Chapitre 4
Les problèmes de l'énonciation

Introduction

Parmi les questions qui se posent à propos de tout récit à la première personne et de tout texte autobiographique en particulier, il y a celles qui se rattachent à la nature et à la fonction du « je » dans le texte : qui parle? Cette instance qui dit « je » renvoie-t-elle à l'auteur ou est-elle une instance fictive, un sujet du discours sans référent réel? Et celles qui relèvent des rapports d'identification entre les différentes instances, c'est-à-dire entre l'auteur, le narrateur et le personnage : par exemple y a-t-il ou non, et à quel degré, identification entre ces trois instances?

Chez Giono, la place du « je » et sa fonction dans le discours ainsi que les rapports pouvant exister entre auteur, narrateur et personnage sont fort complexes parce que changeant d'un texte à l'autre. L'identification ou la distanciation aussi bien entre auteur/narrateur qu'entre narrateur/personnage varient selon les textes. Si certains textes, comme Jean le Bleu ou Virgile répondraient, en grande partie à la formule « moi, je », d'autres, comme Noé , relèveraient plutôt de la formule « je est un autre ».

Nous utiliserons, pour qualifier ces rapports d'identification ou de distanciation les termes de Dorrit Cohn145 : de « consonance » (lorsque les deux « moi » tendent à se rapprocher146), et de "dissonance" (lorsque le « moi » narrateur met une distance entre lui et le moi de l'action147.

Nous emploierons indifféremment, d'une part, les expressions - dont certaines sont de Cohn - « moi narrateur », « moi de l'énonciation » ou « moi actuel » pour désigner l'instance émettrice du discours, c'est-à-dire celle qui dit « je » et qui se charge de raconter tout en rappelant, assez souvent, ce rôle de narrateur ou de scripteur, comme dans ces deux exemples dans Virgile :

‘ Le ton de la de la dernière phrase que je viens ainsi d'écrire... (III, 1035)’ ‘Mais j'anticipe. Je suis encore en 1911...(III, 1051)’

Nous emploierons, d'autre part, les expressions « moi de l'histoire », « moi de l'action », « moi passé » ou « moi ancien » pour désigner le moi de l'énoncé, l'instance dont le narrateur parle, désignée également par « je », mais se donnant à voir comme personnage dans le récit ( ou comme héros ou comme simple témoin des événements). Le narrateur cède très peu la parole à ce personnage, même si la perspective dans laquelle sont présentés les événements peut quelquefois apparaître comme celle de ce dernier. Sur ce point, il semble que Giono se conforme aux « normes » du récit autobiographique traditionnel, tel qu'il est défini par Philippe Lejeune :

‘« Dans le récit autobiographique classique, écrit celui-ci, c'est la voix du narrateur adulte qui domine et organise le texte : s'il met en scène la perspective de l'enfant, il ne lui laisse guère la parole. C'est là bien naturel : l'enfance n'apparaît qu'à travers la mémoire de l'adulte. » 148

Toutefois des écarts par rapport à cette « règle » générale ne sont pas rares chez Giono. C'est ce que nous verrons un peu plus loin.

Notes
145.

Dorrit COHN, La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans les romans. Traduit de l'anglais par Alain BONY, coll. « Poétique », Seuil, 1981.

146.

Op. cit., voir p.117 et suiv.

147.

Op. cit., voir p.170 et suiv.

148.

Philippe LEJEUNE, Je est un autre. L'autobiographie de la littérature aux médias, Ed. Seuil,1980, p.10.