IV. B. Les rapports père/enfant dans « l'autobiographie » et dans les romans

On a vu que dans tous les textes où il est question de souvenirs, même dans des évocations brèves, Giono ne cesse de parler de son père. A chaque fois l'image qu'il en donne est positive. Mais les situations où il le fait apparaître sont diverses et nombreuses. Il le présente par exemple dans son travail, en train d'apporter son aide matérielle ou morale aux autres, dans sa vie familiale, en train de parler de ses idées et de ses convictions politiques ou philosophiques, d'exprimer un point de vue sur les homme, la vie ou la mort. L'auteur parle aussi des sentiments du père, de ses moments d'espoir ou de désespoir (vers la fin de sa vie). Il le décrit également lors de sa maladie, de son agonie et de sa mort.

Sous tous ces aspects, même au moment de ses désillusions il garde une certaine dignité et une certaine grandeur. L'image qui nous est donnée est donc positive dans sa totalité. Jean-Antoine Giono, cordonnier de son état, est, dans le texte, un personnage important. L'auteur, on l'a vu, lui attribue tous les rôle positifs : il est poète, « prophète », guérisseur : on l'a vu, dans Jean le Bleu , apportant ses soins miraculeux à ceux qui souffrent, offrant sa protection à ceux qui sont poursuivis, prodiguant des conseils à ceux qui en ont besoin...Miracle des mots qu'il prononce à l'intention des autres et qui ont toujours l'effet escompté, miracle de l'action entreprise aussi ‘: « Maintenant, je sais, père, c'est toi seul qui faisais les miracles »’, dit le narrateur dans Jean le Bleu (II, 6). Malgré sa position sociale modeste, le père est rehaussé : dans Jean le Bleu, le narrateur parle de son atelier qui est situé en haut de l'escalier (contrairement à celui de la mère qui se trouve, lui, au rez-de-chaussée). Il est aussi élevé au rang de ceux qui écrivent des lettres aux rois ‘: « [...] mon père écrivait des lettres au roi d'Italie »’ (II, 5). Dans Le Grand Théâtre c'est ‘« sur une toiture, au-dessus de la ville »’ (III, 1069) que se passe cette longue « conversation » avec son fils. La portée symbolique de cette position élevée est à mettre en rapport avec son travail qui, on l'a vu, est décrit dans Jean le Bleu comme un travail consistant à ‘« faire des souliers en cuir d'ange, pour quelque dieu à mille pattes. »’ (II, 4)

Ce qui est important aussi c'est la relation entre le père et l'enfant. Le fils est en contact permanent avec son père : ‘« "Va tenir compagnie à ton père", disait maman. »’ (II, 27). L'enfant va toujours tenir compagnie à son père, jusque dans son agonie. Leur relation est donc est relation d'amitié, de complicité et qui ne souffre d'aucun malentendu.

Il n'y a donc jamais de rapport conflictuel entre Jean et son père.

Chez Giono, les conflits entre père et enfant n’apparaissent que dans les fictions. Beaucoup de romans mettent en effet en évidence ces rapports de tension entre un père et son (ses) enfant(s). Il n'est pas dans notre intention de faire ici le bilan exhaustif de ces cas, mais de nous contenter de quelques exemples, à notre avis assez typiques et assez révélateurs140.

Un exemple d'abord dans Jean le Bleu même où l'autobiographique tient une place importante. C'est dans l'histoire de la vie de Franchesc Odripano qu'on peut retrouver le conflit père/enfant. Ce personnage raconte à Jean le drame de son enfance : sa mère était battue par un père tyrannique. L’enfant, même s'il ne pouvait s'opposer directement à son père, était complice de sa mère et savait qu'elle comptait tuer ce père. Mais c'est elle-même, à la fin, qui est obligée de boire le poison préparé pour son mari.

Cette enfance fictive s'oppose totalement à celle de Jean. Peut-on dire qu'elle incarne l'autre face (le côté obscur) de l'enfance que Jean n'a jamais connue? Est-ce parce que l'enfance de Jean est trop heureuse ‘(« celui-là était soigné comme un dieu! »’ (Ent., p.107), que Giono a cherché à inventer une autre enfance, malheureuse celle-là, pour lui faire pendant?

Franchesc Odripano, on l'a vu, incarne un peu, par la qualité du poète qu'il possède, le double du père auquel Jean cherche à ressembler (il partage avec lui un certain nombre de traits de caractère). La vie de ce poète serait, de ce fait, quelque chose qui fascine Giono, surtout par son côté dramatique, mystérieux et tumultueux qui s'oppose au « calme » et à la sérénité de sa vie à lui.

