Si certains procédés sont mis en oeuvre pour distinguer le narrateur du personnage, bien d'autres tendent, en revanche, à les confondre.
La mémoire ne peut jamais restituer le passé tel qu'il était. C'est ainsi que, dans ses E n tretiens avec Taos et Jean Amrouche, Giono explique, en parlant de Jean le Bleu , ce rapport entre le souvenir de l'enfance et la façon d'évoquer ce souvenir dans le texte :
‘J'avais trente-sept ans. J'avais perdu la magie de mon enfance et je l'avais remplacée par des éléments de romanesque que je pouvais posséder quand j'avais trente-sept ans. (Ent., 82)’C'est ainsi que s'expliquerait, dans une certaine mesure, la reprise de certains souvenirs dans les écrits autobiographiques de Giono. A chaque fois qu'il évoque le même souvenir, l'auteur le fait de façon différente, car à chaque fois il engage dans son texte un « moi » nouveau qui se définit en fonction de la situation de l'énonciation.
Le souvenir ne peut donc jamais être conforme au « réel ». C'est ce qu'il affirme dans la phrase inaugurale du texte, très poétique (et à tendance autobiographique) consacré à sa ville natale et aux régions environnantes et qui est intitulé : Manosque-des-Plateaux (1930):
‘Je ne pourrai jamais retrouver le vrai visage de ma terre : cet oeil pur des enfants, je ne l'ai plus. ( VII, 17)’D'ailleurs, dans ces écrits, l'auteur fait assez souvent mention du moment de l'énonciation. Dans Virgile , nous relevons, par exemple, cette référence au moment actuel :
‘Maintenant encore, après mes Mozart, si je siffle ces quelques mesures, je suis extraordinairement ému. (III, 1043)’L'action de remémoration est donc fortement liée à la situation présente. C'est pourquoi le souvenir n'est pas rapporté comme quelque chose de figé ou coupé du moment où l'auteur écrit. Au contraire, il donne l'impression d'être toujours vivant, actuel et en perpétuel changement.
L'auteur cherche très souvent, en effet, à relier la situation passée (du personnage) à la situation actuelle (du narrateur) par exemple par la mention d'un objet, d'un lieu ou même d'un personnage qui est en rapport aussi bien avec la vie actuelle du narrateur qu'avec le passé. Ces éléments jouent ici à peu près la fonction que joue la madeleine chez Proust.
Rappelons, à cet effet, d'abord l'exemple relevé au début de Jean le Bleu : l'échoppe du cordonnier rappelle au narrateur son propre père (II, 4). Dans cette oeuvre également, après avoir raconté un souvenir concernant les soins que les ouvrières de sa mère donnaient autrefois à l'enfant, le narrateur dit avoir revu, il n'y a pas longtemps ces mêmes ouvrières :
Puis:
‘"Tu étais une sacrée vielle tourte quand même! Tu te souviens quand tu m'avais fait coucher dans la corbeille à linge, ce dimanche du costume neuf, et que tu m'avais fait tomber dans le ruisseau? (II, 13)’Au chapitre VI, c'est une certaine ambiance qui permet au narrateur de retrouver le passé :
‘Pour moi, il ne me faut qu'un feu de figeons secs dans la cheminée, une saison blanchâtre avec des nuages sans figure, un peu de ce vent particulier qui saute en boule comme une perdrix, une pipe de gros tabac gris et je retrouve la grande rosace brillante, éperdue et pleine de cris que devint devant mes yeux malades l'atelier-femme de ma mère ce soir-là. (II, 63)’Le lieu aussi peut faire revivre le passé :
‘Notre chambre donnait dans la cour aux moutons. Elle est maintenant toute morte et bien froide. Il y a quelques mois, je suis allé la revoir avec des amis. Il ne reste presque plus rien du papier à chimère qui la tapissait.Un objet peut également servir de lien entre passé et présent :
‘Ils déposaient Voltaire sur la descente de lit en poil de chèvre (j'ai encore cette descente de lit. Ce matin, avant de venir ici écrire ces pages j'ai encore posé mes pieds nus sur ces poils gris qui ont été doux aux malades). Mon père enlevait l'édredon bleu, ouvrait ses draps. (II, 58)’Dans ce passage, la parenthèse se trouvant au beau milieu du récit montre à quel point l'objet en question peut jeter un pont entre le passé et le présent et donc associer les deux moi par la même sensation.
Dans Virgile , le lien est peut-être encore plus fort comme on l'a déjà vu. Il se manifeste surtout dans l'analogie des deux situations passée et actuelle. La rencontre en 1943 des quatre amis, anciens « voleurs de coings », souligne, à elle seule, la tentative d'établir un lien entre le passé et le présent. Le désir de ces amis de renouveler une de leurs expériences de l'enfance consolide encore cette tentative.
Par ces différents liens avec le passé, le narrateur montre qu'il est en train de vivre les mêmes sensations qu’autrefois, et qu’il fait fi du temps écoulé. Les deux moi tendent à se confondre et se rejoindre dans une sorte d'intemporalité. L'adulte essaie, à maintes reprises, de se placer à l'endroit de l'enfant pour reproduire en lui - et dans le texte - les sensations et les images d'autrefois. On a déjà vu quelques exemples dans Jean le Bleu où des scènes vécues ou simplement rêvées et imaginées par l'enfant sont reproduites telles qu’elles sont censées avoir eu lieu. Le narrateur, se reconnaissant pleinement dans ces scènes, n'intervient pas pour les commenter ou leur donner un éclairage nouveau. Il semble adopter totalement le point de vue du moi passé. Dans ces ‘passages « où coïncident la perspective du héros et celle du narrateur »’ 164, si le narrateur dit « je » ou s'il emploie le temps du passé, il n'emploie pas en revanche ce que Genette appelle des ‘« locutions modalisantes (peut-être, sans doute, comme si, sembler, paraître) »’, locutions qui ‘« permettent au narrateur de dire hypothétiquement ce qu'il ne pourrait affirmer sans sortir de la focalisation interne »’ 165. L'adhésion du narrateur à la vision du personnage est totale. Les scènes du passé revêtent donc un aspect d' « immédiateté », comme celui que note Genette à propos de La Reche r che du temps perdu. Le récit (autrement dit le discours) est conduit par le narrateur‘, « en son propre nom »’ 166, mais ce qui est raconté : la situation pratique et affective où est placé le personnage appartient, elle, en fait, à la fois au moi passé et au narrateur, car la distance entre les deux instances ne semble plus exister. Par delà l'écart temporel, le narrateur semble partager avec le personnage les mêmes sentiments, les mêmes émotions et les mêmes rêveries.
G. GENETTE, Figures III, Op. cit., p.216.
Op. cit., p.217.
Op. cit., p.191.