III. C. De Virgile à Giono : du biographique à l'autobiographique

Virgile constitue donc le « thème » majeur qui lie ces différentes parties.

Ce livre qui, rappelons-le, a été à l'origine commandé à Giono pour servir de « préface » aux Pages immortelles de Virgile , mais dont le texte s'écarte sans doute de ce projet initial, s'ouvre sur une biographie assez libre de Virgile. Giono y mêle « fantaisie et vérité »117. Il n'hésite pas à y faire des allusions à l'époque contemporaine, par exemple, en comparant la façon d'écrire le réel chez Virgile à celle des journalistes :

‘Il a mis toute sa terre dans ses vers. Oh, pas à la façon des journalistes, des reporters, des photographes, et de ceux qui écrivent dans la réalité, qu'ils disent. (III, 1022) ’

Ou encore, en polémiquant contre ceux qui pourraient démentir le poète sur l'existence des « hêtres » au-dessous d'une certaine hauteur à Mantoue :

‘[...] Et l'autre qui s'obstine au nom de la raison et d'on ne sait quoi de scientifique à prétendre que les hêtres ne poussent qu'à partir de 1100 mètres. (III, 1022)’

Car, d'après le narrateur, la poésie n'est pas la transposition du réel. Le poète est libre d'inventer. C'est aussi de la part du narrateur une justification de cette biographie, en grande partie imaginaire, car le monde qu'il essaie de retracer est ‘« vu à 2000 ans de distance »’ (III, 1024).

Autre élément de cette liberté par rapport au réel : le narrateur n'hésite pas, après avoir parlé de la mort de Virgile , à le « ressusciter » en évoquant son rôle dans La Divine Com é die de Dante, autre image du poète évoquée par un autre poète :

‘ Et le soir du vendredi saint 8 avril 1300 après Jésus-Christ, il pourra chasser l'once et la louve des talons de Dante et le guider à travers les royaumes souterrains. (III, 1025)’

Suit un hiatus marqué par le blanc typographique et par le changement de date et de sujet. Nous voici en 1907, et le récit des souvenirs d'enfance commence.

L'interruption d'une « biographie » et le passage à un autre mode littéraire n'est pas, en fait, chose nouvelle chez Giono. Il a déjà utilisé ce procédé dans Pour saluer Melville . Henri Godard note à ce propos:

‘« Giono, qui a quitté le lycée avant l'âge des dissertations, va très loin dans cette voie. Lui qui, préfaçant un Tableau de la littérature française, pose en principe que l'écrivain n'est jamais témoin que de lui-même, l'entend aussi bien des commentaires qu'il peut faire des oeuvres d'autrui. Plusieurs des textes qu'il consacre à la littérature tournent ainsi plus ou moins vite à l'autobiographie, ou à ce qui en tient lieu pour lui, et invitent à saisir l'oeuvre préfacée à travers la manière dont cette lecture l'a marqué au temps de l'enfance ou de l'adolescence. L'aboutissement de cette logique sera de faire de l'auteur, à partir des impressions laissées par l'oeuvre, un portrait imaginaire et pour finir un personnage : c'est, on le sait, le cas de Melville et du texte écrit pour le "saluer", qui, commencé comme une évocation biographique, se poursuit et s'achève en roman. »118

Virgile commence aussi comme une «biographie » et se poursuit en « autobiographie ». Cependant, le hiatus dont nous avons parlé ne semble pas constituer une interruption véritable entre les deux parties, car, en parlant de Virgile, l'auteur semble parler de lui-même et en parlant de lui-même il ne cesse de parler, indirectement, de Vigile. C'est d'ailleurs cette intention qu'il exprimera dans une lettre en 1947 ‘:’ ‘ « Un Virgile subjectif au point qu'il ne parle que de moi et qu'on ne voit Virgile qu'à travers mes artères et mes veines, comme on apercevrait un oiseau dans les branches du hêtre. »’ 119

