II. B. 2. Le Temps

Parler de son enfance c’est disposer de repères temporels plus ou moins précis pour situer les événements passés; c’est imaginer une progression du récit en fonction des différentes étapes de l'âge de l'enfant. Mais ceci n'est vrai qu'en partie dans Jean le Bleu . La chronologie à laquelle est soumis le récit de vie, ici, n'est pas toujours claire : absence de date, événements situés souvent dans une sorte d'intemporalité, ou soumis au retour cyclique des saisons, etc. ce récit de vie (puisque, à plusieurs reprises, l'auteur rappelle qu'il est en train d'écrire ses souvenirs) est censé couvrir une longue période. A l'exception de l'épisode consacré à Louis David et qui situe les événements après la guerre, puisqu'il s'agit d'un hommage à cet ami d'enfance mort sur le front, cette période s'étend de l'époque où Jean a l'âge de fréquenter « l'école chez les soeurs de la Présentation » (II, 11) jusqu'à « l'année quatorze » (II, 158). En effet, le dernier paragraphe évoque le départ vers le front‘: « il me fut facile de partir à la guerre sans grand émoi »’ (II, 186).

Ce sont là les deux « moments » qui limitent cette longue période qui couvre aussi bien l'enfance que l'adolescence. Mais il s'agit en fait, comme dans toute autobiographie, d'un choix de faits importants et marquants aux yeux du narrateur. En outre, il ne s'agit pas à proprement parler de progression chronologique claire qui suivrait l'âge du personnage, car les marques temporelles permettant de situer cet âge sont rares. Quelques indications seulement, comme : ‘« j'avais treize ans. Je sentais que j'avais un ange »’ (II, 83). Les autres indications n'apportent guère de précision, telle la phrase suivante :

‘ Je retournais à l'école à quatre heures! J'étais maintenant un élève du petit collège lépreux  (II, 27)’

Les différents souvenirs ne sont donc pas liés à des dates précises ou à l'âge, mais liés plutôt aux sentiments et aux sensations du personnage, lesquels sont rattachés souvent aux modifications de son corps et de son esprit, au gré des différentes rencontres qu'il fait et des amitiés qu'il lie avec les uns et les autres. Bref, ces souvenirs sont rattachés aux différentes expériences - intimes ou autres - de l'enfant.

C'est ainsi que l'on observe une discontinuité temporelle, si bien qu'il est parfois impossible au lecteur de savoir quand un événement s’est produit. Les marques temporelles, quand elles existent, ne permettent qu'une approximation. Car l'accent est mis sur l'importance de l'événement vécu par le personnage au plan émotionnel et non sur sa situation sur l'axe temporel :

‘Un soir, comme je revenais de l'école, c'était novembre, il me sembla soudain que le boulevard sentait la violette. (II, 61)’

L'événement dont il est question ici semble trouver sa fonction au niveau du récit (c'est-à-dire par rapport à l'histoire - fictive - racontée) et non au niveau d'un quelconque souvenir réel. Ce qui est souligné c'est le degré d'intensité de la sensation éprouvée par l'enfant (on sait l'importance accordée par l'auteur à l'odeur et aux différents parfums, dans toute son oeuvre et particulièrement dans Noé ), et non la date de l'événement. Pour que l'événement soit « narrable », il faut le distinguer et le mettre en relief par rapport à la grisaille de la vie quotidienne (l'emploi de « un soir » et du passé simple ont ici cette fonction, en plus de la fonction habituelle qui consiste à relancer le récit). La précision, en outre, ( « un soir », « l'école », « novembre ») ne constitue qu'un artifice littéraire qui sert à ancrer la fiction dans le réel, et à lui donner donc une certaine « vraisemblance ». Elle a un rôle, si l'on peut dire, narratif : elle traduit le choix effectué par le narrateur d'un seul récit parmi tant d'autres récits possibles. Ce n'est donc pas le temps référentiel, celui qui est extérieur au récit, qui est visé.