Mais le conflit père/enfant apparaît déjà dans Colline (1929). Dans ce roman, l'autorité de Janet, « le plus vieux des Bastides » (I, 131) est contestée par les habitants. Cette autorité repose sur son âge : « il est maintenant dans ses quatre vingts » (Ibid) et sur le savoir qu'il a des choses de la terre et des hommes : « il devine le temps, les feuillages, où il voit la m a ladie à l'avance, les visages, où il surprend, lui, menteur et rusé, le mensonge et la ruse » (I, 131). Un savoir qu'il ne veut pas partager avec les autres. Cette autorité repose également et surtout sur la « parole » : « il parle sans arrêt comme une fontaine » (I, 35). Non pas une parole claire, logique et rationnelle, mais une parole désordonnée, irrationnelle et obscure : il «déparle » (I,138). Au moment où il commence à « déparler », la fontaine s'arrête, et d'autres signes de malheur s'annoncent. Les habitants y voient l'action magique entreprise contre eux par Janet, en connivence avec les forces obscures de la nature. Ils décident alors de tuer ce « père ». Et c'est à son beau-fils Gondran qu'ils confient cette tâche. Celui-ci, avec la complicité silencieuse de sa femme, la propre fille de Janet, se prépare à s'acquitter de cette mission. Le meurtre n'a pas lieu, non que le « fils » renonce à l'acte, mais parce que le père Janet meurt de mort naturelle.

On voit donc bien, dans ce roman, comment le conflit prend toute son étendue entre père et enfants. Conflit cette fois autour de l'autorité et le pouvoir. C'est d'ailleurs Jaume, autre personnage qui tient sa supériorité sur les autres de son instruction et de son savoir (tout comme Janet), qui se rend digne du rôle de chef :

Jaume, c'est celui qui connaît le mieux les collines, et puis, il lit; non seulement le journal, parfois quand il va à la ville, mais des livres.
Il a même un Raspail; ça c'est sérieux. (I, 149)

C'est donc Jaume, son second « fils », qui mène cette conspiration contre le « père » Janet, et qui, après la mort de celui-ci, va diriger, en véritable chef, l'action de la communauté contre l'incendie. Il sent qu'il a les mêmes qualités de Janet, car si celui-ci ‘était « droit, dur, comme un tronc de laurier »’ (I, 131), lui ‘« il se sent devenir grand et solide comme un arbre »’ (I, 190).

Son autorité va à un certain moment être contestée à son tour par le jeune Maurras :

Jaume a peur.
Depuis le matin où il s'est vu le chef, il a lutté à l'abri de l'espérance; il était comme un ressort, un coup reçu le jetait en avant. Ce soir, il a rencontré brusquement sur sa route le torrent du désespoir et l'eau furieuse l'emporte.
Il a peur. Il n'a plus la certitude qu'on va gagner, dans cette lutte contre la méchanceté des collines. Le doute est en lui, tout barbelé comme un chardon.
C'est venu de Maurras.
Tout à l'heure il lui a dit :
"César, demain tu iras à l'eau."
Et César a répondu : "Non!"
C'est la première fois qu'on refuse!
"J'irai quand je voudrai, quand je voudrai, tu entends?
"Ce n'est pas à toi à me commander.
Je te dois quelque chose? Parce que si je te dois quelque chose, dis-le, je te payerai. Et si je ne te dois rien, fous-moi la paix avec tes commandements.
"On n'est pas des enfants, on sait ce qu'on a à faire...
- Mais puisque on s'est entendu...
- On ne s'est pas entendu du tout. C'est toi tout seul qui as fait la liste. De quel droit, d'abord? Qu'est-ce que tu es, toi, ici, le pape?
(I, 173-174)

Jaume va pouvoir conserver son pouvoir, mais apparemment ce n'est que partie remise.

Naissance de l'Odyssée (roman écrit en 1927 et édité pour la première fois en 1930) fournit un autre exemple du conflit père/enfant. En effet, Ulysse, héros du roman, est profondément envié par son propre fils Télémaque pour le succès qu'il ne cesse d'avoir, grâce à l'image mythique, mais toute mensongère, qu'il a réussi à créer et à donner de lui-même. C'est grâce aux récits, qu'il fait, sur sa route, de ses prodigieuses aventures, et qui sont colportés par les aèdes et diffusés un peu partout, qu'il s'est forgé cette image de héros. Image toutefois fausse et qui ne traduit pas la réalité du personnage. Télémaque, lui, cherche à se créer une image de héros, semblable à celle de son père mais réelle, par le récit de véritables aventures qu'il a eues. Mais c'est un mauvais conteur. Il ne réussit pas :