Certains traits du poète peuvent, en effet, être facilement attribués à l'auteur lui-même, c'est-à-dire à l'homme et/ou au créateur. Par exemple : Virgile‘ ’ ‘ « aimait l'amitié et détestait les sociétés »’ (III, 1019‘), « habité de dieux personnels, il brouillait naturellement les cartes, très simplement » ’(III, 1020), ou encore :

‘Il vit avec les paysans [...], il s'assoit aux talus avec les petits bergers, partage leur goûter de fromage de chèvre, sculpte des bâtons et des coupes de buis, leur propose des jeux oratoires, lutte avec eux d'histoires et de contes sur les dieux, imagine les déesses dans les ruisseaux et y vit admirablement la vie dans laquelle il est habile. (III, 1020) ’

Ce dernier aspect de la vie de Virgile avec les bergers fait inévitablement penser au narrateur du Serpent d'étoiles, à celui des Vraies Richesses ou encore à celui de Lettre aux paysans. Lui aussi se mêle aux bergers ou aux fermiers, et a plaisir à partager des moments avec eux.

Un autre détail de la vie de Virgile fait penser, lui, au plaisir de l'enfant - décrit quelques pages plus loin -, celui d'aller dans les collines :

Il reste de longues après-midi couché dans le thym au talus des collines. (III, 1020)

En parlant de la façon dont Virgile transforme le réel en poésie, Giono ne fait que parler de lui-même et de son travail de création. Reprenons et continuons le passage cité plus haut:

‘Il a mis toute sa terre dans ses vers. [...] Il a mis toute sa terre, l'ayant au préalable broyée soigneusement sur son coeur et réduite en fine poudre d'or, en sève et en fumée de brume, pour qu'il puisse en composer en toute liberté une terre qui sera valable pour toute la terre. (III, 1022)’

Il le dira explicitement quelques pages plus loin en parlant de l'ivresse des écoliers :

‘Le ton de la dernière phrase que je viens ainsi d'écrire pourrait être celui des bergers de Virgile parlant de leur vie passée, aux champs Elysées. (III, 1035)’

La biographie (à la fois réelle, mythique et poétique ) de Virgile se transforme en autobiographie ( aussi réelle, mythique et poétique120) comme s'il n'y avait plus de frontière entre la vie des deux hommes. Une sorte d'osmose permettant le passage, sans encombre, de l'une à l'autre. La biographie plus ou moins imaginaire de Virgile se dilue en quelque sorte dans l'autobiographie par le biais de cette constante qui les caractérise toutes les deux: la poésie. L'autobiographie devient elle-même matière romanesque, et est donc susceptible de diverses transformations et inventions. Le glissement qui s'opère assez facilement d'un « genre » à l'autre, montre d'une part à quel point il est difficile de délimiter l'autobiographie chez Giono, et d'autre part la liberté prise par celui-ci de mêler les genres et de ne point se soumettre aux conventions, trop strictes et trop rigoureuses pour lui. Nous pensons que cet éclatement de l'écriture, dans une sorte de mouvement à la fois désinvolte et attachant, trouvera dans Noé (1947) sa parfaite réalisation.

Il y a donc dans Virgile une sorte de rapport de « mise en abyme » des deux vies : celle de Virgile est contenue dans celle de Giono, tout comme l'aurait été, dans Jean le Bleu , celle d'Odripano, autre figure marquante de l'enfance.

Dans Virgile il semble que le « dispositif » inverse fonctionne aussi : la vie de l'auteur est également contenue dans celle du poète latin. Il y a entre ces deux vies une sorte d'interpénétration qui fait sentir, en passant du récit de l'une au récit de l'autre, qu'on est toujours dans le même univers. La « présence » du poète latin, en dehors de la « biographie » qui lui est consacrée, se devine, et se montre aussi, à tous les niveaux et dans toutes les parties du texte. Il y a, en effet, en plus des citations du poète - en latin (III, 1058)- ou de la citation de Dante (III, 1037), des allusions nombreuses à ses écrits. Mais ce qui est encore plus important, à notre avis, c'est l'influence et l'effet de la vie de ce poète et de son texte sur la vie même du narrateur telle qu'elle est racontée ici.

