II. B. 4. Pérennité de la fonction poétique

On a vu que dès le début l'enfant est présenté de plain-pied dans l'invention poétique de sa vie. Comme si les facultés d'invention, de rêve et d'imagination et la capacité de transformer le réel existaient déjà en lui, tout naturellement. La sensualité est déjà là aussi, de manière latente et attendant son éclosion. Sur ce point, l'enfant n'apprend pas grand chose. Les expériences vécues ne font que faire ressortir ce que l'enfant a en lui. Le processus d'initiation n'est qu'une confirmation de ces « dons ». Par exemple, on a vu à quel point l'enfant possède une sensibilité musicale. Giono dira dans ses Entretiens avec Amrouche qu'il a inventé cet aspect chez son personnage :

‘Mais moi, je n'ai pas connu la musique à ce moment-là, je l'ai connue fort tard. J'avais au moins trente ans quand j'ai entendu pour la première fois du Mozart, de Bach et de Haendel, et j'ai voulu mettre cette émotion dans le livre.  (p.84)’

Comme il dira qu'il a inventé l'épisode de la lecture de L'Iliade par Jean . Répondant encore à la question de Taos Amrouche qui voulait savoir s'il avait lu cette oeuvre à cette époque-là, Giono dit :

‘Pas du tout. Comment imaginer que j'aie pu lire l'Iliade à ce moment-là? Pas du tout! Non, ça c'est le rapport qui a été fait par un homme de mon âge des souvenirs d'enfance qui étaient anciens.  (p.85) ’

L'enfant est présenté comme un personnage doué d'une sensualité très précoce. Cette sensualité se manifeste dans sa façon de regarder l'ouvrière de sa mère :

‘Louisa avait de petites mains frémissantes et tièdes comme des oiseaux. A chaque galopade de chevaux ou cris des rues, elle me tirait contre elle, elle me serrait contre elle à me faire toucher sa cuisse de la tête. Et chaque fois je m'étonnais de sentir sous ses jupes cette grosse chose mouvante et chaude. Se pouvait-il qu'il y eût sous ces jupes - toujours propres, toujours taillées au fin ciseau, et fraîches, et fleuries comme des haies d'aubépines - se pouvait-il qu'elles fussent pleines d'une bête nue et ronronnante? (II, 12)’

Dans ces mêmes Entretiens , Giono explique ce détail tout en faisant son autocritique :

‘C'est un mensonge, dit-il [...] Je suis en train, en écrivant Jean le Bleu , de décrire les sensations d'un petit garçon. Puis, j'ajoute à ça un mensonge qui provient de ce que le personnage qui écrit à ce moment-là, qui a trente et quelques années, ressent. Ca n'est plus exact. Evidemment, si à trente ans, Antonine ou Louisa avait mis ma tête sur ses genoux, j'aurais pensé à autre chose! Mais, quand j'avais sept ans, je ne pensais à rien d'autre. Il fallait l'éviter.  (p.106-107)’

Mais en dépit de ces positions rétrospectives de l'auteur, ce « mensonge » s'inscrit trop bien dans une cohérence générale de l'oeuvre. Il s'agit, en effet, non de raconter les étapes successives de l'enfance puis de l'adolescence mais plutôt de brosser différents tableaux qui composent un peu le portrait de ce jeune poète, presque dans une sorte d'intemporalité. L'initiation de l'enfant ne suit que très peu son âge, même si, vers la fin, la période de la puberté et la sensualité débordante qui accompagne ce changement, sont vécues de façon plus aiguë peut-être. Mais il s'agit des effets de ce changement et non du changement lui-même.

Les événements relatifs à l'enfance sont racontés ici non comme appartenant à une époque révolue et qu'il faudrait rappeler mais comme des événements qui arrivent au fil du récit, comme s'il n'y avait pas de « vie » à raconter qui précédait le récit même de cette vie. Très souvent, le narrateur interrompt son récit pour parler du moment présent comme s'il cherchait en lui ou autour de lui (un objet, un visage...) qui puisse donner plus de vie au passé et relancer donc le récit.

C'est parce que le narrateur conçoit, après coup, son personnage que l'enfant apparaît comme quelqu'un qui a une personnalité toute « accomplie » dès le début et qu'il y a peu de qualités acquises par la suite. Les prédispositions naturelles, qu'il avait dès le début, il les gardera intactes par la suite (la sensibilité, le goût prononcé pour l'art et surtout le rêve créateur d'univers et d'images).

