I. Identité et identification

Dans le cadre de son intérêt pour ce qu'il nomme « ordre », « vitesse », « fréquence », « mode » et « voix » - problèmes qu'il avait déjà étudiés, d'abord dans Figures III puis dans Nouveau Discours du récit -, Genette propose dans Fiction et diction 149 de distinguer le récit fictionnel du récit factuel. Il justifie ainsi l’appellation de ce dernier :

‘« j'emploierai ici faute de mieux cet adjectif qui n'est pas sans reproche (car la fiction aussi consiste en enchaînement de faits) pour éviter le recours systématique aux locutions négatives (non-fiction, non-fictionnel) qui reflètent et perpétuent le privilège que je souhaite précisément questionner »150. ’

Pour lui, les ‘« caractères propres au discours du récit factuel »’ 151 se trouvent dans ‘« l'histoire, la biographie, le journal intime, le récit de presse, le rapport de police, la narratio judiciaire, le potin quotidien, et autres formes de ce que Mallarmé appelait l'"universel reportage" »’ 152. Il place également l'autobiographie dans la catégorie du récit factuel153. En étudiant les rapports entre le récit fictionnel et le récit factuel, il relève une différence qui se situe au niveau de l'identification de l'auteur au narrateur et au personnage. C'est ainsi que la formule A = N caractérise le récit factuel et A N le récit fictionnel154. A propos de l'autobiographie, il propose, suite à Philippe Lejeune, la formule suivante :

message URL IMG001.gif

Quelle serait, à la lumière de l'analyse de Genette, la situation des écrits autobiographiques de Giono? Il est évident d'abord que l' « autobiographie » chez Giono ne peut tout à fait être classée dans la catégorie du récit factuel, pour la simple raison qu'elle n'est pas tout à fait « authentique » et qu'elle ne présente pas de discours univoque. D'ailleurs il est difficile, sinon impossible et vain, de distinguer la part de vérité et de fiction dans cette « autobiographie ».

Genette, lui-même, apporte certaines nuances à sa formule A=N qui est propre au récit factuel. Ce

‘ « versant de la formule [...] peut sembler douteux, remarque-t-il, car rien n'empêche un narrateur dûment et délibérément identifié à l'auteur par un trait onomastique [...] ou biographique [...] de raconter une histoire manifestement fictionnelle, que ce soit en relation hétérodiégétique [...] ou homodiégétique. »155

En outre Genette distingue l'identité juridique entre l'auteur et le personnage ‘« au sens de l'état civil, qui peut par exemple rendre l'auteur responsable des actes de son héros (Jean Jacques abandonnant les enfant de Rousseau »’; l'identité linguistique :

« entre sujet d'énonciation et sujet d'énoncé, marquée par l'emploi de la première personne du singulier (je), sauf énallage de convention (nous de majesté ou de modestie, il officiel à la César, tu d'auto-allocution comme dans le Zone d'Apollinaire » 156.

Par ailleurs il distingue aussi l'identité onomastique lorsque le personnage porte le même nom que l'auteur.

Ces remarques peuvent convenir pour une grande partie à certaines oeuvres de Giono. Dans le cas notamment de A=N en relation homodiégétique, on peut dire que dans certains textes tels que Jean le Bleu ou Virgile , l'identification du narrateur à l'auteur ne pose pas problème, même si ce qui est dit à propos du personnage ne relève pas toujours des souvenirs authentiques. En revanche, d'autres textes, comme Le Serpent d'étoiles, Ennemonde et Autres caractères, L’Homme qui plantait des arbres ou certaines nouvelles de L'Eau vive, par exemple ( et, à la limite, également de certains Essais) sont des textes où, si le narrateur s'identifie à l'auteur par des traits biographiques et même parfois onomastiques, il n'en demeure pas moins que ce sont des textes qui racontent essentiellement des histoires fictives. Il est difficile de vérifier si le narrateur correspond, par les traits qu'on peut relever dans le récit, à l'auteur lui même. Plus difficile encore de rechercher des traits de l'auteur dans ceux du personnage qui est désigné par « je », comme dans certains récits de Solitude de la pitié (1932) par exemple. Pierre Citron discerne dans certains textes qui composent ce recueil des détails onomastiques ou biographiques qui renvoient à Giono:

‘« un narrateur qui dit "je", qui dans Ivan Ivanovitch Kossiakoff s'appelle Giono, qui à plusieurs reprises s'appelle Jean, et qui, lorsque ce prénom n'est pas mentionné, n'en a en tout cas jamais d'autre. Dans Jofroi de la Maussan, il a une femme du nom d'Elise et une petite fille, comme Giono à l'époque. Mais presque invariablement un décalage quelconque se produit. Le narrateur n'est toujours le même qu'en apparence. Celui de Prélude de Pan est âgé, bien qu'il retrouve sa verdeur à la fin. Le Jean de Sylvie est un simple, très éloigné de l'écrivain. Et dans la plupart des autres cas, il est clair, à lire attentivement, qu'il s'agit des multiples possibles de Giono un peu atténués ou neutralisés en général, chacun avec la légère modification exigée par la situation de chaque nouvelle et par le ou les personnages avec lesquels le narrateur entre en rapport. Souvent les paysans ou les humbles le vouvoient et l'appellent "Monsieur" - car il est pour eux l'homme de la ville, l'employé de banque, m'explique Giono; [...] Ces variations n'empêchent pas que malgré les différence sociales, malgré quelques malentendus inévitables, le narrateur soit toujours en état de réceptivité et de sympathie à l'égard de ceux à qui il s'adresse. Il est parfois le témoin, plus souvent le confident, parfois le demandeur comme dans Magnétisme, parfois celui qui a une solution à offrir comme dans Destruction de Paris ou dans Le Chant du monde . Mais invariablement le désintéressement, la confiance, l'humanité président à ses relations avec les êtres. Giono se veut ici présent en personne. »157

Malgré la mention du nom ou du prénom de l'auteur et malgré certains traits biographiques qu'on peut retrouver dans certains textes, il est donc souvent difficile de faire la part des choses et de savoir à quel moment le narrateur reflète totalement l'image réelle de l'auteur et à quel moment il ne la reflète qu'en partie, à moins de connaître personnellement Giono ou de s'appuyer sur des explications que celui-ci peut éventuellement apporter en dehors du texte, comme dans le cas présent, pour éclaircir certaines situations. N'ayant pas toujours ce double critère de discernement, le lecteur aurait le plus souvent tendance - l'affabulation de Giono aidant - à identifier le narrateur à l'auteur, et même le personnage à l'auteur.

Et c'est cette identification, qui joue pleinement pour certains textes à cause des détails vrais, faisant accepter la fiction comme une réalité indiscutable, et qui a été, à des époques différentes, source de fausses interprétations de la part de certains lecteurs des deux fameux textes : Le Serpent d'étoiles et L'Homme qui plantait des arbres .

Le lecteur de Giono - le moins averti surtout - risque souvent, s'il n'y prend suffisamment garde, de tomber dans le piège de la vraisemblance tendu par l'auteur, de croire au « mensonge » créateur. L'identité onomastique ou biographique existant entre narrateur et auteur et qui semble jouer un rôle important dans la formule que donne Genette du genre autobiographique, n'est donc pas toujours un critère suffisant pour ranger tous les textes de Giono dans ce genre, même s'ils présentent ce trait distinctif.

Il y a donc lieu de souligner deux problèmes. Le premier concerne l'implication du narrateur dans l'histoire qu'il raconte, car sa présence a « des degrés »158. Dans certains textes, on peut dire que son implication est totale (Jean le Bleu , Virgile ,...). Ce sont des récits autodiégétiques159. Dans d'autres, l'implication n'est que partielle puisqu'il y joue le rôle de témoin (L'Homme qui plantait des arbres ), de témoin-scripteur (Le serpent d'étoiles.), ou alors il intervient très brièvement dans l'action (Ennemonde ).

