II. B. 3. Initiation par les sens du « poète en devenir »

De ce fait, Jean le Bleu est bien le récit du « devenir poète » comme l'a si bien dit Jacques Chabot. Car il s'agit de raconter l'« initiation » de Jean au monde, initiation qui s'effectue non par une éducation, issue du système d'enseignement traditionnel mais par l'exercice des différents sens. La vue, l'odorat et l'ouïe constituent les moyens essentiels qui permettent à Jean d'apprendre et de s'initier. Ces sens sont aussi les éléments qui permettent à l'enfant de créer son propre imaginaire.

Le récit de vie de Jean, associé à ceux des autres personnages, contient en effet deux dimensions importantes :

la première est une dimension morale qui s'appuie certes sur des valeurs positives générales telles que l'amitié, la générosité, l'altruisme etc. mais aussi une morale qui est propre à chaque personnage, se fondant sur sa propre expérience, et servant à l'« initiation » de Jean le Bleu . Cette morale - implicite d’ailleurs - ne se propose pas comme « modèle » ou « leçon », elle s'inscrit simplement dans les rapports de l'enfant au monde.

La deuxième est une dimension esthétique : la plupart de ces personnages connus par l'enfant ont un rapport avec l'art ou la littérature. Chacun d'entre eux a une vision de l'art rejoignant en définitive cette vision de l'« artiste » que Giono n'a cessé de mettre en pratique dans toute son oeuvre. Ces personnages jouent également ici un rôle important dans l'« initiation » de Jean dans le domaine artistique.

Ces deux dimensions apparaissent clairement dans cette histoire d'« éducation ».

En effet, comme toute autobiographie, Jean le Bleu contient inéluctablement une part importante - si ce n’est la part essentielle - consacrée à l'éducation. Cette éducation revêt un caractère tout particulier qui souligne encore l'écart qu'on peut observer entre l'écriture autobiographique chez Giono et l'écriture autobiographique en général.

On peut parler d'éducation dans la mesure où l'enfant apprend quelque chose, mais il ne s'agit ni de l'enseignement donné à l'école, ni de celui que permet tout autre système éducatif traditionnel contraignant.

Il s'agit tout d'abord d'une « éducation sentimentale » dans le sens large du terme. L'enfant apprend la poésie et le rêve; il apprend à être attentif au monde qui l'entoure, mais aussi à cultiver une certaine sensibilité qui lui permet de voir au-delà des choses et de vivre le plaisir sensuel que lui procurent ses contacts avec les êtres; aussi bien des êtres « réels » vivant autour de lui que des êtres imaginaires, créés de toutes pièces pour son propre plaisir.

Il s'agit aussi d'une éducation qui lui permet d'apprécier l'importance d'un certain nombre de valeurs telles que l'amitié, la générosité, le dévouement aux autres. Ses « éducateurs » sont surtout le père, les deux musiciens, « l'homme noir » et « Odripano ». Chacun dans un domaine particulier. S'ils lui apprennent à connaître les choses de la vie, l'art, l'amour et la haine chez les hommes ou toutes autres valeurs ou sentiments, leur « enseignement » ne prend jamais la forme d'un système d'éducation fermée ou le caractère contraignant (le père « anarchiste » est contre tout système). L'initiative est laissée à l'enfant: il n'apprend que ce qu'il veut apprendre; et il apprend plus par les sens (par le coeur et les instincts, peut-on dire) que par l'intelligence.

C'est pourquoi, on peut parler certes d'une certaine éducation mais plus sûrement d'une initiation. Jacques Chabot a raison de souligner ces deux composantes dans Jean le Bleu en notant que cette oeuvre est « à la fois et contradictoirement un roman d'éducation et un roman d'initiation »94. C'est une éducation qui rejette toutes formes de contraintes et qui ne s'appuie sur aucun système. Et c'est une initiation au monde, par le corps et par l'esprit : elle est initiation au rêve, initiation à la poésie et à l'art et initiation à l'amour et à la mort.

Notes
94.

Op. cit., p.20.