‘Il ne savait parler que de ses errances. Il avait certainement vécu des aventures tellement formidables qu'il ne se souvenait plus que d'elles, ou, plutôt, qu'il était dominé par le désir de les publier pour en tirer légitime fierté. Il racontait de façon très désagréable, en dardant sur l'auditoire deux yeux illuminés de braises méchantes; la moindre interruption le jetait debout, frémissant, ruisselant de jurons, d'imprécations et de menaces. Ainsi il fatigua tout le monde avec des récits véritables. (I, 112-113)’

Télémaque voit donc qu'on se détourne de lui pour écouter son père. Il dispute sa réputation au père et la tension devient de plus en plus grande entre les deux :

‘Dans l'heureuse maison, Télémaque, était comme une grande épine. Pas de jour sans dispute. (I, 118)’

Ses menaces contre son père se font de plus en plus directes :

Son visage reflétait les souffrances d'une immense colère. Pointant son index maigre et dur vers la grasse chair d'Ulysse :
"Toi, le porc, avait-il dit, je te crèverai!" (I, 118)

L'image de cet « index maigre et dur » qu'il « point[e] » « vers la grasse chair d'Ulysse » anticipe clairement sur celle de l' « épieu » qu'il « appoint[e] » à la fin pour tuer le père. La scène finale n'est pas aussi explicite mais tout laisse prévoir une issue fatale : le meurtre du père par le fils :

Ulysse à pas feutrés s'approcha de la sombre barrière. Il écarta doucement le feuillage :
Télémaque!
Il était encore tout ruisselant de l'orage passé : ses cheveux plats serraient son crâne comme un casque. Résolu et grave, il appointait soigneusement à la serpe un épieu en bois de platane. (I, 123)

Certes ces trois pères (le père Jean, Janet et Ulysse) ont des points de divergence. Mais Janet et Ulysse se ressemblent dans la mesure où ils sont des pères « païens » : tous les deux ont certains rapports avec des forces divines. Le monde d'Ulysse et de Janet est le monde de Pan. Mais pour Ulysse ces forces qui peuplent la nature et qui le guettent sur son chemin, incarnent la peur :

Peur?
Pourquoi peur? Il était depuis longtemps éclairé sur les simagrées des prêtres, ces hommes à l'abri desquels fleurissent les dieux. Mais qui douterait des faunes bêlant à la lune, de tous les petits dieux inférieurs, sylvestres et champêtres dont on suit la trace au matin, sur la boue des marais, et qui font d'un homme une rave ou un terme de bois polis dans le temps d'une prière jaculatoire! (I, 18)

Pour Ulysse, qui parle à des gens dans une auberge‘, « il y a derrière l'air du jour des forces étranges. »’ (I, 31). Et une paysanne de renchérir : ‘« "[Une femme] a fait un enfant qui a deux petites cornes d'or. C'est Pan qui l'avait prise." »’ (I, 31)

Janet, lui, passe pour l'incarnation de Pan lui-même. Son corps est composé des éléments mêmes de la nature : il est à la fois animal, végétal et minéral :

Janet est étendu sous ses draps, raide et droit. Son corps étroit bossue la couverture grise comme une levée de sillon. Vers la poitrine son halètement d'oiseau palpite. On dirait une graine qui veut percer et plonger ses feuilles dans le soleil.
[...] Janet a rébarbative allure, ce soir : bleu de granit, arêtes dures du nez, narines translucides comme le rebord du silex. Un oeil ouvert dans l'ombre luit d'une lueur de pierre; un de ces éclats de roche qui sont cachés dans la graisse de la terre contre lesquels le grand soc lisse qui tire droit, par habitude, se rompt soudain, et verse. (I, 137)

Ce qui peut relever des ressemblances entre eux, c'est que tous les trois possèdent le don et la maîtrise de la parole. Cette maîtrise est miraculeuse et magique pour eux tous, dans la mesure où elle produit des effets sur ceux qui l'écoutent. Cependant l'usage qui en est fait est différent pour chacun d'entre eux. Le père Jean se sert de la parole pour soulager les autres. Il sait écouter aussi ses visiteurs, comme Djouan de Jean le Bleu . Dans Le Grand Théâtre , c'est un autre type de discours qu'il tient, comme on vient de le voir. La parole de Janet dans Colline , elle, est perçue par les autres comme une parole foncièrement maléfique et démoniaque. Si la parole de père Jean est constructive d'un monde de rêve pour ceux qui l'écoutent, la parole de Janet, elle, déconstruit un certain ordre (il « déparle »). C'est d'ailleurs ce caractère-là qui fait qu'elle est « poétique », à sa manière.

