III. B. Histoire individuelle et histoire : positions et discours

Il y aurait, de ce fait, une « structuration » interne, faite d'association d'images et de thèmes et qui détermine un peu les différents épisodes de Jean le Bleu , mettant surtout en valeur l'initiation de l'enfant à l'amitié, à l'art et à l'amour. Une structure qui tente de rendre le flux « spontané » des sensations du personnage qui sont liées aux transformations de son corps et de son esprit, l'effet des expériences vécues et l'influence des personnages rencontrés. Les allusions à des événements historiques y sont pour ainsi dire rares et épisodiques. En revanche, ce qui semble déterminer la structure de Virgile ce n'est point seulement les différents moments de la vie personnelle, ce sont aussi les différents moments de l'Histoire (la multiplication des dates est de ce fait assez significative). L'histoire personnelle et l'Histoire des hommes se rejoignent et se croisent le plus souvent.

On a noté qu'au début de Jean le Bleu , le souvenir est présenté comme un souvenir collectif, partagé par ceux de la génération de l'auteur-narrateur‘, « ceux de [son] âge »’. Mais au fil du texte, ce souvenir devient individuel, focalisé uniquement sur le « moi ». On passe de la vision générale, exprimée au début, à une vision plus restreinte, celle du narrateur. D'où l'emploi quasi exclusif du « je » dans l'énonciation. L'histoire quant à elle est progressivement focalisée sur le « moi » du personnage : c'est autour de l'enfant que s'organisent les autres personnages et leur vie. Le seul épisode qui fait exception et qui sort un peu du cadre de l'histoire individuelle est celui de Louis David. Il constitue apparemment une rupture par rapport au reste, rupture est qui particulièrement sensible dans le discours de l'auteur-narrateur qui passe du narratif au polémique. Ce discours est une diatribe violente contre la guerre et la politique militariste. Par son caractère tranchant et direct il annonce en quelque sorte celui que nous retrouverons quelques années plus tard dans certains Essais, tels que Refus d'obéi s sance (1937).

Dans Virgile , le rapport de Giono à l'Histoire est plus important que dans Jean le Bleu (en dehors de l'épisode consacré à son ami mort à la guerre). Car les épisodes relatifs à la guerre et à l'actualité en général sont plus nombreux. Paradoxalement, l'attitude pacifiste de Giono, que nous lui connaissons, est moins soulignée dans cette oeuvre que dans le seul épisode de Jean le Bleu que nous venons d'évoquer. Dans Virgile, Giono n'est pas moins engagé dans sa condamnation de la guerre et de l'industrialisation qui a envahi sa région, mais le discours qu'il tient est moins direct et moins violent et le ton est plus mesuré. Par exemple, parlant de l'industrialisation de la région, on lit :

‘Le progrès ayant fait sauter son auréole radicale-socialiste tire son épée et déclare la guerre de cent ans. Nous entrons dans un immense Moyen Age. On parle dix fois plus de famine dans le journal d'aujourd'hui que dans les quatre livres de chroniques de Froissard. (III, 1036)’

ou encore :

‘Mais nous étions promis à l'intelligence qui détruit et l'espoir et le grain. Au début de 1913 apparut le premier signe de la mort. Il était discret, comme d'usage. Un matin en allant au travail, je rencontrai un homme étrange. Il était vêtu de toile bleue. Ce que j'ai su être un bleu de Shanghaï. (III, 1060) ’

La situation de 1943 (marquée surtout par la guerre) est souvent évoquée indirectement. Parlant par exemple des amis morts aux deux guerres, le narrateur a recours aux métaphores pour évoquer cette situation :

‘Près de nous, dans l'herbe, sont couchés les six camarades tués aux deux guerres. Nous n'avons pas besoin d'égorger les boucs pour évoquer les ombres. Depuis trente six ans, les portes du Hadès se sont ouvertes un peu plus chaque jour sous l'effort des palans, des leviers et des cables d'innombrables corvées pharaoniques. Le commerce est maintenant définitivement établi avec les morts. (III, 1036)’