Cependant, malgré ces qualités immuables que l'enfant semble avoir du début à la fin, on peut parler d'un certain changement perceptible chez lui à la période de la puberté. C'est un changement à la fois physique et moral qui lui procure des enrichissements nouveaux mais que, parfois, il découvre avec étonnement. Par exemple, la fois où il regarde son visage comme s'il était celui d'un autre :

‘Il m'était venu une sorte de visage pointu et lunaire, un masque gris de sable et de plâtre, une peau morte. Mes joues froides avaient fondu, mon nez s'était aminci, il ne restait plus qu'une goutte de chair toute molle et que je sentais se gonfler et bouger chaque fois que je reniflais. [...] Je regardais mon visage étranger, extasié et triste. Je passais mes doigts sur mes sourcils gonflés et tout feuillus; je touchais la peau violette sous mes yeux . Mon regard venait de plus loin que moi. Il avait perdu sa couleur bleue, sa clarté, sa fraîcheur. Il était maintenant comme une herbe épaisse et humide. Ma bouche était toute gonflée et j'avais beau serrer les lèvres, elles se partageaient toujours en deux petites cornes de viande crue. (II, 125)’

Ce changement est senti par Jean comme négatif. La connotation de mort ‘(« masque gris de sable et plâtre », « peau morte »’...) est encore liée ici à l'éveil du corps et des désirs sensuels. Ce « masque » prépare, en outre, l'image que Jean verra chez Odripano sur son lit de mort. La liquéfaction du corps ( ‘« Mes joues froides avaient fondu », « une goutte de chair »’ ) est aussi un trait important qui souligne peut-être un sentiment de perte ‘(« il avait perdu sa couleur bleue »’), comme s'il voyait son propre corps en train de lui échapper, et qu'il devenait, de ce fait, un autre. Il y a bien ce sentiment de dédoublement en effet : ‘(« mon visage étranger », « mon regard venait de plus loin que moi »’). Dans ce changement le mouvement d'amincissement est accompagné d'un mouvement contraire, celui du « gonflement » : le mot est répété trois fois dans ce passage (« se gonfler », « gonflés » et « gonflée »). Le changement est aussi moral, car on sait que cette « couleur bleue », qu’il dit en train de perdre, est celle de la pureté, liée au nom « Jean le Bleu  » et dont le narrateur parle comme une « grande part » de lui-même que ‘« nul n[e] touch[e] »’ (p.169).

Le père, qui est venu chercher son fils à la fin de son séjour chez le berger Massot, remarque aussi ce changement, mais sans y accorder d'importance particulière, parce que, selon lui, cela fait partie de la nature des choses :

Il me regarda sans surprise.
"Il tourne à l'homme, dit-il seulement. Sa mère en fera dommage mais moi je suis content que ça se soit fait comme ça." (II, 126)

Il y a changement, même si ce changement n'est pas bien perceptible au plan temporel. On a déjà vu, en effet, que, dans Jean le Bleu , les faits relatifs à la période racontée ne suivent pas une chronologie rigoureuse. Ce sont souvent les saisons qui rythment la vie; parfois, les événements se détachent de leur cadre temporel; et parfois même on a des ellipses de durées relativement longues. Le temps apparaît davantage par ses effets sur les personnages et les choses. On a noté à cet égard, qu'à son retour à Manosque, Jean était frappé par les changements survenus dans la maison et chez les voisins. Le narrateur écrit vers la fin que le père, en vieillissant, est devenu malade :

‘Il était de plus en plus seul. Son coeur ne l'aidait plus. (II, p.161) ’

Il a même changé de caractère et de comportement :

‘Il était devenu cruel et dur. Sa mince bouche rongée par une sorte de fièvre acide n'était plus, sous sa moustache, qu'un fil de vinaigre. (II, 181)’

Le temps n'est pas cette donnée abstraite qui sert à mesurer la vie, il devient parfois, pour Jean, quelque chose de concret et de palpable :

‘Je ne dormais plus. J'écoutais le temps qui glissait dans la nuit. (II, 125)’

Le temps est donc bien de l'ordre de la subjectivité du personnage. Il est propre à la vie de Jean et dépend donc de ses sentiments, de son état d'âme et des moments de bonheur ou d'amertume.

L'itinéraire initiatique de Jean est soumis à deux phénomènes opposés qui apparaissent à travers deux histoires concomitantes : l'histoire d'un enrichissement moral, sentimental, artistique et poétique et l'histoire d'une perte. Cette perte revêt plusieurs aspects : car il s'agit non seulement de la perte de certaines figures proches, des amis qui meurent les uns après les autres mais aussi la perte de la quiétude de l'enfance, celle-là même qui permet de rêver et d'aimer sans souffrir. Mais le passage de l'enfance à l'adolescence, et le sentiment de regret qui en découle, ne sont pas racontés ici comme un propos éculé (commun à beaucoup d'autobiographies), car il est lié, dans Jean le Bleu , aux péripéties de l'initiation du poète.

