II. B. 1. Contenu thématique et structure

Le contenu thématique de cette oeuvre, donnée au début comme récit des souvenirs est facile à préciser. D'ailleurs, les titres des chapitres permettent bien de le faire.

Il s'agit en fait d'épisodes (récits, tableaux ou portraits) qui, quelquefois, n'ont pas de liens - logiques ou chronologiques - évidents, eux. Ce contenu thématique général peut être présenté de la façon suivante :

- Des épisodes qui mettent en scène des personnages ayant plus ou moins des rapports avec la vie familiale : le père, la mère, les ouvriers qui travaillent dans l'atelier de la mère.

- Des épisodes où il est question de personnages ayant trait à l'« éducation » de l'enfant : les soeurs, le père, l'homme noir, Odripano.

- Des épisodes - dont certains se situent avant le séjour de Jean chez le berger Massot, d'autres pendant ce séjour et d'autres après - qui mettent en scène des personnages jouant un rôle important dans l'éveil sensuel et sentimental de l'enfant ainsi qu'avec le rêve et l'évasion : la « fille au musc », la « petite fille », « Anne », « le visage du mur », la « Mexicaine »...

- Des épisodes qui présentent des personnage en rapport avec l'art : les deux musiciens, « Odripano »...

- Des épisodes qui racontent des événements présentés comme des « faits divers » ou irréels : le récit de la femme du boulanger, le récits des jeunes qui se suicident...

La plupart de ces épisodes tournent donc autour des questions qu'on peut généralement retrouver dans toute autobiographie traditionnelle : la famille, l'éducation, l'éveil sensuel, le rêve de l'enfant, l'art, l'imagination, etc. Mais Giono donne à toutes ces questions des dimensions qui débordent du simple récit de vie. Il s'effectue toujours un certain écart par rapport à l'autobiographie en général.

Dans Jean le Bleu , on peut parler de deux types d'épisodes : des épisodes qui sont en rapport avec la vie de l'enfant et de sa famille et des épisodes qui mettent en scène des personnages plus ou moins imaginaires. Le narrateur raconte leur vie - ou fait leur portrait - en rapport avec la vie de Jean. Celui-ci est donc toujours présent : comme acteur principal ou comme témoin de ces drames multiples qui constituent la vie de ces différents personnages, ou encore comme auditeur émerveillé au récit que l'un de ces personnages fait de sa propre vie (Odripano, par exemple). Des « personnages-récits » en quelque sorte. Leur vie se rattache donc plus ou moins directement à celle de Jean. Les deux musiciens lui « apprennent » à cultiver sa sensiblité musicale, Odripano, en qui il retrouve le poète et le conteur (un autre soi-même), lui fait connaître, en racontant sa vie des points de vues sur la vie, l'amour, la souffrance et la mort. Toutes ces vies (racontées par les personnages eux-mêmes ou imaginées par l'enfant), constituent pour celui-ci un moyen d’aiguiser sa sensibilité et de nourrir son imagination. La vie de chacun d'entre eux, riche d'émotion, d'amour et de poésie, devient pour lui une légende, un « modèle » dont il a besoin dans son « initiation » au monde et à la poésie. Chacun de ces personnages est, à sa manière, un « initiateur » (donc le double du père). L'histoire de leur propre vie peut être considérée comme le complément et le prolongement de la sienne. Elle lui offre d'autres « possibles », d'autres prolongements. Elle peut offrir peut-être d'autres « occasions » pour le narrateur : par exemple le père d'Odripano présente une image opposée à celle du père Jean. C'est un homme qui tyrannise son enfant et sa femme, alors que le père Jean est plein de gentillesse et d'attention envers sa famille93.