Ou encore, à la même page :

‘Sous les forêts de la montagne se cachent des Robins des Bois et des Grandes Compagnies. Pendant les soirs calmes, on entend d'ici bruire leurs armes. Magie de Brocéliande; la trompe d'alarme sonne souvent dans les clochers et les tours de guet pour signaler l'approche d'énormes oiseaux. On meurt en tas. Il y a des massacres, des exodes, des familles qui perdent des enfants le long des routes, des tumultes qui se précipitent vers des refuges, des troupes de parias, des excommuniés solitaires, et l’égoïsme croît en même temps que la peur. Il y a de petites croisades d'Albigeois, des vengeances qui ensanglantent le coin des rues. Des serfs prennent la ramée et se font compagnons de la verte tente. L'alcade de Zalaméa n'a plus le temps de s'occuper de l'honneur; il doit conduire ses veaux - qui sont en or - à des abattoirs secrets. Pourrières attend pour engraisser ses vignes.’

C'est quelquefois le point de vue d'un personnage qui est exprimé sur la question et non celui du narrateur :

‘"Le XX e siècle a commencé en 1914, dit l'oriental; on ne peut guère appeler civilisation la façon dont les hommes ont vécu de 1914 à 1943. C'est l'époque de l'orgueil; elle se signalera à l'attention des archéologues par des charniers superposés..." (III, 1037) ’

Ou c'est tout simplement un renvoi au passé qui permet à l'auteur-narrateur de dire ce qu'il en pense :

‘Quand les marchands d'esclaves ne peuvent pas réussir leur commerce par des coups de force, ils le font en établissant des degrés et des hiérarchies dans la liberté. On a l'illusion d'aller du moins vers le plus. Je m'excuse. Ceci se passait en 1911. Nous sommes en 1943. Il faut dire "on avait l'illusion". Au fait peut-être l'a-t-on toujours. (III, 1050)’

Remarquons dans ce passage le jeu habile du narrateur dans la prétendue confusion des époques.

Mais le procédé le plus remarquable employé par l'auteur pour exprimer avec plus de liberté son point de vue est la transposition du débat du plan idéologique au plan littéraire. Il s'agit d'une sorte de parabole. Il compare, en effet, L'Ile mystérieuse de Jules Verne, incarnant pour lui toute la dégradation de l'intelligence humaine au service de la destruction de l'homme et de la nature à Robinson Crusoé, oeuvre qui incarne, de son côté, l'intelligence de l'homme au service de la protection de la nature et de la vie en général (III, 1063-1067). Deux visions donc opposées. Le discours du narrateur se fait alors plus franc et même plus virulent dans la critique adressée à Jules Vernes, à travers l'histoire que cet auteur raconte et surtout à travers les inventions de destruction (comme la nitroglycérine) qu'il attribue à ses personnages :

‘Nous sommes au centre du grand oeuvre, c'est à en baver dans les coins! Ils sont en train de faire de la nitroglycérine. Je jure une fois de plus ici sur les cendres de mon père que je n'invente rien. On pourrait m'accuser de faire la mariée trop belle. Non. C'est ainsi exactement qu'elle est belle : ils font de la nitroglycérine! (le point d'exclamation est de moi.) (III, 1065)’

De la fiction de Jules Verne à la réalité contemporaine, il n'y a qu'un pas qui a été franchi :

‘Je compris que, dans ce rythme, tout allait devenir religieux et sonore. Déjà les joueurs de tam-tam escaladaient les escabeaux et les chaises du Palais-Royal pour battre soigneusement de haut les entrailles et les têtes. On allait confier les destins aux sorciers et aux Rose-Croix. Les faiseurs de nitroglycérine installaient leurs gobelets sur toutes les places publiques... (III, 1067)’

Tout en étant préoccupé donc par les problèmes de son temps, Giono ne semble pas vouloir (ou pouvoir) utiliser le même discours, direct, des années précédentes, celui qui caractérisait certains des Essais.