Deux étapes distinguent, en effet, cette initiation : la première correspond à la période qui précède le séjour de Jean à Corbières. C'est la période d'avant l'« éclosion » du poète. C'est une période d'attente mais d'accumulation en soi des images, des sensations. Spatialement, elle correspond à la clôture du monde dans lequel vit l'enfant poète : la ville, la maison et le grenier, même s'il existe toujours une force intérieure qui pousse l'enfant à sortir, à aller vers un ailleurs. Mais tout d'abord la maison elle-même est double :

‘ Notre maison était toute double; elle avait deux voix et deux visages. (II, 26)’

Il y a le bas et le haut107. En bas, il y a le « visage » sombre de la cour (la « cour aux moutons ») :

‘Une porte donnait dans le couloir. De là on entendait encore la rue qui se frottait contre la boutique, mais quelques pas et on entrait dans l'autre monde. Le visage était là ombre et silence. On descendait une marche. On était dans la cour intérieure. Par le plein jour d'hiver la nuit restait là au fond du matin au soir. L'été, vers midi, une goutte de soleil descendait dans la cour comme une guêpe puis s'envolait. (II, 27)’

Et il y a aussi le puits avec ses « locataires » monstrueux et inquiétants :

‘[...]et puis, si on restait un moment, [on entendait] le bruit d'une grosse pierre qui tombait de haut dans un gouffre d'eau. C'était le vieux puits qui parlait. On avait fermé sa porte à clef et on le laissait pourrir là derrière. Le puisatier nous avait dit que, dans le fond en bas, il y avait deux races de bêtes : des crapauds blancs, sans yeux, larges comme des assiettes, et qui se gonflaient comme des vessies de porc pour flotter sans fatigue. "Ils restent là, disait-il, des ans complets, sans bouger, à vieillir en flottant sur cette eau sans air et sans jour, plus épaisse que du pétrole. Des crapauds, bon, et puis des serpents. Des serpents sans peau, avec une peau mince comme une feuille de papier à cigarette, juste de quoi tenir leur coeur et leurs boyaux. (II, 28)’

En haut, c'est le soleil et la lumière, mais aussi c'est là où se trouve le grenier, endroit qui permet à l'enfant rêveur de s'évader (nous soulignons) :

Moi, de ce temps, je m'en allais dans notre grand escalier et je montais à la rencontre du soleil. Au dessus de l'atelier de mon père était un vaste grenier sonore comme une cale de navire. Une large fenêtre, dominant toute la cour aux moutons, permettait de voir, au-delà des toits, par là-bas loin, le scintillement de la rivière, le sommeil des collines, et les nuages qui nageaient comme des poissons avec de l'ombre sous le ventre. On ne pouvait vivre dans le bas de notre maison qu'en rêvant. Il y avait trop de lèpre de terre sur les murs, trop de nuit qui sentait le mauvais champignon, trop de bruits dans l'épaisseur des pierres. La tranquillité, on ne l'avait qu'en partant de cette maison, et, pour partir, on pouvait se servir de ces bruits, de ces nuits, de ces visages étranges que l'humidité dessinait sur les murs. On pouvait se servir de la large fenêtre.
Je revois cette profondeur marine qui grondait au-delà de la ville. (II, 37)

C'est dans le grenier que le désir d'évasion envahit donc l'âme du jeune poète. On voit dans ce passage que la thématique du départ et du voyage se fait très pressante : le grenier a l'aspect d'une « cale de navire », la « large fenêtre » ouvre sur un monde lointain, sur une « profondeur marine ».

Il y a donc en lui une sorte de force, un élan qui le pousse à sortir, à aller loin. C'est le poète en lui qui est toujours là, à l'affût, à l'écoute du monde qui l'entoure mais qui, tout en se manifestant lors des méditations et des rêveries, ne s'« exprime » pas tout à fait encore.

C'est lors du séjour à Corbières chez le berger Massot que Jean passe de l'enfance à l'adolescence. Ce passage correspond aussi à un autre passage, plus symbolique celui-là : le passage d'un état qui précède l'« éclosion » poétique à l'état de poète.

Ce passage, on l'a vu, se fait non sans souffrance (non pas seulement dans la prise de conscience d'une certaine réalité familiale ou sociale, mais surtout une souffrance ressentie dans le corps même). Par exemple, à l'amour est associée l'idée de la mort (comme on vient de le voir)...

