IV. A. 1. Prophéties et « théâtre » de l'apocalypse des temps modernes

Tout le récit du Grand Théâtre est imprégné par le texte biblique. Il suffit, par exemple, d'examiner le début et la fin pour s'en apercevoir.

Le texte s'ouvre, en effet, sur une phrase prononcée par le père, à l'adresse de son fils, qui rappelle, aussi bien par le sujet évoqué que par le ton « prophétique » sur lequel elle est prononcée, le texte biblique, même si le « texte de l'Apocalypse [est cité] de mémoire en toute liberté »126. Voici un extrait de cet incipit :

‘"Tu entendras parler de bien d'autres guerres, dit mon père, de l'entrechoquement des nations, de tremblements de terre et de famine; ta vue sera brouillée de mille éclipses plus horribles les unes que les autres, l'éclipse de la lumière étant la plus douce d'entre elles. Les cieux ne se replieront pas, ils se recroquevilleront..." (III, 1069) ’

A la fin du récit, avant de mourir, le père parle encore ainsi à son fils, en « citant » le texte de l'Apocalypse :

‘"[...] Souviens-toi de l'Apocalypse. Les poètes écrivent le journal du futur : "En ces jours-là, les hommes chercheront la mort et il leur sera impossible de la trouver, et ils désireront mourir, et la mort s'enfuit d'eux." Réfléchis bien au présent dramatique du dernier verbe." (III, 1087) ’

Dans ces dernières phrases prononcées encore sur un ton « prophétique », nous remarquons que l'inquiétude du père ne provient pas de l'avènement de l'Apocalypse biblique mais d'une autre Apocalypse annoncée par les temps nouveaux. Une apocalypse qui se situe bien au niveau humain, concret celui-là. Dans toute la première partie du livre, on voit le père essayant d'illustrer ses idées par des exemples concrets.

Pour comprendre quelque peu ce rapport entre la vision eschatologique et l'oeuvre littéraire, nous nous permettons de rappeler brièvement ici le commentaire que fait Paul Ricoeur de l'étude de Frank Kermode sur cette question127. D'après Ricoeur, F. Kermode montre en particulier qu'il y a analogie entre la « Fin » évoquée par l'Apocalypse et la clôture de l'oeuvre littéraire. Cette analogie est, selon lui, perceptible dans la structure même de la Bible où l'Apocalypse clôt le livre (comme la Genèse en constitue le début) ‘: « l'idée de fin du monde nous vient par le moyen de l'écrit qui, dans le canon biblique reçu dans l'Occident chrétien, conclut la Bible. l'Apocalypse a pu signifier ainsi à la fois la fin du monde et la fin du livre. »’ 128 Mais le caractère de l'Apocalypse est qu'elle ne se produit pas et qu'elle est sans cesse reportée : ‘« l'Apocalypse[...] offre le modèle d'une prédiction sans cesse infirmée et pourtant jamais discréditée, et donc d'une fin elle-même sans cesse ajournée. »’ 129 C'est pourquoi, cette Fin attendue, mais jamais produite, se transforme alors en crise, (en « mythe de la crise ») qui a son équivalent dans les oeuvres littéraires ‘: « L'Apocalypse, dès lors, déplace les ressources de son imagerie sur les Derniers Temps - temps de Terreur, de Décadence et de Rénovation - pour devenir un mythe de la Crise."’ 130 C'est alors que dans ‘"une partie de la culture et de la littérature contemporaine [...] la Crise a remplacé la Fin, [...] la Crise est devenue transition sans fin. »’ 131

Le Grand Théâtre peut, à certain égard, être lu à partir de cette analyse. Cette « crise » permanente qui remplacerait la « Fin » est au coeur du raisonnement que fait le père sur cette Apocalypse nouvelle. L'Apocalypse est pour lui ce spectacle de la désolation auquel l'homme, impuissant, assiste comme dans un « théâtre ». Celui-ci, tout comme l'Oncle Eugène, dans sa déchéance progressive‘, « va être obligé d'assister sans mourir au spectacle du grand théâtre »’ (III, 1075)

Nous voyons ainsi que le thème du « théâtre » est ici lié à celui de l'Apocalypse; les hommes assistent impuissants, mais conscients, à un théâtre où se joue le drame de leur propre apocalypse. Cette Apocalypse ‘« ne peut exister qu'en tant que spectacle devant des spectateurs, terrifiés mais spectateurs. »’ (III, 1075)

Pour être témoin de son propre drame, l'homme doit rester vivant :

‘"Il va être obligé d'assister sans mourir au spectacle du grand théâtre et d'en entendre toutes les voix." (III, 1075) ’

Notes
126.

J. et L. MIALLET, « Notes et variantes » sur Le Grand Théâtre , III, note n°2 de la p. 1069, (p.1591).

127.

L'oeuvre de Frank Kermode analysée par P. Ricoeur est The Sens of an ending, Paul RICOEUR, Temps et récit II. La Configuration dans le récit de fiction, Ed. Seuil, 1984, p.39 et suiv.

128.

Op.cit., p.40.

129.

Ibid.

130.

Ibid.

131.

Op.cit., p.41.