IV. A. 3. L'homme et l'expérience de l'extrême et de la limite

Mais, aussi étrange et aussi paradoxal que cela puisse paraître, l'homme qui est invité à assister à ce spectacle, poussé à la fois par la curiosité de savoir toujours plus et attiré par cet abîme, n'hésite pas, selon le père, à pousser cette expérience jusqu'à ses extrêmes limites :

‘"Serions-nous même sûrs de mourir, que cette faculté d'invitation nous pousserait au premier rang de ceux à qui il serait donné d'assister à ce spectacle. Nous voudrions goûter aux vapeurs sulfureuses et voir les ruisseaux de sang et ne pas manquer le déracinement des montagnes et l'arrachement des océans." (III, 1073)’

Et une page plus loin :

‘"[...] Non, les hommes ne laisseront jamais un spectacle sans spectateurs, et, si le spectacle est terrifiant, ils s'approcheront le plus près possible, car la terreur les pousse toujours jusque dans la gueule du loup." (III, 1074)’

Cette fascination suscitée par le spectacle de la mort est assez curieuse. « Point de vue d'artiste, remarque Jacques Chabot. Giono n'a-t-il pas projeté d'écrire Les Fêtes de la mort ? »132

Cette expérience poussée jusqu'aux limites de la tolérance humaine, nous la retrouvons également dans d'autres textes de Giono. Pour se distraire, les personnages de « Monologue » (une nouvelle de Faust au village ), par exemple, jouent à se faire pendre par le « capuchon » jusqu'à l'étouffement :

‘Deux relèvent le troisième et le pendent à un clou par son capuchon. La courroie se serre, le sang ne circule plus dans la tête : la connaissance se perd. C'est si agréable qu'il faut recommencer constamment. Le pendu agite les jambes trois fois. La première fois il ne faut pas le toucher, c'est parait-il le meilleur. Il ne faut le dépendre qu'après qu'il a agité deux fois ses jambes. (V, 192)’

C'est par distraction mais aussi par curiosité (la curiosité de savoir ce qu'il y a au-delà des limites) qu'ils jouent à ce jeu :

‘Ce n'est pas respirer qu'on veut : c'est perdre le souffle. Respirer est nécessaire, mais qui se distrairait à respirer? Perdre le souffle remet tout en question; il semble que la curiosité va être enfin satisfaite. (V, 191)’

Autre exemple dans Le Hussard sur le toit . Selon le personnage du vieux docteur, le malade n'est pas quelqu'un qui chercherait à guérir; c'est au contraire un curieux pour qui la maladie est comme l'expérience d'une exploration de soi-même qu'il désire mener jusqu'au bout. Il le qualifie d' « impatient » :

‘Le cholérique n'est pas un patient : c'est un impatient. Il vient de comprendre trop de choses essentielles. Il a hâte d'en connaître plus. (IV, 618-619) ’

Il en va ainsi dans Le Grand Théâtre où nous lisons :

‘"Pour nous tenir compagnie, il y aura les maladies, dit mon père." (III, 1070 )’

Il y a donc une acceptation de ce fléau ‘« dont l'évocation, écrit Danièle Escudié, suscite moins d'horreur que de curiosité, presque de gratitude. »’ 133

Cette cohabitation, pourrait-on dire, avec les maladies, qui rappelle l'attitude prêtée aux malades par le docteur dans Le Hussard sur le toit , s'inscrit ici dans la perspective de l'Apocalypse vécue comme spectacle :

‘"Toute l'Apocalypse suppose l'homme témoin de spectacles qui le tuent; or s'ils le tuent, à quoi sert le spectacle?" (III, 1075)’

Cependant, ce spectacle de l'Apocalypse, malgré le côté fascinant qu'il exerce sur l'homme est, selon le père, pire que la mort. Ainsi le père se démarque du texte biblique, en pensant que "l'Apocalypse ne détruit pas la vie" (III, 1075). La mort est alors préférable pour l'homme, "car la mort est le remède des Apocalypses" (III, 1071). Et c'est pour cela aussi que, selon le père, "l'Apocalypse est l'ensemble des événements qui font désirer la mort."(III, 1087). Dès lors, l'on comprend ce dernier conseil à son fils :