Le deuxième problème concerne le degré d'identification du narrateur à l'auteur et du personnage à l'auteur. Car, on l'a vu, si dans certains textes l'identification du narrateur à l'auteur, par exemple, est évidente, revendiquée par l'auteur lui-même, dans d'autres textes, elle l'est moins, malgré l'emploi parfois du prénom Jean. L'attitude, sous-entendue ou exprimée sur cette question par l'auteur, peut accentuer l'ambiguïté, comme dans le début de Noé , par exemple.

Dans chacun des deux côtés de la formule proposée par Genette, la première équivalence (A=N) ne pose donc pas tellement de problème chez Giono. Celui-ci considère le moi narrateur comme son propre moi. A aucun moment dans Jean le Bleu , dans Virgile ou dans Le Grand Théâtre , l'auteur ne nie cette identification. Même dans le début de Noé elle n'est pas directement remise en cause. Ce qui est davantage problématique c'est le rapport du je de l'énonciation au je de l'énoncé. C'est la deuxième équivalence (N=P) concernant l'identification du personnage au narrateur pose un problème plus aigu. Dans Le Serpent d'étoiles, par exemple, le narrateur qu'on confondrait volontiers avec Giono, devient intradiégétique et donc personnage parmi les personnages dès le moment où il se transforme en narrateur-scripteur qui assiste aux fêtes des paysans-poètes et enregistre leurs propos. Ceci est également vrai, à des degrés variés, pour les autres écrits.

Dans ces différents rapports d'identification du personnage au narrateur (et donc en dernier lieu à l'auteur), Giono a tendance d'une part à dire « moi, je » et d'autre part à dire « je est un autre ».

Cela dépend peut-être de ce que Paul Ricoeur appelle l’« identité narrative ». ‘« Par "identité narrative", écrit-il, j'entends désigner cette forme d'identité à laquelle l'être humain peut accéder au moyen de la fonction narrative. »’ 160. En fait, Ricoeur distingue, en se référant à l'étymologie latine, un double sens du terme « identité » : idem et ipse 161.

‘« Deux significations différentes se superposent ici : selon la première, au sens de idem, "identique" est synonyme de "extrêmement semblable", "analogue". Le même, ou bien encore l'égalité, implique une forme quelconque d'immutabilité dans le temps. Le contraire serait "différent", "changeant". Avec la seconde signification, au sens de ipse, "identique" est lié au concept d'ipséité, d'un soi-même. Un individu est identique à soi-même. Le contraire serait ici "autre", "étranger". Cette seconde signification n'implique aucune fixation quant à la pe r manence, à la persistance, à la permanence dans le temps »162. ’

C’est dans la perspective du changement et de la stabilité auxquels donnent lieu les deux significations de l'« identité » qu'il faudrait considérer le moi gionien. Il s'agit de se demander, à la suite de Ricoeur : ‘« Quelle forme d'identité, quel mélange d'ipséité et de même implique donc l'expression : histoire d'une vie? »’ 163. Caractère de stabilité et/ou de changement qui touche aussi bien le personnage à travers les différents avatars et images que le narrateur donne de lui (comme nous l'avons déjà montré à propos de l'enfant dans Jean le Bleu ) que les rapports variés du narrateur au personnage (rapports d'identification ou de distanciation).

Notes
149.

Gérard GENETTE, « Récit fictionnel, récit factuel », Fiction et diction, Seuil, 1995, p.65-93.

150.

Op. cit., note n°2, p.66.

151.

Op. cit., p.66.

152.

Op. cit., p.66-67.

153.

Op. cit., p.75.

154.

Op. cit., p.82.

155.

Op. cit., p.84.

156.

Op. cit., 87.

157.

P. CITRON, « Notice » sur Solitude de la pitié, I, 1057-1058.

158.

G. GENETTE, Figures III, Seuil, 1972, p.253.

159.

Voir la définition de « récit autodiégétique » dans Figures III, Op. cit., p.253.

160.

Paul RICOEUR, « L'identité narrative », dans Revue des Sciences Humaines, n° 221, janvier-mars 1991, p.35.

161.

Il a déjà traité cette question dans Soi-même comme un autre, coll. « Points », Seuil, 1990, notamment p.11-14.

162.

Ibid.

163.

Ibid.