IV. A. 2. L'homme et le spectacle de l'infiniment grand

Le monde offre à l'homme un spectacle grandiose dans les dimensions infinies que constituent les étoiles et les constellations. C'est l'une des questions importantes qu'aborde le père dans Le Grand Théâtre et qu'il rattache au problème de la relativité de la vitesse à l'échelle cosmique, à la place de l'homme dans l'univers, etc. Or, nous savons la prédilection de Giono pour un tel sujet. Le spectacle des étoiles a toujours excité son imagination. A cet égard, le titre : Le Serpent d'étoiles qu'il donne à l'une de ses oeuvres est fort révélateur. Mais ce qui peut paraître frappant c'est la similitude qu'on peut déceler entre ce que dit le père dans Le Grand Théâtre à propos des constellations et ce que dit le narrateur d'une oeuvre écrite des années plus tôt : Le Poids du ciel (1938) sur ce sujet. Dans cette oeuvre, en effet, tout un épisode est consacré à une sorte de méditation sur les étoiles et sur la place de l'homme dans l'univers. C'est ainsi que le narrateur parle des étoiles :

‘Ces agglomérations phosphorescentes d'astres qui sont si loin de nous que, ne pouvant plus établir de rapport entre cette distance et nous-mêmes, la sensation de distance, nous échappant, se présente devant notre pensée comme la brusque angoisse de la mort, ces constellations profondément enfoncées dans ce que, proprement, notre corps conçoit d'intuition comme étant l'au-delà (ce qui existe au-delà de notre compréhension), ces objets célestes se déplacent par rapport à nous. Quelle admirable vitesse! Que nous faisons du chemin. (VII, 377) ’

Le père dit à peu près la même chose dans Le Grand Théâtre :

‘"Quand il s'agit de l'univers nous ne pouvons plus voir le présent et que [...] seul le passé peut être perçu par nos sens. et quand je dis le passé, je veux dire le passé dans toute son étendue, étant donné que le visage de l'univers que nous voyons est composé d'objets célestes qui sont à des distances de nous très diverses..." (III, 1078)’

D'après le narrateur du Poids du ciel , la science et les « calculs » ne peuvent nullement rendre compte de cet univers :

‘[Les savants] n'ont pas la notion des espaces de l'univers; ils n'en ont sur leurs feuilles que la représentation mathématique, donc essentiellement sujette des mathématiques (invention de l'intelligence humaine dont rien a priori ne nous garantit l'exactitude objective). (VII, 383)’

Selon lui, ce sont notre « intuition », notre « rêve » et nos « sens » qui peuvent vraiment nous enseigner ce que c’est que l’univers :

‘Car notre position est encore plus divine que ce que notre orgueil imagine. Et c'est plus simple que la décision des calculs : l'univers nous appartient dans la proportion où nous lui appartenons. Nous pouvons comprendre la splendeur des espaces, mais c'est précisément par le côté shakespearien de notre rêve que nous le pouvons; par un raisonnement dont la seule raison est le goût des choses; au moment où le contradictoire de vitesse et d'immobilité jaillit des mêmes preuves sensuelles; au moment où les splendeurs sont mises à notre portée qui est purement poétique; au moment où cette poésie effondre tous ces éléphants mathématiques auxquels nous essayons scientifiquement de faire supporter le poids du ciel... (VII, 383-384)’

Cette idée des limites de la science quand elle veut rendre compte de l'incommensurabilité de l'univers est exprimée encore par le père dans Le Grand Théâtre :

‘"[...] Nos savants s'adressent aussi à cette forme que l'univers n'a plus et leurs chiffres faisant des opérations dans le vide ne prouvent ce qu'ils prouvent que parce qu'ils se déchiffrent eux-mêmes. Toute la science dont nous sommes si fiers, et même toutes les sciences, calculent au présent, alors que le présent est seulement la démarcation entre le futur qui n'existe pas et le passé qui existe seul." (III, 1082) ’