‘"Il faudra surtout te méfier de ceux qui voudraient supprimer la mort, surtout si jamais ils y arrivent" (III, 1087) ’

Ainsi cette Apocalypse, « revue » par le père, est ramenée au plan humain. ‘Là ’ ‘« où saint Jean parle du "Grand jour de Dieu", Giono préfère parler du Grand Théâtre  »’ 134. En effet, certains événements racontés par le narrateur dans la deuxième partie, en sont, d'une certaine manière, l'illustration. Par exemple l'image biblique de l'« hippogriffe » que le père évoque dans la première partie, trouverait sa manifestation concrète dans celle de l'aéroplane que le père voit lors d'une exhibition. Le narrateur note la déception de celui-ci à la vue de cet aéroplane :

‘"L'ombre de son hippogriffe devait lui paraître moins suave dans la réalité que dans le rêve." (III, 1085) ’

L'Apocalypse se traduit concrètement surtout par la guerre de 1914. Toujours avide d'Apocalypse, le père interroge son fils, à chaque fois que celui-ci revient du front‘, « sur les spectacles de ce monde étrange »’ (III, 1087). Le jeune soldat lui parle alors, non sans « complaisance » de ce qu'il voit « en première ligne » :

‘Je décrivis avec encore un peu plus de complaisance mon expérience de Verdun, mais en me bornant toutefois à parler des transformations constantes du paysage, du ciel, des lumières, des flammes, du bruit, des aveuglements, des assourdissements, de cette absence totale de réalité qui en résultait. (III, 1087)’

Nous voyons donc que, pour le père, l'Apocalypse est bien de l'ordre humain. ‘« L'ardente méditation du père, écrit Henri Fluchère, si vastes que soient ses envolées, retourne obstinément au plan humain. »’ 135

L'Apocalypse, telle qu'elle est perçue par le père, ne se produit donc pas comme une « Fin » (au sens biblique) mais comme une « crise » qui peut aussi bien toucher l'individu que l'ensemble des hommes. Pour ces derniers, elle se manifeste surtout dans les guerres. Thème qu'on retrouve plus ou moins explicitement dans plusieurs oeuvres de Giono (par exemple, Le Grand Troupeau est un roman entièrement consacré à ce sujet).

Le récit du Grand Théâtre se clôt par la mort du père ‘: « Peu de temps après il mourut. »’ (III, 1087) Cette mort est comme le salut pour cet homme qui craint l'Apocalypse dont il voit, depuis quelques années, se produire les signes annonciateurs. Cette mort n'est pas vécue de façon dramatique (du moins telle qu'elle est racontée dans les textes de Giono). En effet, dans « Son dernier visage  » (recueilli dans L’Eau vive) par exemple, le narrateur décrit ainsi la sérénité qu'il voit sur le visage de son père agonisant :

Il avait son dernier visage.
Il y a le visage de la mort. Mais avant il y a le dernier visage. Le visage de la mort est pelucheux et doux comme un oiseau; il est étendu, ailes ouvertes, sur le vide sans remous. L'autre, c'est le visage qui précède. Il ne s'éteint plus, il accompagne l'homme dans ses dernières foulées sur le portement de la terre, avant qu'il s'élance. Ce visage est comme un champ d'herbe déchiré mais illuminé par un grand charruage. (III, 281)
Notes
132.

J. CHABOT, « Eugène et Satellite ou les avatars d'un cholérique », Bulletin n°27, 1987, p.51.

133.

Daniel ESCUDIE, « Réflexions sur Le Grand Théâtre  », dans Bulletin n°2, 1973, p.66.

134.

Op. cit., p.69.

135.

Henri FLUCHERE, « Préface » au Déserteur et autres récits, coll. « Folio », Ed. Gallimard, 1973, p.20.