III. A. 2. « Crises » actuelles et « crises » passées

Pour revenir maintenant à l'épisode central qui, jusqu'ici, n'a été que brièvement évoqué, rappelons d'abord que les événements qui y sont racontés sont presque contemporains de l'époque de la rédaction même du livre (1943). C'est ainsi, en effet, que le narrateur parle de sa rencontre avec ses amis d'enfance :

‘ C'est qu'en octobre 1943, les hasards du temps de guerre réunissaient quelques anciens voleurs de coings de 1907. (III, 1035)’

Ces amis essaient en vain de retrouver le goût du bonheur passé en jouant aux enfants qu'ils étaient autrefois :

‘Nous sortons, et nous savons que nous allons tous les quatre voler des coings. (III, 1035)’

Le personnage même qui, autrefois, excitait leur imagination, a changé et n'a plus maintenant tout à fait le même effet sur eux :

‘Et voici, venant à notre rencontre, Jeanne de Buis restée Jeanne de Buis : soixante ans, mais moulée dans un pull-over de sport, mince, plate et les seins en pomme. Elle a toujours ce charme froid qu'elle porte accroché à sa ceinture comme un sabre. (III, 1041)’

Désormais, leurs préoccupations sont différentes, les problèmes qu'ils évoquent entre eux sont des problèmes d'actualité : la guerre, le progrès technique :

‘"Le xxe siècle a commencé en 1914, dit l'oriental; on ne peut guère appeler civilisation la façon dont les hommes ont vécu de 1914 à 1943." (III, 1037)’

ou même des questions de science et de littérature.

Ces quatre amis ne constituent plus comme autrefois un groupe homogène et anonyme (désigné simplement par « nous »), ils ont désormais chacun une identité, une situation :

‘Il y avait un agrégé de langues orientales, un professeur de faculté des sciences, un général d'aviation et moi. (III, 1035)’

Ils sont donc présentés dans leur individualité, marquée respectivement par des idées et des positions déjà bien établies. Le narrateur rapporte, au style direct, leurs propos, alors que ceux des enfants n'ont presque jamais été rapportés.

On peut noter une certaine analogie entre la fin de l'épisode consacré aux souvenirs de l'enfance et de la prime jeunesse et la fin de l'épisode qui relate les événements de 1943-1944.

La période de l'enfance et de l'adolescence se clôt sur une vision pessimiste. Un pessimisme qui est dû notamment à l'avènement de l'ère industrielle, dont les signes avant-coureurs parurent en 1913 :

‘Au début de 1913 apparut le premier signe de la mort. Un matin, en allant au travail, je rencontrai un homme étrange. Il était vêtu de toile bleue. Ce que depuis j'ai su être un bleu de Shangaï. (III, 1060)’

Il est dû aussi à l'appréhension de la guerre qui s'annonce :

‘Peu de temps après, le xxe siècle commençait avec la guerre de 1914.(III, 1067)’

Ce pessimisme trouve certes sa justification dans les événements vécus à cette époque, mais le narrateur n'en parle pas directement. Il déplace le débat et le transpose - métaphoriquement - sur un plan littéraire, comme on le verra, où on le voit se livrer à une critique violente de L'Ile mystérieuse de Jules Verne (III, 1064-1067), accusée de proposer un monde où la technologie et l'industrie remplaceraient la civilisation paysanne (préconisée justement par les écrits de Virgile et par Robinson Crusoé ).

Nous retrouvons aussi un exemple de l’imbrication étroite entre ce qui est lu et ce qui est vécu, entre l'univers des livres et l'univers « réel ».

La période 1943-1944 se caractérise par un pessimisme analogue dû à la deuxième guerre :

‘Comme aurait pu dire le journaliste de L'Ile mystérieuse : au moment de mettre sous presse, l'éruption dure encore. (III, 1067) ’

Ainsi, il y a une certaine analogie entre deux époques, pourtant éloignées l'une de l'autre. Les événements se ressemblent et les deux « moi » (celui du jeune homme et celui de l'adulte) se « rejoignent », par delà les années, dans un sentiment d'amertume et de déception. Cependant, dans ces deux situations, éloignées mais similaires, Virgile va constituer une lueur d'espoir.