Virgile , c'est d'abord pour le narrateur la source de toute cette imagination et de toute cette poésie qui caractérisent les souvenirs d'enfance. C'est, ensuite, le livre que son ami « l'oriental », lors de leur rencontre de 1943, lui propose d'écrire :

‘"[...] c'est pourquoi j'aimerais qu'on écrive maintenant, en pleine guerre, un livre de synthèse, non pas sur des données de roman, mais sur des sujets tabous, qu'il est de règle de traiter d'une façon très objective. Virgile par exemple." (III, 1039)’

Cet ami précise encore sa pensée en lui disant comment il conçoit ce livre :

‘ "Il n'est pas question de le prendre pour guide : un enfant de notre époque connaît mieux l'enfer que lui. Quant au retour à la terre, tu sais : cela se fait toujours en chute directe, comme celui qui tombe d'un avion foudroyé et qui s'écrabouille. Et cela n'a rien de géorgique.[...] Non, c'est simplement un poète; un mélange du monde et du nommé Virgile s'est produit : voilà tout. Et c'est ici qu'il m'intéresse." (III, 1039) ’

C'est donc un Virgile transformé, adapté aux circonstances que cet ami (en fait Giono lui-même) envisage ainsi :

‘"Se servir de Virgile comme Van Gogh se servait du champ de blé, qu'est-ce qu'on risque? De n'être pas considéré comme un travailleur sérieux ?" 1039-1040)’

Et là, nous retrouvons encore ce procédé de « mise en abyme » : le livre proposé par l'ami, avec le titre et le contenu qu'il lui donne ainsi que la manière assez « libre » qu'il suggère d'adopter en parlant du poète latin, constitue comme un reflet du livre de Giono que nous sommes en train de lire. Nous voyons donc ici un exemple, parmi tant d'autres chez Giono, où le texte se constitue son propre référent et semble fonctionner comme en circuit fermé.

Virgile c'est donc un livre à écrire et en même temps un livre qui est en train de s'écrire, qui a le « ton » même de celui du poète latin (III, 1035)

Virgile c'est encore le livre que reçoit le jeune homme en 1911 (III, 1046) et qui lui permet de sortir de la monotonie de la vie qu'il mène depuis son entrée à la banque. Grâce à lui il voit le monde d'une autre façon. Le plaisir ressenti au contact même de ce livre est tout d'abord un plaisir physique (qu'il dit avoir toujours eu en pareilles circonstances) :

‘ Le plaisir que me donnaient les livres était d'abord physique. Il restait toujours pour une bonne part physique, par la suite : la joie de l'esprit s'ajoutant au bonheur de tenir entre mes mains des formes et des poids adorés. Je n'ai pas changé. (III, 1046)’

Suit l'anecdote de la prison - racontée aussi dans Noé (III, 720-721) - qui souligne encore l'importance de ce plaisir ressenti au contact des livres.

L'endroit que le jeune homme a choisi pour lire Virgile ainsi que l'ambiance qui y règne à ce moment-là (les paysans qui vont en ville la veille de Noël...) ont de fortes ressemblances avec le cadre dans lequel aurait évolué le poète latin, tel qu'il est décrit dans la « biographie » du début du livre. N'y a-t-il pas, en effet, une analogie entre Virgile qui ‘« reste de longues après-midi couché dans le thym au talus des collines »’ (III, 1020) et le jeune homme, tout heureux d'emporter son livre et de le lire dans les collines: ‘« Je pris mon Virgile sous le bras et je m'en allai dans les collines. »’ (III, 1047)