La parole d'Ulysse, elle, par son caractère de « mentir vrai » construit un monde nouveau, « à côté » (dirait Giono) du monde réel. C'est ce qui la rend elle aussi une parole poétique.

Un de Baumugnes (1929) fournit encore un autre exemple des rapports tendus entre père et enfant. Il s'agit de l'histoire de Clarius Barbaroux qui séquestre sa fille Angèle dans une pièce de la maison pour la punir. Car celle-ci s'est enfuie avec un homme qui l'avait séduite et l'a pendant quelque temps obligée à se prostituer. Elle est revenue chez ses parents avec un bébé. Avant, Clarius était bon‘, « la crème des hommes »’ (I, 256) dit Saturnin de son patron. Il rendait service à tout le monde :

"[...] C'était un homme que jusque de l'autre côté du plateau, on venait le trouver pour se faire arranger les choses de famille, des choses qui vont pas [...] des affaires entre frères, des fois, de ces partages où personne a son compte, ou bien de ces filles qui..." (Ibid)

Quant à sa femme, Philomène, elle ne tarit pas d'éloge à son égard. C'est ainsi qu'elle énumère ses qualités au narrateur :

"Serviable comme pas un, toujours sur le point de se prêter pour un foin qui pressait ou pour veiller un mort."
(I, 254)

Il sait surtout convaincre les autres, les dissuader de faire des erreurs par ‘« "son parler doux et juste" »’ (Ibid).

Voilà donc au moins deux qualités qu'il partage avec le père Jean : rendre service et savoir parler.

Cette histoire de séquestration contient une autre histoire de même genre, racontée par le narrateur Amédée : c'est celle de Clairette Séguirand qui a été séquestrée par son frère pour le même motif qu'Angèle. Seulement, elle, n'a pas été sauvée, car après la mort de son frère, elle est restée dans sa prison sans que personne se doute de sa présence (I, 262-263).

Dans ce roman, une autre cellule se constitue et fait penser à celle qui unit le père et le fils, mais cette fois-ci sans conflit : c'est celui du narrateur Amédée et du jeune Albin. Au risque de sa vie, le premier vient aider le second à libérer Angèle. Vu la différence d'âge, Amédée confie (au lecteur?) à la fin qu'il considère Albin comme son propre fils :

‘[...] je peux bien vous le dire, maintenant : ce garçon, cet Albin, il me tenait au fond des entrailles comme s'il avait été mien. (I, 317)’

Mais pourquoi alors part-il, à la fin, alors que tout a été réglé? Ce départ s'inscrit dans la nature même de beaucoup de héros gioniens. C'est ‘« ce goût des promenades »’ (I, 316) dont parle ici Amédée qui les pousse, lui et les autres, à s'en aller.

L'oeuvre de Giono est riche de ces personnages qui forment des couples comme celui d'Amédée et d'Albin, mais signalons en particulier les ressemblances étonnantes avec celui des Grands Chemins (de 1951) formé du narrateur et de l' « artiste ». Un de Baumugnes constitue donc presque une version anticipée des Grands Chemins. (Nous y reviendrons dans la troisième partie).

Batailles dans la montagne (1937) permet aussi d’analyser les rapports de tension entre père et enfant(s).

Depuis des années, le vieux Boromé a vécu dans ‘« la plus haute habitation de tout le territoire »’ (II, 783), avec Sarah et sa fille Marie. Se trouvant « sur la hauteur », il règne ainsi sur tous ceux de la vallée. Quand il a été obligé de descendre lors des inondations, il a gardé ses distances vis à vis des autres en restant dans son traîneau (à cause de sa jambe cassée), comme un roi sur son trône, à jouir des petits soins de Sarah et à regarder faire. Il offre tout à fait l'image d'un patriarche biblique : non seulement parce que sa « femme » s'appelle Sarah, mais aussi, comme les patriarches bibliques, il avait une « fécondité extraordinaire » (c’est l’un des sens du mot patriarche)141. Boromé a, en effet, eu beaucoup de femmes qui lui ont donné un très grand nombre d'enfants : « vingt-huit » femmes et « trente-sept » enfants (II, 1179). Il est « le père unique » (II, 1180) de tout ce monde. C'est pourquoi sur son traîneau il apparaît maintenant :

‘immense sous ses peaux de mouton, avec sa barbe comme magique, et ses beaux grands yeux exactement sains dans des poils presque gris, avec des bords de paupières secs comme du sable. (II, 970)’

Sarah, à genoux, prend soin de lui comme d'un seigneur :