Jean le Bleu et Virgile posent, entre autres, le problème de l'écriture des souvenirs. Rappelons que, dans Jean le Bleu, le narrateur annonce dès le début son intention de raconter des souvenirs. Il ne cessera pas de le rappeler dans la suite du texte, malgré les écarts par rapport à cette intention première, puisqu'il ne s'agit pas, on l'a vu, uniquement de souvenirs. Dans Virgile, en revanche, même s'il s'agit le plus souvent de raconter des souvenirs, l'intention de le faire n'est jamais exprimée directement comme dans Jean le Bleu. Plus : le terme « souvenir » même n'est pas employé, ni sous forme de verbe ni sous forme de substantif (la seule fois où le mot est employé, p.1043, il concerne le souvenir d'un air de musique). On ne peut que s'étonner de ce paradoxe : la quasi absence de ce terme dans un texte qui parle, en grande partie, de la vie passée. L'auteur tient-il Virgile pour une oeuvre moins autobiographique que Jean le Bleu? Il est encore curieux de noter que dans ses Entretiens avec Amrouche, par exemple, Giono revient plusieurs fois sur Jean le Bleu, alors qu'il ne mentionne jamais Virgile. Considère-t-il ce dernier texte comme un texte non autobiographique? Ou, du moins, de moindre importance que Jean le Bleu? Garde-t-il à l'esprit en l'écrivant qu'il s'agit d'un texte commandé et portant d'abord sur le poète Virgile?

En effet, comme le projet initial n'était pas d'écrire des souvenirs, le passage de la « biographie » de Virgile à l' «autobiographie » semble s'être fait sans préparation préalable de la part de l'auteur. D'où peut-être cette rupture qui n'est en fait qu'apparente, comme on le verra plus loin.

Pour le moment remarquons que le passage de la première partie à la deuxième se fait sans transition. Il y a un changement brusque de date et de sujet :

‘En 1907, les après-midi de novembre étaient des fantasmagories de ténèbres et d'or. (III, 1025) ’

Si cette partie, qui est consacrée à l'enfance, commence par une date précise, en revanche, l'ambiance qui caractérise cette période et qui sera décrite sur plusieurs pages, reste imprécise. La métaphore qui domine ce passage descriptif (tout le paragraphe p. 1025-1026) donne un caractère poétique et général aux événements. En outre, il n'y a pas dans ce passage de précision sur le lieu décrit : ‘« tout le pays »’. Il n'y a surtout pas d'expression qui renvoie à l'activité de la mémoire. C'est un début qui est donc tout différent de celui de Jean le Bleu .

Paradoxalement donc, Virgile comporte beaucoup de dates qui situent de façon précise les événements et les souvenirs mais l'auteur n'insiste pas sur l'activité de la mémoire elle-même. Jean le Bleu , en revanche ne contient pas de dates mais l'accent y est davantage mis sur cette activité de remémoration.

Ainsi, pourrait-on dire, dans Virgile l'évocation des moments choisis aurait chez Giono deux caractères étroitement liés. Le premier est d'ordre esthétique général; il consiste à organiser ses souvenirs et à les écrire en vue de leur donner une signification qui se rattache au sujet principal de l'oeuvre, c'est-à-dire, ici, la place de la poésie dans la vie de l'auteur et dans sa vision du monde (n'oublions pas que le projet initial était d'écrire une préface à l'oeuvre de Virgile). La deuxième caractéristique est en rapport avec la notion de « crise » dont nous avons déjà parlé. La « crise » actuelle (la deuxième guerre ) trouve, en quelque sorte, son écho dans la « crise » passée de l'auteur. La sortie douloureuse de l'enfance, telle qu'elle est racontée ici ( marquée entre autres par la maladie du père, la nécessité pour le jeune homme de travailler pour subvenir aux besoins de la famille116, l'apparition des signes avant-coureurs de la première guerre...) reflète - et à la limite se répète dans - l'inquiétude éprouvée par l'auteur au moment où il écrit Virgile, à cause de l'incertitude sur l'issue de cette deuxième guerre. Mais, encore une fois, l'auteur propose la « poésie » comme remède à cette inquiétude, comme il l'avait fait pour le mal vécu autrefois. En effet, à la « crise » vécue à la sortie de l'enfance, le jeune homme trouvait un remède efficace : la lecture de Virgile. A la « crise » de 1943-44, le remède que l'adulte trouve est presque le même : la rédaction du livre sur Virgile.

