IV. A. 4. Portrait du père « prophète-guide » : le sacré et le profane

Le père, véritable héros de ce récit, joue donc le rôle de « prophète-guide ». Il en a le mot et le ton lorsqu'il parle. Henri Fluchère compare l'action du père qui amène l'enfant sur le toit à celle de l'évangéliste :

‘ ‘«  "sur le haut de la maison"’ (Mtt. XXIV, 17) où l'évangéliste (ici Matthieu) fait monter ceux qu'il veut préserver de ‘"l'abomination de la désolation",’ le père Jean, évangéliste contestataire, fait monter le fils, par une brûlante soirée d'août, pour lui faire, comme le Jean de Patmos, sa révélation. »136

Cette position du père citant le texte sacré rappelle, également, celle-là même de Jésus sur « le Mont des Oliviers »137. Nous avons remarqué que dans Jean le Bleu , le père adopte déjà ce même ton lorsqu'il parle à son fils.

Le « pouvoir prophétique »138 qu'exerce le père sur son fils et qui semble avoir encore son retentissement dans la vie de celui-ci (comme on le voit dans le texte), est comparable (dans Virgile ) au pouvoir, qu'on peut qualifier de « poétique » qu'exerce le poète latin sur lui. Dans Le Grand Théâtre , il y a, d'ailleurs, mention de ce poète, lorsque le père compare le livre qu'il aime à Virgile ‘: « Il aimait particulièrement l'Apocalypse de saint Jean. Il disait : "C'est mon Virgile"»’ (III,1084), comme pour montrer à son fils (dont il connaît le penchant pour le poète latin) à quel point il aime lire l'Apocalypse. Ce rapprochement entre le texte « profane » et le texte « sacré » souligne peut-être - malgré les divergences - les goûts de lectures très proches du père et de son fils. Dans « La Ville des hirondelles  » (recueilli dans L’Eau vive), le narrateur parle des textes sacrés qu'ils ont lus ensemble :

‘Ensemble, nous avions lu plusieurs fois les Evangiles, la Bible, et dans saint Thomas d'Aquin, les traités de dieu et de la vie humaine. (III, 286) ’

Mais la lecture de ces livres ne traduit pas, de la part du jeune homme, un penchant particulier pour la religion. Le narrateur de « La Ville des hirondelles  » s'en défend. Ce qui semble l'intéresser dans ces textes c'est la dimension poétique qu'ils contiennent :

‘Pour expliquer certaines de mes façons de penser, quelques critiques ont prétendu que j'étais protestant. Non : ni mon père, ni moi. Ni protestants ni catholiques. Rien. Et je me souviens maintenant de tout ce que nous avions lu ensemble et je trouvais que c'était vraiment d'une belle poésie, d'une très belle sagesse, d'une très grande force. C'étaient de très beaux livres. (III, 286)’

C'est ce qui intéresse le père également. La Bible, qu'il lit pour son propre plaisir, est la source de ses rêveries :

‘Son métier n'occupait que ses mains, et il travaillait entièrement seul dans une haute chambre sombre, propice aux rêveries, au sommet de la maison. Depuis des années, il lisait la bible pour son plaisir, et aussi parce que c'était un livre "long" (c'est-à-dire économique : de "long" usage). (III, 1083-1084)’

C'est cette même idée qui est exprimée par Giono quelques années plus tôt dans ses E n tretiens ( 1953 ) avec Amrouche :

‘Mon père, je crois, était séduit par l'appareil poétique de la Bible. Je ne l'ai jamais vu passionné par le Nouveau Testament, mais très intéressé par l'Ancien Testament, même par les passages les plus arides, comme les Nombres, le Lévitique. Il trouvait là, une sorte de jeu dans lequel il pouvait s'intéresser. Je crois que mon père, qui faisait un travail solitaire, qui travaillait tout le jour, avait besoin pendant qu'il faisait sa paire de souliers, d'occuper son esprit avec des mots, de jongler avec des idées, de s'amuser avec des images, mais pas d'attacher une idée métaphysique à ces choses-là. (Ent., 124)’

Il y a dans ce passage une préfiguration de biens de thèmes et idées développés dans Le Grand Théâtre . A propos de l'intérêt du père pour la Bible, Robert Ricatte rapporte aussi ces propos de Giono :

‘"Brusquement mon père a trouvé ce qu'il cherchait, c'est-à-dire à la fois une littérature extraordinaire, - en même temps que de l'histoire, - de l'imagination fantastique et féerique, La Genèse et tout le reste, c'était de la féerie : ce n'était pas de la religion, c'était une féerie. Ensuite il y avait de l'histoire et puis il y avait des lois : ça, ça l'intéressait beaucoup [...]. Il était tout seul dans son atelier et il attendait avec impatience mon retour de l'école [...]. J'arrivais, et nous commencions à discuter sur des quantités de choses [...]. Il faisait son soulier et sur sa table, il y avait souvent la Bible ouverte qu'il lisait en même temps qu'il cousait, mais ce n'était pas du tout un homme religieux. "139

Le rôle que joue le père dans Le Grand Théâtre peut donc être assimilé à une sorte de jeu (théâtral). Le père, très passionné par la Bible, joue le « prophète ». Nous avons relevé quelques caractéristiques de cette mise en scène ( l'emplacement, le décor, la présence du spectateur-auditeur, le ton pris par le père...). Il y aurait pour le père deux univers liés : un univers « sacré » servant de toile de fond à ce « drame », constitué de toutes les images mythiques de l'Apocalypse et un univers « profane », pourrait-on dire, brodé sur le premier, où le père s'évertue à exprimer ses propres sentiments et pensées et à évoquer, dans un discours « tragi-comique », les questions des plus diverses - et parfois des plus fantaisistes . Son imagination créative et débordante lui permet d'inventer un monde dont les images ne sont pas moins poétiques que celles du texte sacré. Il manifeste ainsi une autre qualité, celle de « poète ».

Notes
136.

Op.cit., p.18.

137.

Op.cit., p.19.

138.

Expression de H. FLUCHERE, Op.cit., p.18.

139.

Propos cités par R. RICATTE dans sa « Notice » sur Jean le Bleu , Op. cit., p.1228-1229.