De telles indications temporelles se retrouvent tout au long de l'oeuvre, par exemple :

- pour situer les événements à un moment de la journée :

‘Un soir, mon père venait de fermer la porte de la rue; on frappa.  (II, 25)’

Quelques pages plus loin:

‘Un matin, l'homme vint chercher de l'eau chaude au fourneau de ma mère.  (II, 30) ’

Ou encore :

‘Un soir, comme le rossignol venait de faire son chant et qu'il piquait dans son bol à viande, j'entendis monter les escaliers dans la maison d'à côté.  (II, 36)’

- Pour marquer un événement important dans la vie de l'enfant (sans que le jour en soit pour autant précisé) :

‘Le jour arriva où je devais retourner au collège.  (II, 118)’

- Pour indiquer la saison :

‘Le printemps arriva sur nous en deux ou trois coups de vent glacés.  (II, 75)’

Et quelques pages plus loin :

‘ Depuis la fin du printemps, nous avions un nouvel hôte. (II, 88)’

ou encore :

‘ Maintenant, c'est le grand hiver.  (II, 140)’

Toutes ces indications ne servent pas seulement à situer temporellement les différents événements « réels » vécus par Jean, elles servent également, et de la même manière, à situer les histoires « fictives », comme par exemple, les différents suicides survenus à la campagne, lors du séjour de Jean à Corbières :

‘Et, le mercredi matin, huit jours après la mort de Charles du charron...  (II, 78)’

Ou encore :

‘Dans le courant de la semaine, Blanche Lamballe se pendit à un olivier avec sa ceinture.  (II, 79)’

Une page plus loin :

‘ Le vendredi matin, le curé passa de maison en maison.  (II, 80)’

A la même page :

‘Et, le dimanche, on fit la fête... ’

Il n' y a donc pas de différence dans le procédé utilisé pour situer temporellement le « souvenir » et la « fiction ». La narration des événements « réels » vécus par Jean se fait de la même façon que la narration des autres événements, fictifs.

La plupart de ces indications temporelles ( dans les phrases citées ici par exemple) figurent au début du chapitre. Elles permettent donc de situer les événements les uns par rapport aux autres, de marquer des repères intérieurs à la fiction, d'indiquer les changements qui s'opèrent au niveau des histoires racontées, donnant ainsi un nouvel élan au récit . Mais il n'y a pas, comme on le voit, véritablement de précisions quant aux repères temporels relatifs à la vie « réelle » de l'enfant, aux souvenirs. Le narrateur n'indique pas, par exemple, la date exacte du retour de Jean à Manosque après son séjour chez le berger (dont on peut facilement concevoir la durée approximative, puisqu'il s'agit des vacances scolaires). Cependant, on s'aperçoit que bien de choses ont changé à Manosque durant son absence :

‘ La cour aux moutons avait vieilli. Je crois qu'elle avait perdu toute sa jeunesse en perdant la fille au musc et la petite de l'acrobate.  (II,129)’

Ne considérons pas pour l'instant le problème que pose cette phrase au niveau de l'énonciation (le narrateur adulte qui parle (« je crois ») mais qui exprime la sensation de l'enfant...); considérons plutôt le contenu. Si ‘« la cour aux moutons avait ’ ‘vieilli’ ‘ »’ et ‘si « elle avait ’ ‘perdu’ ‘ toute sa ’ ‘jeunesse’ ‘ »’ (nous soulignons), c'est parce que deux êtres chers à Jean sont morts. Le monde a changé non que l'absence de celui-ci ait été réellement longue mais parce que des événements importants se sont produits durant son absence. Evénements qui touchent la vie des personnages connus mais surtout qui le touchent, lui, en particulier. Car, désormais, après ce séjour, il n'a plus le même regard sur le monde. C'est donc lui-même qui a, en réalité, changé. Le bonheur de l’enfance semble maintenant très loin dans le passé. La disparition de ce bonheur est marquée, entre autres, par la disparition de certains des amis d'autrefois, comme la fille au musc, Décidément le musicien...