En fait, dans Virgile , le discours est d'une part prolixe quand il s'agit de parler de soi et de sa vie personnelle ou encore de littératue, et elliptique et allusif quand il s'agit de l'actualité. Ceci s'expliquerait par la situation délicate et inconfortable où se trouvait Giono en 1943 (on se souvient de son incarcération de 1939); il voulait ainsi éviter de prendre ouvertement et franchement position. L'inconfort est donc exprimé indirectement : ou par le rejet de la crise actuelle en un ailleurs temporel, à travers l'évocation des crises passées qui en fait font écho aux crises d'aujourd'hui, ou à travers la transposition du débat sur des problèmes idéologiques et politiques en débat sur des problèmes d'ordre littéraire.

Si dans Jean le Bleu , le  « moi » est placé un peu en dehors de l'Histoire, le « moi » dans Virgile , quant à lui, occupe le coeur même de l'Histoire. Dans cette oeuvre l'histoire individuelle et l'Hisoire, fondées toutes les deux sur des moments de crises, s'entrecroisent et interagissent; seul le discours varie quand il s'agit de rendre compte de chacun des deux aspects.

Ainsi, les événements qui composent l'histoire individuelle telle qu'elle est racontée dans Jean le Bleu semblent trouver leur détermination à l'intérieur même de l'oeuvre : dans les rapports entre les personnages, dans l'enchaînement des thèmes..., alors que dans Virgile ces événements seraient déterminés, en grande partie, par des événements historiques extérieurs, surtout ceux de l'époque de la rédaction de l'oeuvre.

Dans Virgile - et à plus forte raison dans certaines oeuvres où la tendance polémique est particulièrement accentuée (par exemple, dans Les Vraies richesses ou dans Refus d'Obéissance ) -, Giono se double presque d'un « mémorialiste » (à la Chateaubriand des Mémoires d'Outre-Tombe, moins le côté ostentatoire qui caractérise un peu celui-ci ); car il ne raconte pas seulement sa vie, mais il témoigne aussi des événements de son époque qui, à différents moments, l'ont fortement touché. Il ne cesse d'en parler, jusque dans ses tout derniers écrits (comme la hantise face à la guerre, la crainte des modes nouveaux qu'introduit le modernisme, etc.).

C'est dire combien, chez Giono, le projet autobiographique est vaste; il peut contenir des aspects qui touchent aussi bien à sa propre vie qu'à la vie de ses contemporains. Car en parlant de lui-même il ne peut pas ne pas parler des autres, et inversement. Cependant, ce n'est ni en historien, ni en philosophe, ni en moraliste ( il ne se dit pas, comme nous le verrons dans la deuxième partie, porteur de message ni ne prétend délivrer une quelconque doctrine, même pendant la période du Contadour ) qu'il soulève dans ses textes des problèmes qui intéressent son époque; c'est en romancier, en poète et en artiste qu'il le fait. Nous avons vu, par exemple, comment le débat sur la technologie et la nature est placé, dans Virgile , au niveau purement littéraire : c'est l'opposition entre l'Ile mystérieuse et R o binson Crusoé.

Dans Virgile , il y a donc deux sortes d'événements racontés. D'abord, des événements liés à l'enfance et à la jeunesse du narrateur. Ils sont plus ou moins restitués par la mémoire; mais l'imagination est là pour combler les vides laissés par l'oubli. Ensuite des événements dont le déroulement est contemporain de la narration. Ils ne peuvent donc être ni perçus ni présentés de la même façon que les premiers, car le narrateur n'a pas le recul suffisant pour le faire. C'est pourquoi le roman reste quelque peu ouvert, et le ton de la dernière phrase est à l'optimisme.