Le changement ressenti dans le corps est donc accompagné de la métamorphose en poète. Le poète en puissance devient poète en fait. C'est pourquoi, de retour à Manosque, le monde n'est plus le même aux yeux de Jean. Son amitié avec Odripano, vers la fin, vient couronner ce changement. Ce dernier, en lui offrant un poème, reconnaît en lui et consacre, par ce geste symbolique, le poète.

Avant de devenir poète, l'enfant se contentait de « recevoir » en lui tout ce qui venait de l'univers qui l'entourait, aussi bien des personnages, des animaux ou des choses ‘: « des mots tombaient en moi comme des pierres sur de l'eau plate » ’(II, 7). A plusieurs reprises, il est question par exemple des brebis dans la ‘« cour aux moutons »’ (p.35,36); leur présence est presque indifférente, comme faisant seulement partie du décor. C'est au cours de son séjour chez le berger que l'odeur des brebis devient plus « parlante » : elle est désormais associée, comme on l'a vu, à l'odeur des femmes désirées. En outre, au début, Jean ne parlait que pour communiquer, mais il ne pouvait vraiment pas dire un texte. Son incapacité à ‘réciter’ ‘ « les hommages à la vierge »’ (II, 24) est un symptôme de l'incapacité du poète à « parler » (l’avortement de la parole poétique chez Jean) car le moment n'était pas encore venu. En revanche, vers la fin, on a vu que c'est dans un long discours (sous forme de monologue) que Jean s'adresse à son vieil ami Odripano endormi (ou mort). Le poète ne se contente plus de recevoir ou de simplement refléter le monde, désormais il parle.

Par certains côtés, on peut donc considérer Jean le Bleu comme un texte autobiographique qui s'inscrit dans ce vaste projet conçu par l'auteur108. Beaucoup d'aspects inscrivent, en effet, ce texte dans la tradition autobiographique. Il s'agit, par exemple, d'un récit de souvenirs, l'auteur n'a cessé de le rappeler tout le long du texte. Ces souvenirs tournent autour des figures des parents, des voisins et d'autres personnages connus durant l'enfance. Il y a aussi la présence du cadre familial (la maison, les rues de Manosque, la maison du berger Massot, etc.). L'auteur insiste particulièrement sur l'éducation reçue, aussi bien chez les soeurs que grâce au père ou à d'autres professeurs.

Tout cela peut inviter à lire Jean le Bleu comme une oeuvre autobiographique. Mais ce niveau de lecture ne peut être qu'un niveau de surface. Il y a lieu d’y voir d'autres aspects. Nous avons tenté de monter, en effet, que ces différents aspects de la vie réelle de l'auteur ne sont que prétexte à autre chose. Il s'agit par exemple, non d'évoquer de simples souvenirs mais de raconter et de décrire l'éveil sensuel, moral et intellectuel de l'enfant. Eveil sensuel surtout. Car tout tourne autour du corps et des sens. Quant aux parents - le père surtout - et aux autres personnages évoqués, ils représentent des figures qui acquièrent des dimensions irréelles et mythiques, et qui sont liées à la vision poétique de l'enfant. Certaines sont, a priori, de l'invention de l'enfant. Elles servent pour lui de supports aux événements qui emplissent sa vie, alimentent son imaginaire et répondent à certains de ses désirs et de ses rêves. C'est parfois dans les expériences des uns et à travers les propos des autres que l'on voit se refléter les propres rêves et les propres désirs de l'enfant « poète ».

L'éducation, quant à elle, c'est l'histoire de l'initiation au monde et de l'initiation à la connaissance de soi-même. L'initiation à tout ce qui est beau et généreux : c'est-à-dire qu'elle est à la fois morale et esthétique. Les leçons que Jean reçoit, en effet, sont des leçons d'humanisme et de générosité mais aussi des leçons d'esthétique et de poésie.

Dès lors, l'écriture n'a plus pour rôle de raconter les événements anodins d'une vie, elle a pour rôle de tenter de ressusciter l'univers de l'enfance et de l'adolescence. Mais le ressusciter intégralement est impossible (à cause d'abord de la défaillance de la mémoire, puis à cause du travail de conversion qui consiste à passer des faits à l'écriture de ces faits). Ainsi, la réalité se mêle au rêve et les souvenirs d'enfance et d'adolescence sont en grande partie inventés. Inventés après coup par l'auteur, pour donner une certaine cohérence à l'histoire de vie qu'il a voulu écrire.

Notes
107.

Sur cette thématique du haut et du bas et des différentes « correspondances » baudelairienne, voir l'étude de Alan J. CLAYTON, « Jean le Bleu et la postulation icariennne », dans Pour une poétique de la parole chez Giono, Ed. Lettres Modernes, Minard, 1978, p.57-80.

108.

Voir R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., II, 1201-1202.