Dans ces collines, le paysage qui entoure le jeune homme semble se transformer comme par enchantement :

‘C'est un de ces jours calmes du commencement de l'hiver où, sur l'azur pâle, d'épais nuages immobiles dessinent les continents et les mers d'une géographie fantastique. Un petit épi de soleil est dans le coin de l'ouest comme le dessin d'une rose des vents. Les collines couvertes de bronze crépu des oliviers tordent contre le ciel, à l'horizon, la flexuosité d'une côte marine. Il semble que, du rivage de cette mer, on découvre tout un immense archipel... (III, 1047) ’

A maintes reprises, l'auteur parle de ses premières lectures dans les collines. Rappelons par exemple tout d'abord, l'un des premiers textes du projet autobiographique de Giono : Le Soliloque du beau ténébreux ( 1921-1922 ) où le thème de la lecture dans les collines figure peut-être pour la première fois :

Dès que finissait la sonnerie des cloches qui appelait aux vêpres, je partais pour le mont d'Aures [ avec ] un livre sous le bras. J'avais quinze ans. Le livre était un "Jocelyn" relié en toile [que] je prenais sur la table de nuit de mon père. Les ruelles sentaient l'étable des chèvres et aussi la sarcelle, car elles étaient battues par la bise de la montagne. [ Le long du chemin qui montait devant les roches ] [ Dans la colline ].
Au pied d'un talus j'avais creusé un banc rustique [...] Je lisais. ( II, 1236-1237)

Dans Jean le Bleu , la lecture, cette fois-ci de L'Iliade, se fait au milieu des champs de blé :

‘Je lus L'Iliade au milieu des blés mûrs. On fauchait sur tout le territoire. Les champs lourds se froissaient comme des cuirasses. Les chemins étaient pleins d'hommes portant des faux... ( II, 94 ) ’

Dans le début de Pour saluer Melville , Giono évoque sa lecture de Moby Dick dans les collines. Dans ce passage également, l'univers du livre qu'il est en train de lire semble envahir l'univers réel. Le paysage qui l'entoure se métamorphose en paysage marin :

‘Je l'emportais régulièrement avec moi dans mes courses à travers les collines. Ainsi, au moment même où souvent j'abordais ces grandes solitudes ondulées comme la mer mais immobiles, il me suffisait de m'asseoir, le dos contre le tronc d'un pin, de sortir de ma poche ce livre qui déjà clapotait pour sentir se gonfler sous moi et autour la vie multiple des mers. Combien de fois au-dessus de ma tête n'ai-je pas entendu siffler les cordages, la terre s'émouvoir sous mes pieds comme la planche d'une baleinière; le tronc d'un pin gémir et se balancer contre mon dos comme un mât, lourd de voiles ventelantes? Levant les yeux de la page, il m'a souvent semblé que Moby Dick soufflait là-bas devant, au-delà de l'écume des oliviers, dans le bouillonnement des grands chênes. Mais, à l'heure où le soir approfondit nos espaces intérieurs, cette poursuite dans laquelle Melville m'entraînait devenait plus générale en même temps que plus personnelle. Le jet imaginaire fusant au milieu des collines pouvait retomber et les eaux illusoires se retirant de mon rêve pouvaient laisser à sec les hautes terres qui me portaient. (III, 3)’

Et c'est de Prométhée enchaîné, lu dans les collines, que Giono parle à Amrouche en 1952 :

‘Je me souviens du jour, c'était une assez triste après-midi de dimanche d'octobre. C'était un octobre très brumeux et très froid, où, dans les collines, ayant emporté mon livre, j'ai lu le Prométhée enchaîné. (Ent., p.137)’

Cette vue « fantastique » qui s'offre au jeune lecteur de Virgile rappelle bien encore la scène de Noé où le narrateur, perché sur son olivier, voit le paysage terrestre autour de lui se transformer en paysage marin (III, 649-650).