‘Elle est en face de ces beaux yeux. Elle n'ose pas les regarder. Elle les voit quoiqu'elle ait les yeux baissés. Elle les imagine à travers ses paupières. Elle peigne la longue barbe, la soutient avec sa main, démêle les anneaux, la divise en deux, la fait comme ça couler des deux côtés du menton, ayant découvert la bouche qui parle dur et tendre. Puis elle peigne aussi, vite, les cheveux gris, difficiles à démêler, drus et pleins de noeuds, obligée de voir quand même alors ces grands yeux luisants comme du poil de beau renard. Et elle replante le peigne dans son chignon, et se relève parce qu'elle était à genoux. (II, 976) ’

Malgré son âge, Boromé a une allure de géant :

‘toujours cette allure solide, saine et un peu géante, comme là-haut, quand il avait lutté tout seul contre la descente de la boue. (II, 971)’

Tout en lui prend des dimensions démesurées :

"Je suis lourd, dit-il, une masse sans valeur."
Et Sarah :
"Non."
Elle sentait ce gros coffre dans ses bras, chaud et solide, avec le mouvement de ses poumons, et les coups solides que le coeur donnait sous sa main gauche, et le mouvement de cet énorme sein d'homme sous sa main. (II, 976)

En qualité de seigneur et « père » c'est lui qui fait vivre les autres : « "Je t’ai fait vivre, toi et les autres" » (II, 972), dit-il à Chaudon. Il reste imperturbable devant les événements qui se passent autour de lui :

‘"Menez vos affaires comme vous voulez, je mène les miennes comme je veux. Qu'y a-t-il de changé? Parce que la montagne s'écroule? Et après?" (II, 973)’

Boromé donne l'impression aux autres de rivaliser ainsi avec Dieu :

‘"Il fallait s'y attendre, se dit Bourrache, mais il devrait quand même penser que d'un moment à l'autre le Seigneur peut lui demander des comptes sur son âme." (II, 973)’

Tous ces traits de caractère font que Boromé, seigneur et patriarche, est le « père » de toute cette communauté, mais non un père incontestable.

Le premier conflit l'oppose justement à l'un de ses fils naturels : Paul Charasse, fils de Rachel (autre nom d’origine biblique). Profitant de l'état d'immobilité dans lequel se trouve Boromé, ce fils vient lui demander de partager avec lui ses richesses (et donc son pouvoir) : « Nous partageons » (II, 987), lui dit-il.

Une scène violente oppose alors les deux hommes, où le père manque de tuer son fils :
L'autre se baissa. Boromé lui lança sa grande main à la gorge.
[...] Il serra de toute ses forces.
"Je t'ai agrafé."
Tout de suite, il n'y avait plus à se débattre et à essayer, non.
"Je te tiens, hé?"
Laisser retomber les bras, bleuir, les yeux un peu sortis de leurs trous.
"Tu la connais cette main-là, hé?
La langue sortait au coin de la bouche.
"Je t'ai nourri, toi et ta mère, plus que de raison."
Il lui écrasa le nez d'un coup de poing.
"Et même si ce qu'elle dit est vrai, tu n'en sortiras plus vivant de ces mains-là."
Il frappa deux ou trois fois dans le mélange d'os et de chair sanglants.
"Toi et ta mère! Toi et ta mère! Toi et ta mère!"
Chaque fois le sang jaillissait.
Il le frappa soigneusement de toutes ses forces sur la bouche et sur les yeux, bien comme il faut, un après l'autre. Il le rejeta sur la paille. Il ne bougeait plus. (II, 988)

Paul Charasse est venu, en fait, se faire reconnaître par son père. Il ne cessera de réclamer cette paternité : ‘« je sais que c'est mon père »’ (II, 1021) dit-il; et deux pages plus loin : ‘« maintenant, je suis sûr que Boromé est mon père »’ (II, 1023).

Les autres habitants se comportent aussi à l'égard de Boromé comme s'ils étaient ses propres enfants ‘: « doucement les enfants »’ (II, 1050), leur dit-il lui-même. Cependant tout en faisant leur devoir d'enfants, ils ne peuvent s'empêcher de détester en lui ‘: « cette grosseur d'écrasement qu'il a...» ’(II, 1051). Ils sont même animés d'un sentiment de révolte contre ce « père » dorloté par Sarah (figure peut-être de la mère qu'ils disputent à ce père). Le plus révolté est peut-être Djouan, le Piémontais ( personnage dont le prénom est celui de l'auteur et qui réapparaît à plusieurs endroits de l'oeuvre de Giono) :

