dans sa « Notice » à cette oeuvre87. La question peut être posée aussi à propos d'autres textes de Giono, tels que Le Poète de famille, Virgile , ou Le Grand Théâtre . Cette question est suscitée par « l'alliance qui s'y fait du fantastique et de la réalité »88.

Giono ne tranche pas, lui. Mais selon Robert Ricatte, il s'avère que d'après les origines de ce texte, comme la version originale du Chant du monde , aujourd'hui disparue et dont il ne demeure probablement que le texte de L'Eau vive : « Mort du blé  » (III, 248-264), Giono est parti d'une fiction et ‘que « l'autobiographie a été seconde » ’ 89.

Mais dans le vaste projet autobiographique proprement dit de Giono, Jean le Bleu ne constitue qu'un épisode90. On ne peut même pas se fier totalement à la « Préface » écrite par l’auteur à cette oeuvre en 1956 (II, 1234-1236), dans laquelle il dresse une liste des personnages réels et des personnages fictifs. Cette distinction ne manque pas d'impressionnisme et d'« arbitraire » comme le note Robert Ricatte91. De même pour les précisions qu'il donne en 1952, dans ses Entretiens avec Amrouche, même si ce qu'il dit rétrospectivement de ce texte est très significatif en lui-même.

Cette oeuvre comporte donc une certaine ambiguïté : d'une part, on y trouve tous les aspects de l'enfance « réelle » de Giono, et d'autre part toute une dimension romanesque qui va à l'encontre de la vraisemblance recherchée par l'auteur : par exemple toute cette panoplie de portraits plus irréels et plus fantastiques les uns que les autres et auxquels se rattachent des récits plus ou moins imaginaires faisant déborder ainsi le texte du cadre de l'autobiographie.

Nous avons déjà vu à propos du début que pour parler de ses origines par exemple, Giono n'a pas recours à la formule traditionnelle « moi, Giono, d'origine piémontaise... », mais à l'emploi de l'allégorie et de l'image en parlant de ces ouvriers piémontais empruntant cette « route au peupliers » qui est un « trait d'union entre son pays d'origine et son terminus »92. Cette route, Giono la fera sûrement emprunter à certains de ses héros.

Jean le Bleu est autant le récit de l'enfance et de l'adolescence de « Jean » ( mais qui est, en fait, ce Jean?) que les récits de vie d'autres personnages : récits plus ou moins brefs, plus ou moins imaginaires, mais constituant eux-mêmes, en quelque sorte, des « biographies » - ou plus exactement des portraits - à échelle réduite, un peu à la manière de la « biographie » de Melville dans Pour saluer Melville ou à celle du poète latin au début de Virgile .

C'est dans le rapport de ce récit premier de Jean avec celui des autres personnages que réside, d'une certaine manière, l'importance de ce texte.

Notes
87.

R. Ricatte, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1210. Les avis des gionistes sont partagés sur cette question. Alors que P. Citron qulifie Jean le Bleu d’ « autobiographique » ( « Préface » à Jean Giono Récts et E s sais, VII, p.IX), H. Godard, lui, considère cette oeuvre comme roman (« Jean le Bleu comme roman », Bull. n°45, 1996, p.39-50).

88.

R. RICATTE, Op. cit., II, 1233.

89.

Op. cit., II, 1195.

90.

Pour des détails sur ce projet, voir R. RICATTE, Op. cit., II, 1201-1202.

91.

Op. cit., II, 1210.

92.

J. CHABOT, L'Imagionaire, Actes du Sud, 1990, p.16-17.