Le bonheur de Virgile semble passer dans l'âme de l'enfant. Le cadre imaginaire dans lequel le poète latin est placé, au début du livre, est transposé en quelque sorte dans la vie du jeune homme et devient pour lui « réel ». Il y a d'ailleurs une sorte d'interférence entre les deux univers. Celui qui l'entoure :

‘ Je n'avais pas besoin de lever mes yeux du texte, les odeurs et le froid me parlaient en même temps dans la même langue (qui n'était ni le latin ni le français) des hautes épaules grises sur lesquelles les troupeaux de moutons piétinaient la première neige. (III, 1056) ’

Et celui du livre qu'il lit : « Aux hommes déjà mélangés de champs et de bêtes, le poète ajoutait les dieux. » (III, 1057)

Et une page plus loin :

‘Et, tandis qu'autour de moi la terre chantait à l'unisson du livre, je compris que non seulement la lettre du poème était vivante mais que l'esprit en était vivant aussi. (III, 1058)’

Virgile se fait donc une voix, parmi tant d'autres, qui parle en lui. Mais c'est aussi une voix dans le livre qu'il lit. Le « réel » devient ainsi une partie du livre et s'intègre à la fiction; et la fiction à son tour devient partie inhérente du « réel ». Cette « langue » que parlent hommes, bêtes et plantes, et qu'il retrouve dans Virgile, est une langue qui n'est ‘« ni le latin ni le français »;’ elle s'adresse plus à la sensation qu'à l'intelligence. Nous retrouvons peut-être ici les traces de cette vision « panique » qui caractérise les premiers écrits de Giono.

Ceci n'est pas sans rappeler également, dans des proportions différentes, le début de Noé où les personnages de la fiction (Un Roi sans divertissement ) viennent envahir l'univers « réel » (le bureau) du narrateur.

Et ce n'est pas la première fois d'ailleurs que l'univers réel du récit se transforme en univers « mythique » ou « épique », du moment qu'il s'agit d'activités agricoles. Nous lisons, en effet, au début de Poème de l'Olive ( 1931 ) cette phrase ‘: « Ce temps des olives. Je ne connais rien de plus épique. »’ (VII, 3). Et ce n'est pas un hasard si dans ce même texte à caractère autobiographique le caractère épique du récit de la cueillette des olives est mis en valeur par la présence de Virgile :

‘De ce temps Virgile est là dans les olivettes avec sa palme, se promenant à petits pas, un mot doux pour chaque chose... (VII, 3) ’

Revenons à Virgile pour relever, enfin, cette similitude très frappante entre ces deux scènes :

‘Pour l'instant, ils allaient à leur fête, la plus grande, la seule de l'année : Noël, la virgilienne avec son étable, son boeuf, son âne et son enfant. Celle-là ils la comprenaient bien. Il fallait être de beaux salauds pour laisser cette femme sur le point d'accoucher dans la nuit froide. (III, 1059)’

Or, c'est justement sur une scène d'accouchement analogue (celui de Virgile ) que commence le livre de Giono :

‘Une Lombarde d'Andes nommée Magia Polla s'en allait dans la campagne avec son mari quand elle dut se cacher tout de suite au bord de la route et accoucher d'un garçon dans le fossé. (III, 1019)’

La scène vécue par le jeune homme et la scène lue se superposent donc pour faire naître dans le texte une autre scène semi-fantastique où se mêlent rêve et réalité. Certes, le jeune lecteur ne rapporte pas ce qu'il lit, mais nous voyons transparaître l'effet de cette lecture à travers l'évocation de toutes ces images et de tous ces personnages, plus fictifs que réels. Car aussitôt la lecture terminée ‘(« je fermai le livre et je rentrai »’ (III, 1059)) le monde, autour de lui, reprend son aspect « réel » et retrouve ses dimensions d'origine, comme si le rêve venait de s'achever au moment même où le jeune homme ferme le livre. Le monde magique disparaît et il y a aussitôt retour à la réalité de la vie quotidienne. Le narrateur nous parle alors de Noël et des coutumes de la région :