Tous ces récits semblent se développer simultanément, sans ordre de succession temporelle, ou du moins sans précisions de dates. Ce procédé de composition qui consiste à raconter plusieurs histoires se développant simultanément sera davantage utilisé dans Noé . C'est un procédé par lequel Giono veut imiter la composition musicale. Le souci de l'auteur ne semble pas d’évoquer des souvenirs mais plutôt de développer certains thèmes qui lui sont chers. L'enfance n'est pas alors une suite de souvenirs qui s'enchaînent mais comme formée d'une série d'épisodes ou de scènes qui mettent en valeur des images traduisant des préoccupations d'ordre esthétique ou moral qui ont - nous le verrons - un rapport avec l'« éducation » de l'enfant et son « initiation » au monde.

Tout semble donné à travers la vision poétique de l'enfant. Le « pittoresque » ou l'« irréel » liés à certains personnages est en rapport avec le monde tel qu'il est perçu ou rêvé par Jean le Bleu . La « démesure » (physique ou morale) caractérise bien la plupart d'entre eux. C'est dans cette perspective qu'on pourrait comprendre par exemple les surnoms attribués à certains personnages. Le surnom donné à l'un des deux musiciens: « Décidément » semble indiquer un tic de langage, celui qui est donné à l'autre : « Madame la Reine » semble, lui, en rapport avec le physique du personnage; ou peut-être est-il simplement d'inspiration livresque, comme « le Grand d'Espagne ». Le surnom peut également être en rapport avec l'habit du personnage comme celui de « l'homme noir », ou avec le métier exercé : l'« acrobate », l'« artisan tanneur ». Il peut se référer à un pays (exotique) où le personnage a vécu : « Gonzalès », « La Mexicaine ». Le surnom peut avoir la forme d’une périphrase qui souligne l'âge du personnage : « La Petite fille », un trait physique caractéristique : « La Grosse femme », une odeur : « La Fille au musc » ou simplement en rapport avec l'endroit où l'enfant croit voir le visage dessiné d'une femme : « le Visage du mur » (qu'il appelle aussi ‘« la dame aux yeux verts »’ (p.133)). Les deux ouvrières qui travaillent dans l'atelier de la mère s'appellent quant à elles « Louise première » et « Louise seconde ». Ce qui a ici tout l'air d'appartenir à la vision de l'enfant, revêt ailleurs un aspect ironique et humoristique qui ne peut émaner que de l'auteur : dans Noé , par exemple, il en vient à réduire les noms de certains personnages (il s'agit notamment des voyageurs du « tram 54 » à Marseille) à l'un de leurs traits ou de leurs habits : l'un est nommé « Le Jaune et le Rouge » (III, 793 et sui.), les autres : ‘« le Prince de Galles »’ (III, 792), ‘« l'homme au melon »’ (III, 794), ‘"l'Albatros"’ (III,794).... Dans Le Grand Théâtre , parlant de son prénom, de celui de son père ainsi que de celui de son grand-père, l'auteur leur donne des numéros distinctifs, comme ceux des « rois » (III, 1069-1070).

La vie des personnages est plus ou moins directement rattachée à celle de Jean le Bleu (celui-ci étant témoin, acteur lui-même d'une histoire qui ne le concerne pas directement, ou simplement auditeur d'un récit qu'on lui fait). Aussi cette enfance de Jean, telle qu'elle est racontée ici, est-elle constamment imprégnée par la vie des autres qui vivent autour de lui. Jean le Bleu n'est pas alors le récit d'enfance à l'état pur (peut-on d'ailleurs envisager la possibilité d'un tel récit?). Ce récit ne semble possible que par la transformation de l'autobiographie et par son « ouverture » sur des biographies fictives. On est loin du projet initial que Giono souhaitait réaliser. Mais on s'aperçoit que Jean le Bleu préfigure ainsi, en partie, le procédé qui sera amplement utilisé dans Pour Saluer Melville (1941) et dans Virgile (1944) et qui consiste à mêler l'autobiographie aux biographies imaginaires de Melville et de Virgile.

Notes
93.

Nous verrons que si le conflit avec le père est totalement absent dans ces textes autobiographiques, il apparaît, en revanche, de façon très caractéristique dans plusieurs romans comme Colline , Naissance de L'Ody s sée, etc.