III. A. 1. Virgile et Jean le Bleu

Mais, avant de continuer, il faut faire quelques remarques à propos du parallèle qu'on peut établir entre Jean le Bleu et Virgile . En effet, on peut s'apercevoir que certains souvenirs, liés notamment à l'enfance, apparaissent à la fois dans les deux textes mais avec, semble-t-il, à chaque fois une fonction différente.

Par exemple, aussi bien dans Jean le Bleu que dans Virgile , on lit l’évocation d'un groupe d'écoliers que le narrateur désigne par la première personne du pluriel. Ces écoliers sont montrés, dans les deux textes, en train de s'amuser et de s’enivrer. Cet enivrement est causé dans Jean le Bleu par la forte odeur du laurier-rose sous lequel ils se cachent (II, 15) et dans Virgile par la quantité de coing qu'ils mangent (III, 1028-1029). Mais si dans les deux textes l'auteur met l'accent sur ce qui fait le bonheur de l'enfant : la rêverie, l'évasion et non sur les études elles-mêmes (dans Virgile, les leçons de mathématiques ou d'Histoire se transforment, sous l'effet de l’enivrement, en visions fantastiques chez l'enfant), ce qui semble différent c'est que, dans Jean le Bleu, le comportement des enfants est décrit comme une manière d'enfreindre les règles strictes de l'école dirigée par les soeurs, et donc de marquer le goût de Jean pour la liberté : nous avons vu comment l'éducation reçue par Jean (telle qu'elle est montrée dans Jean le Bleu) trouve son principe et sa raison non dans les systèmes (entre autres le système scolaire trop rigide et trop contraignant) mais dans des « leçons » qui cultivent les penchants de l'enfant pour le rêve et la poésie, telles les leçons du père, des deux musiciens, de l'homme noir ou d'Odripano). Dans Virgile, cet épisode joue en plus un autre rôle. La réapparition en 1943 du groupe d'écoliers de 1911 permet de mettre en valeur un certain rapport entre les deux époques. Passés et présent sont alors confrontés, comparés (ces quatre amis tentent même - en vain - de revivre certaines aventures de leur enfance lointaine).

Un autre exemple encore qui souligne les rapports entre les deux textes : vers la fin de Jean le Bleu , le père s’accuse auprès de son fils de s'être trompé toute sa vie sur sa bonté envers les gens :

‘Où je me suis trompé, c'est quand j'ai voulu être bon et serviable. Tu te tromperas. Comme moi. (II, 183)’

Dans Virgile , c'est le narrateur qui fait la constatation à propos du père :

‘Mon père s'était lourdement trompé. Il ne m'avait pas donné de métier. (III, 1050)’

C'est ici un reproche que le fils adresse au père, tout en justifiant son attitude. Celui-ci s'est, en effet, trompé en croyant à un avenir plus heureux et en pensant que seules les études pouvaient garantir à son fils un métier meilleur :

‘Mon père m'aimait trop pour ne pas désirer que je fasse partie de cette admirable société future. Il se savait trop vieux pour imaginer qu'il puisse y participer lui-même. "J'en verrai l'aube", disait-il, et c'est pourquoi il se sacrifiait à un travail solitaire pour me permettre d'accéder aux grades universitaires qui me donneraient une redingote et un faux col. (III, 1050)’

Selon le narrateur, le père s'est donc trompé en se laissant séduire par cette tendance générale à l'époque, parce qu'il était ‘« idéaliste et généreux »’ (III, 1050). Et ‘« c'est plus tard qu'il s'excusa »’ (III, 1051), car avec l'arrivée de la guerre de 14, et les premiers signes de l'industrialisation, il comprit son erreur de jugement.

Dans Jean le Bleu , l'aveu du père s'inscrit dans des considérations à la fois morales, religieuses et existentielles : c'est en parlant à son fils de la solitude, de la souffrance, du besoin pour l'homme de l'existence de Dieu (lui qui, toute sa vie, malgré son admiration pour la Bible, avait gardé ses distances envers la religion), qu'il avoue s'être trompé pendant longtemps :

‘"Ca n'est pas difficile de vivre seul, fiston. Le difficile, c'est de souffrir seul. C'est pourquoi il y en a tant qui cherchent dieu. Quand on l'a trouvé, on n'est plus seul. Seulement, écoute bien, on ne le trouve pas, on l'invente." (II, 181) ’

C'est d'ailleurs dans ce même discours à son fils que le père parle de la reproduction de tableau qui représente la chute d'Icare. Ce récit allégorique du père, vers la fin de Jean le Bleu , en dit long sur son pessimisme.

Dans Virgile , c'est le narrateur qui parle de cette attitude chez le père, attitude qu'il rattache aux événements historiques et sociaux de l'époque. D'où la différence qui existe avec Jean le Bleu .