‘Suivant la coutume, tous les petits garçons couraient à travers la ville avec des torches de lavandes sèches...  (III, 1059)’

Dans les deux dernières pages ( III, 1067-1068 ) qui forment ce que nous avons appelé la cinquième partie (voir tableau), l'auteur précise les circonstances historiques de la rédaction de Virgile :

‘Comme aurait pu dire le journaliste de L'Ile mystérieuse : au moment de mettre sous presse, l'éruption dure encore. (III, 1O67 ) ’

Puis il fait le récit d'une promenade faite en mer avec un ami sur un « radeau à péd a les ». Ce récit qui sert de dénouement au livre, semble fonctionner comme une « morale » mais sans que cela soit vraiment un message adressé directement aux hommes; c'est une sorte d'enseignement personnel que lui suggère cette promenade. En effet, l'observation du monde sous-marin, à travers une vitre aménagée dans le radeau, permet au narrateur de faire des considérations générales sur les hommes et leur cruauté en comparaison avec la « férocité » « naturelle » des animaux et d'en tirer des leçons fort significatives :

‘[...] Il ne s'agissait certainement pas là-dessous d'un éden à la Jean-Jacques. Mais la férocité y était naturelle, elle avait un sens et c'était bougrement consolant. A plat ventre sur le radeau on se sentait redevenir méritant. On n'avait plus cette petite peur du ciel qui s'arrache de sa place comme un livre qu'on roule. On se rendait compte que l'ignominie intelligente de l'humanité n'était qu'une toute petite exception, et que, heureusement, de par le monde, l'écrasante majorité des êtres vivants dits inférieurs continuait à vivre pour vivre. Que, par conséquent, l'univers avait encore sa raison d'être.  (III, 1068) ’

Nous avons noté plus haut que la lecture de Virgile constitue pour le jeune homme l'issue heureuse à cette période de « sécheresse » (lors de son travail à la banque) ainsi que le remède approprié au pessimisme éprouvé lors de l'apparition des premiers signes menaçants de l'invasion industrielle dans la région. Ce même Virgile, symbole de la poésie et du rêve, est proposé également dans ces années de guerre et d'« éruption » (III, 1067) comme moyen de réconfort et d'évasion pour les hommes et aussi comme moyen leur permettant peut-être de mieux voir les choses autour d'eux. C'est sur cette idée d'ailleurs que se termine le récit :

‘Ainsi, comme la vitre du radeau qui se balançait en mer devant les rivages militaires, Virgile nous permet de voir au-dessous de nous les épaves d'un grand naufrage et les palais de l'Atlantide. (III, 1068)’

Cette phrase semble signifier que seul le poète (Virgile ) peut, grâce à sa perspicacité exceptionnelle, « voir » (comme à travers la « vitre du radeau »), par delà le les apparences, le monde des profondeurs et connaître la réalité des choses. Il peut être ainsi comme une sorte de conscience qui permet aux hommes d'éviter le « grand naufrage ». La généralisation (par l'emploi de « nous ») souligne bien chez le narrateur le souci de montrer la portée universelle des valeurs préconisées par Virgile. Nous nous éloignons ici du simple récit de vie pour rejoindre des thèmes généraux et universels.