Sur le plan de la structure même de l'oeuvre, la mise en place de ces épisodes de façon intercalée montre bien le rapport étroit entre ces deux moments de la vie de l'auteur, ces deux « crises ». Rappelons ici quelques dates importantes que nous avons relevées plus haut sur un tableau (à l'exception de la première partie consacrée à la vie de Virgile ) :

1907 (III, 1025) : c'est le début de l'enfance heureuse. Cette date est suivie de celle de 1943 (III, 1035) qui correspond à l'époque de la rédaction, marquée par la « crise » de la guerre. Puis retour à 1914 (III, 1037) et aux années qui suivent, période évoquée dans la conversation des amis rencontrés en 1943. Ce passé fait écho à la situation actuelle. Ensuite il y a encore retour à 1911 (III, 1401) : le narrateur parle de ses seize ans. Cette date correspond pour lui à la fois à une « crise » personnelle, puisque le 28 octobre 1911 (III, 1042) il entre à la banque, et à un événement heureux, car cette année même, le 20 décembre 1911 (III, 1046), il reçoit son Virgile . Nous retrouvons ensuite évoquée la date de 1913 (III, 1060) qui correspond au début d'une période de crise générale grave ‘(« au début de 1913 apparut le premier signe de la mort »’) : l'industrialisation de la région et l'apparition des signes avant-coureurs de la guerre. Vient ensuite la date de 1914 (III, 1067), date liée à la crise qui caractérise le début du XXe siècle ‘(« peu de temps après, le XXe siècle commençait avec la guerre de 1914 »’). A la fin il y a encore retour à l'époque actuelle.

Dans Jean le Bleu c'est la recherche des sensations, qui ont marqué la vie de l'enfant pendant les différentes étapes de son « initiation », qui semble déterminer le choix des souvenirs racontés, sans précision de dates. Dans Virgile , ce sont les différentes dates bien marquées sur l'axe temporel qui semblent, elles, déterminer le choix des souvenirs. Elles structurent et rythment le texte, permettant soit la progression et le passage d'une période à l'autre soit les retours fréquents en arrière. Aussi la période de vie racontée est-elle plus étendue (de 1907 à 1943 - sans compter la première partie consacrée à la vie de Virgile - ) qu'elle ne l'est dans Jean le Bleu. Les différents moments de cette vie se font écho les uns aux autres, permettant au narrateur de « circuler » entre les différentes époques sans suivre l'ordre chronologique. Car le choix des souvenirs et leur narration sont déterminés, comme on l'a déjà remarqué, par la nature des rapports entre les différentes « crises » passées et actuelles.

Virgile montre donc comment une « crise » présente est gérée en fonction d'une « crise » passée. L'évocation de la vie passée est étroitement liée à la situation de l'énonciation. Le passé est en quelque sorte recomposé en fonction de cette situation. L'originalité de Giono consiste, peut-être, non seulement dans le fait de puiser sans cesse dans un passé révolu, mais aussi dans sa façon de donner à ce passé des raisons présentes d'être évoqué et d'avoir une signification en rapport avec le vécu du narrateur au moment où il écrit. Le passé est perpétuellement nourri par le présent, puisqu'il existe une correspondance entre les différentes époques et, donc, les différentes « crises » passées et contemporaines de la rédaction.

Notes
116.

S'appuyant sur une déclaration de Giono dans laquelle celui-ci parle de ses études et dit : « Je dois dire une chose, c'est que personnellement je ne me sentais pas capable de tenir en première », Robert Ricatte pense que l'abandon des études et le travail à la banque n'ont pas été déterminés seulement par le besoin dans lequel se trouvait la famille. R. RICATTE, « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., note n°2, p.1230.