IV. Le Grand Théâtre ou le récit du « père-prophète » : le « moi » et l'autre double

En 1947, Giono exprimait dans son Journal le désir d'écrire ‘« ce qu'on appelle des Souvenirs, dresser les figures de mon oncle, de ma mère, encore de mon père »’ 122. Le seul texte long qui puisse répondre, en partie, à ce projet c'est Le Grand Théâtre . Dans cette oeuvre, considérée aussi comme « autobiographique » et écrite bien des années plus tard (en 1961), nous retrouvons une figure aussi importante que celle de Virgile et qui occupe aussi le devant de la scène : c'est la figure du père123. D'ailleurs, comme Virgile , Le Grand Théâtre a été « une oeuvre de circonstance et même de commande »124. Janine et Lucien Miallet rappellent ces circonstances : « Lorsque le 6 février 1961 - la date figure au-dessous de la signature - Giono calligraphie sur parchemin, peut-être sans brouillon préalable, Le Grand Théâtre, il participe, ce faisant, à l'élaboration du monumental livre-objet que l'éditeur Joseph Foret a entrepris, dès 1958, de réaliser : sept peintres, sept écrivains et de nombreux artisans travaillèrent pendant trois ans à la présentation de L'Apocalypse de saint Jean. Le livre terminé fut exposé au musée d'Art moderne de Paris en mars et en avril 1963125.

Nous venons de voir que dans Virgile , le poète latin peut être considéré comme le véritable héros du récit. Sa poésie, dont le narrateur s'est bien nourri quand il était jeune, garde pour lui, lorsqu'il est devenu adulte, toute sa saveur. Les valeurs que véhiculent les oeuvres du poète latin ainsi que sa vie - racontée par Giono avec beaucoup de liberté - sont proposées comme remède aux maux des temps modernes.

Comme dans Virgile , il y a dans Le Grand Théâtre un livre qui a une place prépondérante et que le père tient pour une oeuvre de référence dans ses analyses et réflexions : c'est la Bible et plus précisément le Livre de L'Apocalypse. Par ce biais l'auteur inscrit son livre dans le projet qu'on lui demande, et donne sa version de l'Apocalypse. Mais il l'inscrit aussi dans une perspective autobiographique.

En effet, dans cette oeuvre, Giono évoque quelques souvenirs d'enfance et de jeunesse. Il s'agit plus précisément de la période qui se situe entre l'âge de dix ans (II, 1069) et la date de sa démobilisation, tout juste avant la mort de son père.

Maintes fois, depuis Jean le Bleu , le père est évoqué constamment mais brièvement. Giono lui consacre cette fois tout un texte. La particularité ici est que le père prend la parole, privilège réservé jusque là à l'auteur. De la sorte, il est promu à un rang qu’auparavant il n'occupait que partiellement.

Certaines questions peuvent être soulevées : par exemple, s'agit-il réellement du vrai père, ou d'un père qui, comme beaucoup de personnages de Giono, acquiert dans le texte, toute une dimension poétique, romanesque et même épique (et nous reposons ainsi le problème de l'autobiographie et de la fiction dans ce texte)? Est-il le porte-parole de l'auteur ou est-il un personnage autonome, qui par sa parole, est semblable à d'autres personnages romanesques? Quelle est la particularité du discours qu'il tient? Et surtout pourquoi ce rapport privilégié avec le père? Pourquoi cette « sacralisation » du père que nous ne retrouvons pas dans les rapports père/fils des fictions?

Notes
122.

Cité par Janine et Lucien MIALLET dans leur « Notice » sur Le Grand Théâtre , III, 1584.

123.

Le père, qui est peu évoqué dans Virgile , occupe une place importante dans les textes autobiographiques antérieurs : dans Jean le Bleu (II) et dans les deux nouvelles de L'Eau Vive (III) : « Son dernier visage  » et « La Ville des hirondelles  ».

124.

J. et L. MIALLET, « Notice » sur Le Grand Théâtre , Op. cit., p.1585.

125.

Op. cit., p.1584.