‘[...] d'instinct ils l'avaient mené, eux les cinq, tirant la bricole et poussant aux ridelles, se disant : "Eh bien, quel salaud! S'il avait fallu que Sarah tire ça toute seule!" Et maintenant se disant : "Quoi, alors il s'imagine que c'est pour lui qu'on le fait? Non, mais alors qu'est-ce qu'il se croit?" Surtout Djouan avec ses yeux de brigand sauvage. "Non, mais nous autres alors, la richesse, et les riches, si vous saviez où nous les mettons!" Et puis quoi, solitaire? Avec Sarah? Un joli solitaire! Non, mais qu'est-ce qu'il s'imagine d'être? "Ah! moi, dit Djouan, moi ce sont des choses qui me feraient devenir sauvage; [...] Non, mais regarde alors s'il la commande!" [...] Se souvenant que, brusquement, dès le premier jour, eux six là-haut dans la forêt avaient pris comme des voix de femmes pour lui parler à elle, des voix douces, douces, et non pas pour la commander. (II, 1051-1052)’

C'est en fait l'un de ces « fils » en particulier qui dispute Sarah au « père » Boromé. Il s'agit de Saint-Jean : autre prénom qui, d'une part a une fois encore une coloration biblique et d'autre part fait inévitablement penser au prénom de l'auteur, sachant que dans certains endroits du roman (exemple pages 1039 et 1061), il se fait appeler seulement « Jean ». Saint-Jean aimait donc Sarah et c'est Boromé qui la lui avait, en réalité, ravie. Ce conflit n'est véritablement mis à jour que vers la fin, dans le dernier chapitre intitulé ‘« Monsieur Boromé »’.

Après avoir sauvé la communauté des inondations, Saint-Jean vient chercher Sarah. C'est la nuit et les sinistrés ont été accueillis par ceux du village voisin. Dans toutes les maisons on prépare du pain. Et soudain, de l'extérieur, il aperçoit par une fenêtre la femme qu'il cherchait. La fenêtre à travers laquelle il la voit symbolise toute la thématique de l'être qui est proche mais qui se trouve en même temps de l'autre côté, dans un autre univers. Sarah, toute proche, semble inaccessible :

Non, non, mais c'était la vraie Sarah! Elle était tout simplement de l'autre côté de la fenêtre, dans la maison, là en face. Il approcha des vitres. Oui, c'était elle. Elle était là. Avec sa grande bouche tout à fait immobile, comme une blessure fermée et totalement guérie. Il frotta la poussière de la vitre. Il appliqua son visage à lui tout contre le verre. Oui. Elle était là de l'autre côté, à deux mètres peut-être, bien en face; elle regardait la fenêtre en plein; elle regardait en plein cette vitre qu'il venait de clarifier, où il appuyait son visage, lui. Contre le verre froid, il dit à voix basse : "Bonsoir, Sarah!"
Elle ne bougea pas. Rien dans le visage aux grands yeux ouverts et qui regardaient en plein cette vitre, pourtant éclairée par le terrible brasier de sel d'un four grand ouvert. Sa paupière battait doucement. Sur l'oeil immobile il pouvait voir, lui, l'image de la fenêtre et le carreau où il appuyait son visage, et la tache blanche de son visage peint sur son oeil à elle. (II, 1165)

Les positions respectives qu'occupent les deux personnages des deux côtés de la vitre qui les sépare, et sous l'effet de l'éclairage, soulignent un effet de symétrie. Symétrie qui est également mise en valeur par le reflet du regard de Saint-Jean dans celui de Sarah. L'homme se voit en train de regarder dans le regard même de la femme. Tout ce jeu d'échos et de reflets est rendu aussi par la reprise de la phrase qui souligne le regard : ‘« elle regardait la fenêtre en plein; elle regardait en plein cette vitre », « et qui regardaient en plein cette vitre ».’ Il s'agit donc d'une vision presque irréelle que Saint-Jean a de Sarah.

C'est aussi presque de la même façon qu'il voit Boromé. Celui-ci se présente, à ses yeux, toujours majestueux, comme un seigneur et patriarche :

‘dans son traîneau et ses peaux de mouton. Il fumait paisiblement. La laine blanche gonflait autour de son cou et de sa nuque; ses cheveux blancs s'appuyaient simplement dans le laine; elle descendait se mêler à sa barbe; tous ces poils mélangés le couvraient d'une écume où les reflets du four faisaient glisser une petite aurore. On ne voyait que son front comme une île. Il soufflait régulièrement de longs jets de fumée. (II, 1166)’

Cette vision quasi fantastique et impressionnante du personnage, annonce un peu que pour Saint-Jean la cause est déjà entendue.