Cependant, si nous considérons l'histoire de vie dans sa totalité, nous nous apercevrons qu'il y a peu d’éléments qui indiquent l'évolution du caractère de l'enfant. Dès son jeune âge, il a des traits qu'il gardera tout au long de cette période racontée : une sensibilité très aiguë, une imagination débordante, une sensualité à fleur de peau et une faculté de rêver sans égale. D'autre part, le récit de nombreux événements qui se produisent dans la vie de l'enfant ainsi que le portrait des différents personnages qui entrent dans sa vie auraient pu suivre un ordre différent dans le texte sans que le sens en soit vraiment changé. C'est ainsi que le récit de vie ne suit pas un ordre (chrono)logique particulièrement marqué. Même si parfois il y a un certain lien de causalité entre les faits (par exemple la maladie de Jean a nécessité le séjour de convalescence à la campagne), les épisodes s'enchaînent, en général, selon un ordre associatif qui met en valeur un certain nombre de thèmes ou de motifs relatifs aux différentes expériences - intimes - de l'enfant.

Si les repères chronologiques ne sont pas tout à fait clairs, c'est parce que l'auteur ne semble pas avoir eu l'intention de raconter la réalité extérieure de sa vie (donc de rechercher à situer temporellement les événements), mais apparemment d'appréhender cette vie de l'intérieur, et de montrer donc ce qui a pu marquer l'enfant dans son apprentissage de la vie, grâce notamment aux différents rapports - fictifs ou réels - avec les autres. C'est pourquoi les événements semblent se situer en dehors de la temporalité traditionnelle du récit (marquée notamment par des dates ). Ils prennent leur valeur non en fonction de leur degré d'authenticité (par rapport au réel) mais en fonction de leur importance affective par rapport au narrateur. Celui-ci ne cherche pas à recomposer un « temps perdu » mais à recréer l'ambiance et les sensations d'une expérience intérieure.

Le changement de Jean ( changement physique et psychologique) est donc très souvent évoqué indirectement par des indications sur sa façon de voir et de sentir le monde (encore que sur certains points, comme sa sensibilité ou son sens de la poésie par exemple, il ne change pas trop), et non par des indications relatives à l'âge. Il n'est donc pas toujours facile de reconstruire une chronologie précise de tous les événements racontés parce que ceux-ci relèvent plus de la subjectivité de l'enfant (et du narrateur qui les organise dans un récit particulier) que de la « réalité » référentielle.

Nous sommes pour ainsi dire dans une durée - paradoxalement - intemporelle. Ou plutôt il s'agit d'un temps subjectif, vécu, et exprimé sur le mode « poétique ». Par exemple le voyage dans le temps n'a guère de secret pour le narrateur-poète, puisque le temps a des « pores » par lesquels celui-ci peut facilement entrer :

‘Dès qu'on connaît les pertuis de l'air, on peut s'éloigner à son gré de son temps et de ses soucis. Il ne reste plus qu' à choisir les sons, les couleurs, les odeurs qui aident au départ; les sons, les couleurs, les odeurs qui donnent à l'air le perméable, la transparence nécessaires qui font dilater les pores du temps et on entre dans le temps comme une huile. Pour moi, il ne me faut qu'un feu de figeons secs dans la cheminée, une saison blanchâtre avec des nuages sans figure, un peu de ce vent particulier qui saute en boule comme une perdrix, une pipe de gros tabac gris et je retrouve la grande rosace brillante, éperdue et pleine de cris que devint devant mes yeux malades l'atelier-femme de ma mère ce soir-là.  (II, 63) ’

Le souvenir n'est donc pas une affaire de remémoration qui nécessite que l'on se rappelle des dates exactes ou des événements authentiques, c'est une affaire d'imagination et de création, à la limite du magique et du fantastique. Afin de (re)créer ce monde de l'enfance, il suffit d'avoir la faculté, toute magique, de pouvoir passer par les ‘« pertuis de l'air »’ et de posséder le don poétique pour connaître le mélange juste des ‘« sons »,’ des ‘« couleurs »’ et des ‘« odeurs ».’ C'est sur cette idée que repose toute l'activité créatrice chez Giono. Il exprimera d'ailleurs cette idée, presque de la même façon, en 1947 dans Noé .

Il ne s'agirait donc pas tellement du récit traditionnel d'une vie, dont l'essentiel consiste à se souvenir d'un passé et à le raconter; il s'agirait d'inventer cette vie au fil de l'écriture comme si le souvenir ne préexistait pas à l'écriture. Le narrateur raconte son enfance, parle de ce moi passé, mais aussi de ce passé et de ce moi recréés et rêvés.