Si cette oeuvre rejoint en quelque sorte le cycle des oeuvres consacrées à la propre vie de l'auteur, elle s'écarte - tout comme Jean le Bleu - du simple récit de souvenirs. Pourtant si ces deux textes présentent certains aspects semblables dans la mesures où tous les deux ont pour objet essentiel le récit d'une vie (certains souvenirs évoqués dans Jean le Bleu sont même repris dans Virgile ), ils présentent aussi des points de différence. D'une part, Jean le Bleu est une oeuvre entièrement rétrospective; les faits racontés se rattachent, dans leur ensemble, à un passé sans lien effectif avec le moment de la rédaction. Alors que, dans Vi r gile, les époques concernées sont multiples et incluent le moment actuel de la rédaction. D'autre part, l'image du « moi » apparaît dans Jean le Bleu comme une image cohérente, gardant une certaine unité. Dans Virgile, nous sommes en présence d'une image plutôt « brisée » du « moi » - si l'on peut se permettre cette métaphore -. Le « moi » de 1943 se voit, en effet, reflété en plusieurs images à la fois. Il se voit démultiplié en quelque sorte (comme dans un miroir à plusieurs facettes) puisque le présent du narrateur ne fait que réfléchir et répéter certains moments du passé (les différentes « crises » qui se ressemblent), marqués par les nombreuses dates qui jalonnent le texte. Les deux oeuvres restent, cependant, toutes les deux marquées par ce souffle poétique (même si encore une fois le rôle de la poésie est sensiblement différent dans chacune d'entre elles) bien caractéristique chez Giono. Virgile pose, en outre, des problèmes aussi bien au niveau de la narration qu'au niveau du contenu. Par exemple, du fait que Giono écrit ce texte à une époque d'incertitude (en pleine guerre), et que la « crise » présente rejoint en quelque sorte les crises passées (personnelles et universelles) dans une sorte de va-et-vient et d'échos que la structure même de l'oeuvre essaie de rendre, le « moi » narrateur et le « moi » de l'histoire, malgré leur diversité, tendent ainsi à se confondre par moments, dans une identification presque totale. Nous avons remarqué, par ailleurs, que ce texte se distingue par des ruptures : au niveau du sujet (« biographie », souvenirs, récits fictifs, polémiques, etc.) et au niveau de la chronologie (époques parfois très éloignées, dans le temps, les unes des autres). La figure de Virgile (comme livre, comme poésie ou comme véhicule d'un certain nombre de valeurs), étant présente dans toutes les parties, assure l'unité de ce texte. Elle est perçue par le narrateur comme une source de joie et de bonheur dans un temps où la vie de l'homme est menacée, à tout moment, ou par la technologie et l'industrie (en 1911-1913)121 ou par la guerre (en 1943). C'est la poésie qu'il préconise comme moyen de dépassement de ces épreuves. La poésie au coeur de l'homme mais aussi au coeur de l'oeuvre qui, au départ était conçue comme uniquement « (auto)biographique ». Dès lors il n'est pas étonnant que le poète Virgile occupe le devant de la scène, se retrouve à toutes les parties du livre et parle par des « voix » différentes, prenant ainsi valeur de symbole et de mythe.

Notes
117.

J. et L. MIALLET, « Notice » sur Virgile , Op.cit., p.1566.

118.

H. GODARD,  «Avant-propos » à De Homère à Machiavel de Jean Giono, Ed.Gallimard, 1986, p.7.

119.

Lettre de 5 mai 1947 à l'éditeur Fournier. Citée par Janine Lucien MIALLET dans leur « Notice » sur Virgile , Op.cit.,p.1563.

120.

Giono écrit dans son Journal de l’Occupation en date du 15 novembre 1943 : « En tête de ces pages de poète, faire simplement mon travail de poète » (VIII, 361).

121.

Si l' «Oriental » pense que le livre sur Virgile ne doit pas être comme une invitation à un retour éventuel à la vie paysanne, cela n'empêche pas que le livre de Giono contient, du moins en filigrane, un thème analogue: l'invitation à une vie harmonieuse avec la nature. D'ailleurs ce thème n'est pas seulement propre aux oeuvres d'avant-guerre (comme Que ma joie demeure ), on le retrouve également par exemple dans un court récit écrit en 1953 (L'homme qui plantait des arbres), sur lequel nous reviendrons.