Les deux hommes sont enfin face à face pour le règlement de compte final. Tout d'abord Boromé reconnaît les qualité de Saint-Jean et le félicite pour le service rendu à la communauté. Mais celui-ci ne parvient pas à formuler sa demande et à exprimer son désir. Et c'est entre la parole et le silence que tout se joue entre les deux hommes :

"Tout le monde t'aurait suivi [dit Boromé]. Tout le monde te suivrait. Tu avais une voix qui s'écrasait en poussière plate comme du plâtre.
- J'osais à peine ouvrir la bouche.
- Mais alors, tout de suite elle tirait vers toi. Elle avait l'air d'être l'abri et la maison de tout, et le feu et le salut. Je te le dis comme je le pense. Je te le dis comme tout le monde l'a senti. On s'est avancé jusqu'au bord de l'eau. Tout le monde est resté là. Tu es parti. On était obligé de s'appeler les uns les autres, pour se retenir les uns les autres. Moi-même j'ai appelé Sarah. Je la sentais partir." (II, 1167-1168)

Boromé est donc fier de lui. Il est le porte-parole de toute la communauté. Saint-Jean peut tout demander :

" - Alors, dis ce que tu veux, fais ce que tu veux, c'est toi qui as fait ça. Alors, tu comprends maintenant ce que je veux dire?
On te doit la vie deux fois. Mais ça n'est pas grand-chose. On te doit plus." (II, 1170)

Mais si Saint-Jean est fort dans l’action, il ne l'est pas quand il s'agit de parler. D'ailleurs, il lui a fallu longtemps pour déclarer son amour à Sarah. C'est pour cela qu’au lieu d'aller directement au but, on le voit hésiter ‘: « "il y a beaucoup de choses à dire avant de dire le principal" »’ (II, 1172), dit-il à son interlocuteur. Il parle à Boromé de son projet d'acheter un terrain et de fonder une famille.

Saint-Jean n'arrive donc pas à convaincre Boromé. Il s'en va, renonçant ainsi à la femme qu'il aime (ce départ s'inscrit encore dans le schéma général de l'itinéraire du héros gionien, comme on vient de le voir pour Un de Baumugnes ).

C'est le père qui réussit à (con)vaincre son fils, en utilisant l'argument irréfutable : lui, il est vieux et veut garder Sarah parce qu'il craint la « solitude » dont il a souffert autrefois, malgré les nombreuses femmes qu'il a connues :

« Le capitaine, moi, devant, portant le drapeau sur lequel il y a écrit : "Solitude."»
La bouche s'ouvrait et se fermait dans la grande barbe avec une lente éloquence. Elle dit encore :
"Solitude.
- Monsieur Boromé, dit Saint-Jean.
- Oui, M. Boromé. Seul. Toutes ces femmes égalisées autour de moi comme de la poussière, voilà ce que je voulais te dire. Il y a ce qu'on voit de là-bas (il toucha du doigt la poitrine de Saint-Jean) et il y a ce qu'on voit d'ici (il toucha sa propre poitrine). Approche-toi."
Il sentait le tabac sauvage et la forêt.
"Le pauvre M. Boromé", dit-il. (II, 1180-1181)

Le « père » Boromé est donc vainqueur de son « fils » Saint-Jean et garde la « mère » Sarah pour lui.

Ainsi, on voit comment la relation père/enfant peut se développer et prendre des dimensions diverses dans les fictions. Quant à l'image du père dans les textes à caractère autobiographique, même si parfois elle acquiert un caractère irréel et a peu de rapport avec son référent, elle ne souligne jamais, elle, ce conflit. Dans ces textes, la figure du père peut changer certes, mais elle reste la même en ce qui concerne cette relation.

La mère, quant à elle, occupe, on l'a vu, une place moins importante que le père. Dans Jean le bleu, contrairement au père, son domaine est celui du bas (son atelier est au rez-de-chaussée). Le langage qu'elle tient est parfois cru et trivial :

Le bon ami d'Antonine passait devant la vitrine.
"Il est encore là, disait elle, je vais lui jeter le baquet comme à un chien.
- Il faudrait te le jeter à toi aussi, disait ma mère. Fais attention, tu va roussir, petite pute." (II, 27)