On a parlé plus haut de la rupture avec le monde de l'enfance. Là encore, on peut retrouver dans Virgile presque les mêmes événements qui caractérisent déjà cette rupture dans Jean le Bleu : à savoir l'abandon des études et le début du travail à la banque (II, 168-169), l'amertume ressentie par le jeune adolescent dans son corps même (II, 169), l'idée que la part « Jean le Bleu » en lui, c'est-à-dire la poésie, n'a pas été touchée (II, 1689) , puis la maladie du père (II, 180-181). Il y a donc à peu près les mêmes éléments de ce qu'on peut appeler une « crise » ressentie par Jean à la sortie de l'enfance. Mais dans Jean le Bleu les souvenirs sont coupés du présent du narrateur; dans Virgile, en revanche, le passé est étroitement lié au moment de la rédaction, puisque, on l'a vu, le narrateur parle aussi bien du passé lointain que des événements contemporains - ou presque - de l'époque de la rédaction. Vus sous cet angle, les mêmes souvenirs évoqués dans les deux textes ont respectivement, à chaque fois, une fonction différente. Concernant les événements relatifs à cette période de la vie du jeune homme, il semblerait que dans Jean le Bleu, l'accent est davantage mis sur le côté physique et sentimental affecté par cette « crise », alors qu'il est plutôt mis sur le côté moral et social dans Virgile, c'est-à-dire sur les rapports « sociaux » que Jean, au début de son travail à la banque, devait, désormais, établir avec les autres.

Vers 1932 (au moment de la rédaction de Jean le Bleu ), Giono avait, on l'a vu, vécu une « crise ». Les raisons de cette crise restent un peu obscures. Quant à ses traces laissés dans le texte elles ne sont pas évidentes. Mais si l'on admet que cette crise avait quelque peu déterminé la rédaction de Jean le Bleu, comme on l'a déjà vu, et aurait donc des effets dans le texte, il faudrait peut-être alors la lire en filigrane, par exemple dans l'aspect parfois un peu pessimiste qui se dégage de l'ensemble de l'oeuvre. Et c'est d'une « crise » personnelle et individuelle qu'il s'agit là.

En revanche, la situation présente (au moment de la rédaction de Virgile en 1943) est vécue comme temps de crise collective et pas seulement personnelle. Aussi les souvenirs ont-ils alors une signification différente de celle qu’ils peuvent avoir dans Jean le Bleu . Ici, à la « crise » passée de l'adolescence qui est racontée vient s'ajouter celle que l'adulte vit et partage avec ses contemporains et qui est due à la guerre.

La « crise » vécue au moment de la rédaction de Jean le Bleu est donc toute différente de celle vécue au moment de la rédaction de Virgile . Bien qu'il s'agisse des mêmes souvenirs, la signification qu'on peut leur attribuer respectivement dans les deux textes ne peut être que différente.

La reprise du même souvenir n'est donc jamais gratuite chez Giono. Elle est presque toujours déterminée par la situation du « moi » narrateur.

De toute façon, au-delà des raisons liées à la situation du « moi » narrateur, on retrouve là, chez Giono, l'exemple d'une variation (presque au sens musical du terme) sur le même thème. Une variation qui fait partie de cette entreprise essentielle chez Giono, qui est celle d'essayer, par des touches successives, de faire le « portrait de l'artiste ».

En outre si, dans Jean le Bleu , c'est la lecture de L'Iliade en plein champ qui accompagne la transformation physique de l'enfant, excite son imagination et contribue au plaisir sensuel qu'il éprouve, ici c'est la lecture de Virgile ( incarnation de l'univers de la poésie qui s'oppose à la médiocrité de la vie professionnelle quotidienne) qui vient à point pour combler ce vide ressenti par le jeune homme à son entrée à la banque, dissiper sa peine et lui redonner goût à la vie. Le narrateur nous raconte, en effet, ce premier contact avec le poète latin ‘: « C'est ainsi qu'un 20 décembre 1911 je reçus Virgile. »’ (III, 1046) Et quelques pages plus loin :

‘Et voilà, il était là devant moi, le noble, l'immense et le joyeux! Et dans mes mains, je tenais le prophète et le guide. (III, 1054)’

Une véritable ère de bonheur commence alors pour le jeune homme. Sa vie sera fortement imprégnée par la lecture de ce poète.

Mais Virgile est à prendre aussi comme symbole. Car s'il joue un rôle important dans la vie de l'adolescent, il est également appelé à jouer un rôle semblable dans la vie aussi bien du narrateur adulte que dans celle de ses contemporains. En effet, la vie de ce poète est implicitement proposée comme modèle : elle incarne le retour à la vie simple et naturelle par opposition à la vie moderne complexe qu'envahissent la technologie et l'industrialisation à outrance115. Grâce aux valeurs humaines authentiques qu'elle comporte, comme l'amour et la sagesse, la vie de Virgile est proposée aussi comme une lueur d'espoir permettant de sortir de cette folie meurtrière qui s'est emparée des hommes de 1943. C'est ce que propose en grande partie, on le verra, le dernier paragraphe de Vi r gile .

Virgile répond donc au besoin d'évasion et de rêverie chez l'adolescent et répond aussi à un besoin d'espoir chez l'adulte. Dans les deux cas, il est proposé comme quelque chose d'autre, de différent de ce qui est vécu. Alors que, dans Jean le Bleu , L'Iliade ne répond qu'aux besoins propres à l'enfant. Besoins liés aux transformations corporelles et sentimentales, surtout.

De ce fait, les liens entre le « moi » passé et le « moi » actuel sont plus évidents dans Virgile que dans Jean le Bleu puisque par sa présence aux deux étapes de la vie du narrateur, le poète latin permet la continuité et la permanence.

Notes
115.

Nous retrouvons ici l'écho des idées exprimées déjà par Giono dans différents textes des années 30.