Mais elle ne ressemble pas à beaucoup de mères qu’on trouve dans les fictions de Giono. Des mères souvent « coupables »142, comme la mère d'Odripano qui aime un autre homme et qui cherche à tuer son mari. Ennemonde ( dans Ennemonde et autres caractères), elle, parvient à tuer son mari pour faire place à l'amant. Angelo , lui ne connaît pas son père : il porte le nom de sa mère Pardi. Cette mère, la duchesse Ezzia Pardi, a d'ailleurs avec son fils des rapports qui ne manquent pas d'étonner, comme le souligne Jacques Chabot. Celle-ci, dans une lettre qu'elle lui envoie (Le Hussard sur le toit , IV, p.436-442) lui donne des conseils, contraires aux convenances : ‘« il est d'ordinaire "convenable", note Jacques Chabot, qu'une mère conseille à son fils la sagesse et la prudence et ne s'occupe de ses amours que pour lui commander encore plus de prudence. La duchesse invite le sien à être fou, imprudent et à faire l'amour. »’ 143

Giono relègue donc dans les fictions certaines figures du père et de la mère et certains développements que peuvent connaître les relations parents et enfants. Mais peut-on vraiment séparer, toujours, réalité et fiction, quand par exemple le père « réel », à cause de tous les attributs qui lui sont donnés, devient un personnage fabuleux et mythique et donc tout à fait un personnage romanesque?

La figure du père est donc essentielle chez Giono, puisqu'elle traverse, pour ainsi dire, l'espace de toute l'oeuvre. Elle a différentes fonctions (biographique, romanesque ou esthétique).

La différence est surtout remarquable quand on compare l'image du père dans les fictions proprement dites à celles que l’on trouve dans les textes autobiographiques (mais où se trouve la frontière entre l'image fictive et l'image réelle dans les textes autobiographiques eux-mêmes?). Dans ceux-ci l’image est parfaitement positive. Trop peut-être, si bien que, dans les fictions, en contrepartie, elle se charge, souvent, de tous les caractères négatifs (le père est quelquefois égoïste, quand il n'est pas violent et cruel envers son/ses enfant(s)).

Dans Le Grand Théâtre , dernier long texte consacré au père, le personnage a une fonction toute différente de celles qu'il a assumées jusque là : c'est lui-même qui est promu au rang de créateur (puisque son discours occupe presque la totalité du texte).

D'autre part, on voit qu'en évoquant certains faits réels de sa propre vie (surtout vers la fin), l'auteur continue encore à faire son autobiographie; mais compte tenu du discours très prolixe et très varié que Giono prête à son père, et par conséquent, du rôle que joue celui-ci, le texte se situe à la frontière de l'autobiographique et du fictif.

En outre, nous sommes en face d'une image du père qui rappelle, d'une part, celle qui apparaît dans Jean le Bleu , mais s'en démarque aussi. Par exemple, on a dans Le Grand Théâtre l'image d'un père à la fois « poète » (privilège que le père, lui-même, attribue dans Jean le Bleu à Odripano) et « prophète ». C'est, d'ailleurs, la « poésie » qui constitue le fond commun du texte « chrétien » ( qui sous-tend Le Grand Théâtre) et du texte « païen » (qui sous-tend par exemple Virgile ). C'est probablement donc à cause de cet aspect commun que ces textes (la Bible et Virgile, en plus de « L’Iliade» dans Jean le Bleu) occupent une place de choix dans cette « autobiographie ». Comme nous venons de le voir, chacun d'entre eux a joué un rôle important dans la vie du jeune homme. Point alors de contradiction entre le « sacré » et le « profane ». Car ce n'est pas le critère religieux qui est retenu dans ces textes, mais le degré de rêve qu'ils peuvent inspirer, grâce à la diversité des images qu'ils contiennent. Ainsi, on comprend peut-être mieux cette attitude du père quant à son goût prononcé pour l'Apocalypse, telle que, lui, la conçoit et l’imagine. Elle traduirait, d'une certaine manière (ne serait-ce qu'à cause de ce côté poétique), l'attitude même de Giono. Le père serait, sur ce point, le porte-parole de l'auteur. « Et le parallélisme (sinon l'identité) des visions, écrit Henri Fluchère, n'est pas fortuit, parce qu'il est issu, à cinquante ans de distance, d'un même souci du destin de l'homme. »144

Notes
140.

Pour les rapports père/fils chez Giono, voir Jean SAROCCHI, Giono de père en fils, Ed. Presses Universitaires du Mirail-Toulouse, 1989.

141.

Pour d’autres détails sur les échos bibliques dans ce roman, voir la « Notice » de Luce RICATTE, II, notamment, p.1417.

142.

En ce qui concerne ce trait chez certaines mères dans les romans de Giono, voir J. CHABOT, « Céline ou l'ingénue perverse (« et autres caractères ») dans Angelo  », Bulletin, n°40, 1993, p.51-100.

143.

Op. cit., p.80-81.

144.

Henri FLUCHERE, Op. cit., p.18.